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Théorie des sentiments moraux
Adam Smith

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Content
Avertissement de l'auteur
Première partie. De la convenance ou caractère propre de nos actions
Section premiere. Du sentiment de convenance
Capitre I. De la sympathie
Chapitre II. Du plaisir d'une mutuelle sympathie
Chapitre III. Manière dont nous jugeons de la convenance ou de l'inconvenance des sentiments des autres, selon qu'ils se rapportent aux nôtres ou qu'ilss'en éloignent
Chapitre IV. Continuation du même sujet
Chapitre V. Des vertus aimables et des vertus respectable
Section II. Du degré des différentes passions qui s'accordent avec la bienséance
Introduction
Chapitre 1. Des passions qui tirent leur origine de l'état du corps
Chapitre II. Des passions qui tirent leur origine de quelque habitude particulière de notre imagination
Chapitre III. Des passions insociales
Chapitre IV. Des passions sociales
Chapitre V. Des passions qui ont pour objet l'amour de nous-mêmes
Section III. Des effets du bonheur et du malheur sur les jugements que nous portons des actions des autres. Pourquoi il est plus facile d'obtenir leur approbation dans une de ces situations que dans l'autre
Chapitre I. Quoique nous sympathisions plus vivement avec la douleur qu'avec la joie, notre douleur sympathique est moins forte que celle de la personne intéressée
Chapitre II. De l'origine de l'ambition, et de la distinction des rangs
Chapitre III. De la corruption de nos sentiments moraux, résultant de notre disposition à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres ou d'une condition obscure
Deuxième partie. Du mérite et du démérite, ou des objets de récompenses et de chatiments
Section première. Du sentiment que nous avons du mérite et du démérite de nos actions
Introduction
Chapitre I. Que tout ce qui paraît mériter notre reconnaissance, nous paraît digne de récompense; et que tout ce qui paraît mériter la haine, nous paraît aussi mériter le châtiment
Chapitre II. Des objets naturels de notre reconnaissance et de notre ressentiment
Chapitre III. Que, dans le cas où nous désapprouvons la conduite du bienfaiteur, nous partageons faiblement la reconnaissance de celui qu'il a obligé; et que, lorsque nous ne désapprouvons pas les motifs qui ont déterminé un homme à faire du mal à un autre, le ressentiment de celui qui a souffert ne nous inspire aucune sympathie
Chapitre IV. Récapitulation des chapitres precedents
Chapitre V. Analyse du sentiment du mérite et du démérite de nos actions
Section II. De la justice et de la bienfaisance
Chapitre I. Comparaison de ces deux vertus
Chapitre II. Du sentiment de la justice, de celui du remords, et du sentiment que nous avons du mérite de nos actions
Chapitre III. De l'utilité de cette loi de la nature
Section III. De l'influence de la fortune sur le sentiment que nous avons du mérite ou du démérite d'une action
Introduction
Chapitre I. Des causes de cette influence de la fortune
Chapitre II. Étendue de cette influence de la fortune
Chapitre III. De la cause finale de cette inconséquence de nos sentiments
Troisième partie. Des motifs des jugements que nous portons de notre propre conduite et de nos propres sentiments et du sentiment que nous avons du devoir
Chapitre I. Des motifs pour lesquels nous nous approuvons ou nous nous désapprouvons nous-mêmes
Chapitre II. De l'amour de la louange, et du désir d'être digne de louange; de la crainte du blâme, et de la crainte d'être digne de blame
Chapitre III. Du pouvoir de la conscience
Chapitre IV. De la nature des illusions que nous nous faisons sur nous-mêmes; de l'origine et de l'usage des règles generals
Chapitre V. De l'influence et de l'autorité des règles générales de la morale, et qu'elles sont justement regardées comme des lois émanées de la Divinité meme
Chapitre VI. Dans quels cas le sentiment du devoir doit être le seul principe de notre conduite, et dans quels cas d'autres motifs doivent se joindre à celui-là pour le diriger
Quatrième partie. De l'effet de l'utilité sur le sentiment de l'approbation
Chapitre I. De la valeur que l'apparence de l'utilité donne à toutes les productions des arts, et de l'influence très-étendue de cette espèce de valeur
Chapitre II. De la valeur que l'apparence de l'utilité donne au caractère et aux actions des hommes; et jusqu'à quel point cette valeur, dès qu'elle est reconnue par nous, peut être regardée comme une des causes premières de l'approbation de soi-même
Cinquième partie. Influence de l'usage et de la mode sur nos sentiments d'approbation ou de désapprobation en matière de morale
Chapitre I. Influence de l'usage et de la mode sur les idées que nous avons de la beauté et de la difformité
Chapitre II. Influence de la coutume et de la mode sur nos sentiments moraux
Sixième partie. Du caractère de la vertu
Introduction
Section première. Du caractère de l'individu, relativement a són propre bonheur, ou de la prudence
Section II. Du caractère de l'individu, considéré dans ses effets relativement au bonheur des autres
Introduction
Chapitre I. De l'ordre dans lequel la nature appelle nos soins et notre attention sur chaque individu
Chapitre II. Dans quel ordre la nature nous impose les sentiments d'affection que nous devons à la société
Chapitre III. De la bienfaisance universalle
Section III. De l'empire sur soi-même
Conclusion de la sixième partie
Septième partie. Du système de la philosophie morale
Section première. Des questions qu'on doit examiner dans une théorie des sentiments moraux
Section II. Des diverses notions que nous avons sur la nature de la vertu
Introduction
Chapitre I. Des systèmes qui font consister la vertu dans la propriété ou dans la convenance de nos actions
Chapitre II. Des Systèmes qui font consister la vertu dans la prudence
Chapitre III. Des systèmes qui font consister la vertu dans la bienveillance
Chapitre IV. Des systems licencieux
Section III. Des différents systemes qu'on a formes sur le principe de l'approbation
Introduction
Chapitre I. Des systèmes qui placent le principe de l'approbation dans l'amour de nous-mêmes ou dans l'intérêt personnel
Chapitre II. Des systèmes qui établissent que la raison est le principe de notre approbation
Chapitre III. Des systèmes qui établissent que le sentiment est le principe de notre approbation et de notre disapprobation
Section IV. De la manière dont les différents auteurs ont traité des règles-pratiques de la morale
 
Avertissement de l'auteur
Depuis la première publication de la Théorie des sentiments moraux, qui remonte au commence ment de l'année 1759, il s'est offert à moi plusieurs corrections, et un grand nombre de développements des principes que renferme cet ouvrage. Mais jusqu'à présent j'ai été détourné de le revoir avec le soin et l'attention que je voulais y mettre, par les travaux multipliés dans lesquels divers événements de ma vie m'ont entraîné. Les principaux changements que j'ai faits dans cette nouvelle édition se trouvent dans le dernier chapitre de la troisième section de la première partie, et dans les quatre premiers chapitres de la troisième partie. La sixième partie, telle qu'elle est dans cette nouvelle édition, est entièrement neuve. J'airéuni dans la septième presque tous les passages concernant la philosophie stoïcienne, qui se trouvaient épars d'un bout de l'ouvrage à l'autre dans la première édition. J'ai aussi cherché à exposer plus complétement et à examiner d'une manière plus analytique, quelques parties de la doctrine de cette secte fameuse. Dans la dernière section de la septième partie, j'ai rassemblé plusieurs observations relatives au devoir de la véracité. Le lecteur trouvera peu de changement dans le reste de cet ouvrage.

Dans le dernier paràgraphe de la première édition, j'avais promis au public une exposition des principes généraux des lois et du gouvernement, et en quelque sorte l'histoire des changements que ces principes ont essuyés dans les différents âges et les diverses périodes de la société, soit par rapport aux finances et aux armées, soit par rapport à la police et à tout ce qui est l'objet de la législation proprement dite. J'ai exécuté cette promesse dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, du moins relativement à ce qui concerne la police, les finances et les armées. Quant à la Théorie de la jurisprudence, il ne m'a pas été possible jusqu'à présent de la donner au public, par les mêmes raisons qui m'ont empêché de revoir la Théorie des scntiments moraux. Quoique mon àge ne me laisse plus qu'un faible espoir d'exécuter cet important ouvrage, comme je le conçois, n'en ayant pas abandonné le projet (et désirant faire à cet égard tout ce que je puis), j'ai laissé le paragraphe, où je l'annonçais, il y a trente ans, tel qu'il était lorsque je n'avais aucun doute de tenir toutes les promesses que je faisais au public.


 
Première partie. De la convenance ou caractère propre de nos actions

 
Section premiere. Du sentiment de convenance

 
Capitre I. De la sympathie
Quelque degré d'amour de soi qu'on puisse supposer à l'homme, il Ꭹ a évidemment dans sa nature un principe d'intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en retire que le plaisir d'en être témoin. C'est ce principe qui produit la pitié ou la compassion et les diverses émotions que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyions de nos propres yeux, soit que nous nous les représentions avec force. Il est trop ordinaire de souffrir des souffrances des autres, pour qu'un pareil fait ait besoin de preuves. Ce sentiment, ainsi que les autres passions inhérentes à notre nature, ne sc montre pas uniquement dans les hommes les plus humains et les plus vertueux, quoique eux seuls, sans doute, l'éprouvent d'une manière délicate et profonde: il existe encore à quelque degré dans le cœur des plus grands scélérats, des hommes qui ont violé le plus audacieusement les lois de la société.

Aucune expérience immédiate ne nous apprenant ce que les autres hommes sentent, nous ne pouvons nous faire d'idée de la manière dont ils sont affectés, qu'en nous supposant nousmêmes dans la situation où ils se trouvent. Qu'un de nos semblables soit sur la roue, nos sens ne nous instruiront jamais de ce qu'il souffre, tant que nous n'aurons pour nousmêmes que le sentiment du bien-être. Nos sens ne peuvent jamais nous représenter autre chose que ce qui est en nousmêmes; il n'y a donc que l'imagination qui nous fasse concevoir quelles sont les sensations de cet homme souffrant; et l'imagination même ne peut faire naître en nous cette idée, que parce qu'elle nous représente ce que nous éprouverions si nous étions à sa place. Elle nous avertit alors des impressions que recevraient nos sens, et non de celles dont les siens sont affectés. Elle nous met dans sa situation: nous nous sentons souffrir de ses tourments, nous nous substituons, pour ainsi dire, à lui-même, nous ne faisons plus qu'un avec lui; et nous formant ainsi une idée de ses sensations, nous en éprouvons nous-mêmes qui, quoique plus faibles, sont en quelque chose semblables aux siennes. Ses souffrances, quand elles nous sont ainsi devenues propres, commencent à nous affecter, et nous frissonnons alors à la seule pensée de ce qu'il éprouve; car, ainsi que toute espèce de douleur ou d'infortune actuelle et positive excite en nous une sensation pénible, de même la seule fiction imaginaire d'une douleur ou d'une infortune quelconque, reproduit en nous la même sensation avec plus ou moins de vivacité, suivant l'exercice plus faible ou plus énergique de notre imagination, du degré de force avec lequel nous nous représentons les objets qui l'ont véritablement excitée.

Il est donc évident que la source de notre sensibilité pour les souffrances des autres, est dans la faculté que nous avons de nous mettre, par l'imagination, à leur place, faculté qui nous rend capables de concevoir ce qu'ils sentent et d'en être affectés. Quand nous voyons un coup dirigé contre quelqu'un et près d'atteindre son bras ou sa jambe, nous retirons naturellement notre bras ou notre jambe; et lorsque le coup porte, nous le sentons en quelque manière, et nous recevons une impression en même temps que celui qui est frappé. Lorsque les gens du peuple contemplent un danseur de corde, ils tournent et balancent leur corps comme ils voient que fait le danseur, et comme ils sentent qu'ils devraient faire eux-mêmes s'ils étaient sur la corde. Les personnes dont la constitution est faible et les nerfs délicats, lorsqu'elles voient dans les rues les ulcères que certains mendiants exposent aux regards, se plaignent d'éprouver une sensation douloureuse dans la partie de leur corps correspondante à celle qui est affectée dans ces infortunés. Leur compassion se déclare par cette sympathie locale, et cette compassion naît en elles parce qu'elles conçoivent à l'instant ce qu'elles souffriraient elles-mêmes si elles étaient le malheureux. qu'elles voient, et si telle partie était affectée en elles de la même manière qu'elle l'est dans celuici. La force de cette impression sur leurs organes délicats suffit pour produire cette pénible sensation dont elles se plaignent. Les hommes les plus robustes ont observé qu'ils éprouvaient une douleur très-sensible dans les yeux en voyant des yeux malades, et c'est par une raison semblable, cet organe étant plus délicat, chez les hommes les plus forts, que ne l'est l'organe le plus fort chez les individus de la constitution la plus débile.

Les circonstances qui produisent en nous le chagrin et la douleur, ne sont pas les seules qui excitent dans notre âme le sentiment de la compassion. Quelle que soit l'impression qu'un homme éprouve dans une situation donnée, tout spectateur attentif, en le considérant, sera ému d'une manière analogue à la sienne. Les héros de roman ou de tragédie nous intéressent également à leurs succès et à leurs revers; et notre sympathie n'est pas moins réelle pour les uns que pour les autres. Nous partageons leur reconnaissance pour les amis qui leur restent fidèles dans le danger ou le malheur; nous épousons leur ressentiment contre les traîtres qui les outragent ou qui les trompent. Pour toutes les impressions dont l'homme est susceptible, l'émotion du spectateur suppose donc toujours une fiction d'imagination par laquelle il se substitue luimême à la situation.

On se sert des mots de pitié et de compassion pour exprimer le sentiment que les souffrances des autres nous font éprouver: quoique le mot de sympathie fût originellement borné à cette signification, cependant on peut, sans impropriété, l'employer pour exprimer la faculté de partager les passions des autres quelles qu'elles soient.

Quelquefois la sympathie naît immédiatement à la simple vue de certaines émotions dans les autres. Souvent les passions semblent se transmettre instantanément d'un individu à l'autre, et sans aucune connaissance antécédente de ce qui les a fait naître dans la personne qui en est agitée. La douleur et la joie, par exemple, fortement exprimées dans le regard ou dans les gestes de quelqu'un, suffit pour exciter en nous une émotion pénible ou agréable. Un visage riant est, pour tous ceux qui le voient, un objet de gaieté, et une physionomie sombre et chagrine, un objet de tristesse et de mélancolie.

Cet effet n'a pas lieu cependant d'une manière absolument générale, ni par rapport à toute espèce de passions: il y en a quelques-unes dont les signes, loin d'exciter en nous aucune sympathie, avant que nous soyons informés de la cause qui les fait naître, nous inspirent de l'éloignement, du dégoût et de l'opposition. Les gestes furieux d'un homme en colère nous préviennent plutôt contre lui que contre son adversaire. N'étant pas instruits des provocations qu'on lui a faites, nous ne pouvons ni nous mettre à sa place, ni éprouver aucun sentiment semblable à celui qui l'agite. Nous voyons clairement, au contraire, dans quelle situation est celui contre lequel il est animé, et à quelles violences ce dernier est exposé de la part d'un adversaire furieux. Aussi nous sympathisons avec sa crainte ou son ressentiment, et nous sommes disposés à prendre parti contre celui qui paraît le mettre en danger.

Si les seules apparences de la douleur ou de la joie suffisent pour nous faire éprouver à quelque degré l'une ou l'autre, c'est parce qu'elles réveillent l'idée générale d'un bien ou d'un mal arrivé à la personne en qui nous les observons; et cela seul suffit pour nous faire plus ou moins partager ces passions. Les effets de la douleur et de la joie ne sont relatifs qu'à la personne qui les éprouve, et leur expression ne nous donne pas, comme celle du ressentiment, l'idée d'une seconde personne dont les intérêts sont opposés à ceux de la première. C'est par cette raison que l'idée générale de quelque bien ou de quelque mal excite en nous, pour celui qui l'éprouve, un degré de sympathie quelconque; tandis que l'idée générale d'insulte ne nous fait éprouver aucune sympathie pour le ressentiment de l'offensé [1]. Il semble que la nature nous apprenne à fuir cette redoutable passion, et nous dispose à prendre parti contre elle, jusqu'à ce que nous connaissions la cause qui l'a excitée.

Notre sympathie pour la douleur ou pour la joie d'autrui est même très-faible, tant que nous en ignorons les motifs: ces plaintes vagues qui n'expriment que l'angoisse de celui qui souffre, excitent plutôt notre curiosité sur sa situation et une disposition éloignée à sympathiser avec lui, qu'une sympathie véritable. La première question que nous lui faisons est celle-ci: Qu'avez-vous? Et quoique, jusqu'à sa réponse, nous éprouvions quelque malaise par l'idée vague de son infortune, et plus encore par le désir inquiet d'en deviner la cause, notre sympathie est presque insensible.

La sympathie résulte donc beaucoup moins de la vue des passions, que de celle des situations dans lesquelles naissent ces passions. Quelquefois même, en nous mettant à la place des autres, nous éprouvons pour eux des sentiments dont ils sont incapables pour eux-mêmes; et alors ces sentiments sont plutôt le fruit de notre imagination que d'aucune sympathie fondée sur la réalité. L'impudence ou la grossièreté d'un homme, par exemple, nous font rougir pour lui, quoiqu'il soit incapable de sentir l'inconvenauce de ses manières, parce que nous ne pouvons nous empêcher de nous figurer quelle confusion nous éprouverions si nous avions tenu la même conduite.

De toutes les calamités auxquelles notre condition mortelle nous expose, la perte de la raison paraît être la plus déplorable, et les êtres les moins sensibles n'envisagent qu'avec une profonde commisération ce dernier degré des misères humaines; mais l'infortuné qui l'éprouve, rit et chante; il est insensible à son propre malheur. Les angoisses que l'humanité ressent à sa vue ne viennent donc point de la pensée qu'il a quelque sentiment de son état: la compassion qu'éprouve alors le spectateur vient uniquement de l'idée de ce qu'il sentirait lui-même, s'il était réduit à une situation si malheureuse, et s'il pouvait en même temps l'envisager avec la raison et le jugement qu'il possède au moment présent [2].

Dans quelles anxiétés se trouve une mère lorsqu'elle entend les gémissements de son enfant qui, dans les angoisses de la douleur, ne peut exprimer ce qu'il sent! A la pensée de ce qu'il souffre, à son état d'abandon, elle ajoute la conscience qu'elle a de cet abandon et ses propres terreurs sur les suites inconnues de la maladie; et de tout cela elle forme, pour son propre tourment, l'image la plus complète du délaissement et du malheur. L'enfant cependant ne connaît que le malaise de son état présent, qui ne peut jamais être trèsgrand; et dans son imprévoyance il trouve un remède certain contre la crainte et l'inquiétude, ces tourments ordinaires du cœur humain, dont la raison et la philosophie essaieront peut-être en vain de le défendre lorsqu'il sera devenu homme.

Nous sympathisons même avec les morts, et, sans nous occuper de ce qu'il y a d'important dans leur situation, de cette redoutable éternité qui les attend, nous sommes particulièrement affectés de quelques circonstances qui frappent nos sens, quoiqu'elles n'aient aucune influence sur leur bonheur. Nous les trouvons malheureux d'être privés de la lumière du soleil, de la vue et du commerce des hommes; d'être enfermés dans une froide tombe et d'y servir de proie aux reptiles et à la corruption; d'être oubliés du monde et peu à peu éloignés du souvenir et de l'affection de leurs parents les plus proches et de leurs amis les plus chers. Nous croyons ne pouvoir trop nous intéresser à ceux qui ont déjà éprouvé un pareil sort; nous pensons même leur devoir un tribut d'affection d'autant plus grand, qu'ils nous paraissent courir un plus grand risque d'être oubliés; et, par les vains honneurs que nous rendons à leur mémoire, nous travaillons à réveiller et à perpétuer, pour ainsi dire, en nous, le triste souvenir de leur destruction. L'impuissance de nos sentiments sympathiques pour leur soulagement nous paraît encore un accroissement à leur malheur, et l'inutilité de ce que nous pouvons pour eux, de tout ce qui adoucit ordinairement les maux, des regrets, de l'amour, des larmes de leurs amis, ne sert qu'à exalter le sentiment que nous avons de leur malheur. Cependant, toutes ces choses ne peuvent certainement rien sur le bonheur des morts, et leur idée ne peut altérer la profonde paix dans laquelle ils reposent. La pensée de cette sombre et éternelle mélancolie, que notre imagination attache naturellement à leur état, vient de ce que nous joignons au changement qu'ils ont éprouvé, la conscience de ce changement. En effet, nous nous mettons nous-mêmes dans leur situation; et plaçant, si l'on peut s'exprimer ainsi, nos âmes toutes vivantes dans leurs corps inanimés [3], nous nous représentons les émotions que nous éprouverions dans un pareil état. Tout ce que la prévoyance de notre destructtion a d'effrayant pour nous naît également de ces illusions de l'imagination, et nous nous rendons ainsi malheureux pendant toute notre vie, de ce qui ne sera rien pour nous quand nous ne serons plus. De là naît une des passions les plus fortes de la nature humaine, la crainte de la mort, poison du bonheur, mais qui du moins met un frein à l'injustice des hommes, et qui, si elle tourmente l'individu, conserve et protége la société.


 
Chapitre II. Du plaisir d'une mutuelle sympathie
Quelle que soit la cause de la sympathie, et de quelque manière qu'elle soit excitée, rien ne nous plaît tant que de la trouver dans les autres à notre égard, et rien ne nous choque davantage que de les en voir manquer. Ceux qui regardent l'amour-propre et ses raffinements comme la cause universelle de tous nos sentiments, cherchent à expliquer par lui ce plaisir et cette peine. L'homme, disent-ils, ayant le sentiment de sa propre faiblesse et du besoin d'autrui, se réjouit ou souffre lorsqu'il voit les autres partager ou ne pas partager ses sentiments, parce qu'alors il est assuré de leur appui, ou il redoute leur opposition. Cependant, dans ces deux cas, les impressions de plaisir ou de peine qu'il reçoit le frappent si rapidement, ou tiennent à des circonstances si légères, que ni les unes ni les autres ne paraissent devoir leur existence à un motif d'intérêt personnel. Un homme est blessé lorsque, après s'être efforcé d'amuser les autres, il s'aperçoit que lui seul rit de ses plaisanteries. Si au contraire elles excitent la gaieté, il regarde cette correspondance des impressions des autres avec les siennes comme la marque d'approbation la plus flatteuse.

Néanmoins, ce que le plaisir des autres ajoute alors à son plaisir, ou ce qu'il manque d'y ajouter, n'est pas la seule cause du charme que lui fait éprouver la sympathie des autres à son égard, ou de la peine qu'il ressent lorsque cette sympathie n'existe pas. Nous pouvons avoir lu un poëme assez souvent pour y trouver peu d'intérêt, et prendre cependant beaucoup de plaisir à le lire à un autre. S'il a pour cet autre les charmes de la nouveauté, nous partageons la curiosité qu'il lui inspire, quoique nous n'en soyons plus capables' nous-mêmes; nous envisageons l'ouvrage sous tous les rapports qu'il lui présente, de préférence à ceux sous lesquels nous sommes parvenus à le voir, et nous jouissons de l'intérêt qu'il ressent et qui ranime le nôtre. Nous éprouvons au contraire quelque contradiction s'il ne l'amuse pas, et dès lors nous ne prenons plus aucun plaisir à le lui lire. Il en est encore de même lorsque la gaieté de la compagnie au milieu de laquelle nous nous trouvons, augmente la nôtre, et que son silence nous mortifie. Mais, quoique alors notre plaisir ou notre peine paraisse résulter de la correspondance des impressions des autres avec les nôtres, néanmoins cette correspondance seule n'explique pas ce que nous éprouvons. Qu'un ami sympathise avec moi lorsque je suis heureux, il augmente ma joie; mais lorsqu'il sympathise avec moi dans mes peines, il ne me donnerait aucune consolation s'il ne faisait qu'en rendre le sentiment plus vif. La sympathie cependant accroît le plaisir et soulage la douleur: elle accroît le plaisir, en offrant une nouvelle source de jouissances; elle soulage la douleur, en faisant entrer dans notre cœur la seule sensation agréable dont il soit alors susceptible.

On observera, en conséquence, que nous sommes toujours plus pressés de confier à nos amis nos sentiments pénibles que nos sentiments heureux; que nous éprouvons plus de bonheur de leur sympathie pour les premiers que de leur sympathie pour les autres, et que nous sommes plus offensés lorsqu'ils ne partagent pas nos peines que lorsqu'ils ne partagent pas nos plaisirs. Combien les malheureux ne sont-ils pas soulagés lorsqu'ils trouvent quelqu'un à qui ils puissent confier leurs chagrins! Il semble qu'on leur enlève une partie de leurs maux; et on ne s'exprime pas improprement en disant qu'on les partage: non-seulement on éprouve une peine analogue à la leur, mais le poids de ce qu'ils sentent se trouve allégé, comme si on en eût pris soi-même une partie. Cependant en soulageant leur douleur on la renouvelle de quelque manière. On reveille en eux le souvenir des circonstances qui ont causé leur malheur; on fait couler plus abondamment leurs larmes, et ils s'abandonnent à toutes les faiblesses de la douleur. Cela même est cependant une jouissance et un soulagement pour eux; la douceur qu'ils trouvent à faire partager leurs peines compense et au delà le soin qu'ils ont pris, pour y parvenir, de rappeler et de renouveler leurs chagrins. La plus mortelle injure qu'on puisse faire à un être malheureux, c'est de ne pas apprécier ses maux. On ne manque qu'à la politesse en ne partageant pas les plaisirs des autres; mais on paraît manquer à l'humanité en écoutant froidement le récit de leurs peines.

Aimer, est une affection douce; haïr, une passion désagréable, et cependant nous désirons bien plus vivement voir nos amis partager nos haines que nos amitiés. Nous pouvons leur pardonner d'être peu sensibles aux bienfaits que nous recevons; mais nous ne pouvons souffrir de les trouver indifférents aux injures qu'on nous a faites. Nous sommes moins blessés lorsqu'ils n'épousent pas notre reconnaissance, que -lorsqu'ils ne partagent pas nos ressentiments. Nous ne leur savons aucun mauvais gré de ne point aimer nos amis; nous nous plaignons faiblement lorsqu'ils sont mal avec eux: mais nous ne souffrons pas qu'ils soient liés avec nos ennemis, et qu'ils manquent de sympathiser avec nos haines. L'amour et la joie satisfont et remplissent le cœur sans aucun appui étranger; tandis que les impressions amères et déchirantes de la haine et du malheur appellent et sollicitent les douces et tendres consolations de la sympathie [4].

Comme la personne particulièrement intéressée dans un événement, jouit de la sympathie que nous avons avec elle, on nous sait mauvais gré de n'en point avoir, de même nous som mes heureux de sympathiser avec elle, et peinés lorsque nous ne pouvons partager ses sentiments. Nous nous empressons de féliciter ceux qui éprouvent quelque bonheur, et de consoler ceux qui essuient quelque revers; et le plaisir que nous trouvons, à pouvoir partager tous les sentiments d'un cœur malheureux, compense l'impression douloureuse des maux. qu'il nous a laissé voir. Nous n'aimons pas au contraire à ne pouvoir partager ses peines, et le triste privilége de ne point sympathiser avec un être souffrant, loin de nous paraître un avantage, nous rend mécontents de nous-mêmes. Lorsque nous entendons sur quelque infortune des plaintes que nous trouvons exagérées, en nous mettant à la place de celui qui se plaint, nous sommes révoltés de sa douleur; et parce que nous ne pouvons pas sympathiser avec elle, nous la traitons de faiblesse et de pusillanimité. Nous affectons aussi de mépriser une fortune trop élevée, un bonheur sans mesure; notre sympathie n'allant pas jusque-là, nous traitons de folie ou d'illusion ces biens qu'elle ne peut nous faire partager. Rien n'excite encore davantage notre humeur, que de voir rire d'une plaisanterie plus que nous ne croyons qu'elle le mérite, et plus que nous n'en rions nous-mêmes.


 
Chapitre III. Manière dont nous jugeons de la convenance ou de l'inconvenance des sentiments des autres, selon qu'ils se rapportent aux nôtres ou qu'ilss'en éloignent
Quand les passions de la personne intéressée sont dans une parfaite sympathie avec les nôtres, elles nous paraissent convenables à leur objet: nous les trouvons légitimes et fondées; et, au contraire, lorsqu'en nous mettant à la place des autres, nous ne sommes pas disposés à sentir comme eux, leurs sentiments nous paraissent injustes et sans motifs. Approuver ou désapprouver les passions des autres, et les trouver fondées ou non fondées, est donc pour nous la même chose que de reconnaître que nous sympathisons ou ne sympathisons pas avec elles [5].

Celui qui partage les injures que je reçois, et qui observe que je les sens de la même manière que lui, approuve nécessairement mon ressentiment; et celui qui sympathise avec ma douleur ne peut la trouver sans fondement. S'il admire le même ouvrage ou le même tableau que moi, et absolument de la même manière, il doit trouver mon admiration juste et naturelle; s'il rit de la même plaisanterie que moi, et en est également amusé, il doit lui paraître tout simple que je rie: la personne qui, dans ces circonstances, ne serait pas affectée comme moi, ou qui le serait à un degré différent, désapprouverait mes sentiments, à proportion qu'ils seraient différents des siens. Si mon ressentiment, ou ma douleur, ou mon admiration, ou ma gaieté va au delà de celle dont mon ami est susceptible, j'en dois conclure qu'il me blâme, selon que les impressions qu'il a éprouvées lui-même sympathisent plus ou moins avec les miennes; et toujours sa manière de sentir est la règle d'après laquelle il me juge.

Approuver les opinions des autres, c'est donc les adopter; et les adopter, c'est les approuver. Si tel argument vous persuade et me persuade également, je dois incontestablement partager votre conviction: 'ces deux choses ne peuvent, ni se concevoir, ni avoir lieu l'une sans l'autre. Il est donc reconnu qu'approuver ou désapprouver les opinions des autres, n'est qu'observer la similitude ou la disconvenance de leurs opinions et des nôtres; il en est de même des sentiments que des opinions.

Quelquefois cependant il arrive que la sympathie de nos sentiments avec ceux des autres, ne paraît pas déterminer l'approbation que nous leur donnons; mais en y regardant avec attention, on verra que, même alors, notre approbation`a toujours pour motif quelque analogie dans la manière de sentir.

J'en donnerai pour exemple une circonstance peu importante, parce que, dans celle-là, notre jugement est plus rarement égaré par des idées fausses. Il nous arrive donc d'approuver une plaisanterie et de trouver naturel qu'elle excite le rire, quoique nous n'en riions pas nous-mêmes, parce qu'alors notre humeur se trouve sérieuse, ou parce que notre attention est fixée sur d'autres objets: mais nous savons, par expérience, qu'une semblable plaisanterie nous a souvent fait rire nousmêmes, et nous observons que celle-là est du même genre. Si donc alors nous trouvons juste et fondée une impression que notre disposition actuelle nous empêche d'éprouver, c'est par le souvenir des occasions où nous l'aurions facilement partagée.

La même chose a lieu quelquefois par rapport à d'autres sentiments. Un étranger passe à côté de nous dans la rue, et porte sur son visage les marques de la plus profonde affliction; on nous apprend qu'il vient de recevoir la nouvelle de la mort de son père nous ne pouvons nous empêcher de trouver sa douleur naturelle; cependant, sans manquer à l'humanité, il peut nous arriver d'être loin de partager la violence de son chagrin, et même d'en concevoir les premiers emportements. Son père et lui-même nous étaient peut-être entièrement inconnus; et, occupés d'autres objets, nous n'avons pas le loisir de laisser aller notre imagination vers les différentes circonstances du malheur qui l'accable. Une perte semblable nous a cependant appris la profonde douleur qui l'accompagne; et si nous avions le temps d'en considérer toute l'amertume, nous éprouverions une vive sympathie. C'est sur le sentiment de cette sympathie conditionnelle, qu'est fondée l'approbation que nous donnons à la douleur dont nous sommes témoins, même quand cette sympathie n'a pu se développer en nous; et les règles générales que l'expérience nous a fait tirer de nos sentiments sympathiques, suppléent à ce que ces sentiments. ont quelquefois d'incomplet et de défectueux.

Le sentiment d'où procède une action et qui la rend essentiellement bonne ou mauvaise, peut être considéré sous deux points de vue différents: ou par rapport à la cause qui l'a fait naître et au motif qui l'a occasionné, ou par rapport à la fin vers laquelle elle tend, ou à l'effet qu'elle doit produire.

C'est dans la convenance ou la disconvenance qui se trouve entre nos affections et la cause ou l'objet qui les fait naître, que consiste le mérite ou le démérite de l'action qui en résulte.

Les philosophes de ces derniers temps se sont principalement occupés du but de nos affections, et ont fait peu d'attention aux rapports qu'elles ont avec leur cause. Quand nous blâmons quelqu'un de s'abandonner aux excès de l'amour, de la douleur ou de la vengeance, nous ne considérons pas seulement les funestes effets de ces excès, mais les faibles motifs qui y ont donné lieu. Le mérite de l'objet aimé, disons-nous, n'est pas assez grand; l'infortune de cet homme n'est pas assez accablante, ou son injure assez mortelle, pour justifier une passion aussi violente. Nous l'excuserions, ou même nous l'approuverions, si elle nous eût paru proportionnée à sa cause.

Lorsque nous jugeons ainsi d'un sentiment par son rapport avec la cause qui l'a produit, nous ne saurions faire usage d'une autre règle que de l'analogie de ce sentiment avec l'affection qui y correspond en nous; si, après nous être placés au milieu des mêmes circonstances, nous trouvons que les sentiments qu'elles ont fait naître s'accordent avec les nôtres, nous les approuvons comme convenables à leur objet: autrement nous les blâmons, comme étant sans fondement et sans raison.

Nous jugeons des facultés des autres par les nôtres. Je juge votre vue par ma vue, votre ouïe par mon ouïe, votre raison par ma raison, votre ressentiment par mon ressentiment, votre amour par l'amour que je ressens: je n'ai ni ne puis avoir d'autre moyen d'en juger.


 
Chapitre IV. Continuation du même sujet
Nous pouvons juger de la convenance ou de la disconvenance des sentiments d'autrui, par le rapport qu'il y a entre ces sentiments et les nôtres, dans deux circonstances différentes: premièrement, lorsque nous considérons les objets qui les excitent sans aucune relation particulière avec nous ou avec la personne des sentiments de laquelle nous jugeons; en second lieu, lorsque nous les considérons comme l'affectant, ou comme nous affectant nous-mêmes.

Quant aux objets que nous considérons sans aucun rapport particulier, ni avec nous-mêmes, ni avec la personne dont nous jugeons les sentiments, lorsque ses sentiments sympathisent avec les nôtres, nous trouvons son goût éclairé et son jugement droit. La beauté d'une campagne, l'élévation d'une montagne, la richesse d'un édifice, l'expression d'un tableau, la composition d'un discours, la conduitè d'une personne qui nous est étrangère, les rapports des différentes quantités et des différents nombres; les phénomènes variés que l'univers expose à nos regards, les causes et les ressorts cachés qui les produisent; tous les objets généraux des sciences et des arts, sont envisagés par tous les hommes comme n'ayant aucun rapport direct avec eux. Chacun de nous les regarde du même œil, et ils ne sont l'occasion d'aucun mouvement de sympathie, ni de ce changement idéal de situation qui la produit et qui met en harmonie les sentiments et les affections des hommes.

Si quelques-uns de ces objets nous font une impression différente, c'est parce que nos différentes habitudes ne nous permettent pas de donner une égale attention aux diverses parties qui les composent, ou parce que chacun de nous ne les envisage pas avec la même pénétration.

Quand les sentiments de notre ami s'accordent avec les nôtres sur des choses dont la nature est aussi claire et aussi évidente, et sur lesquelles on n'a peut-être jamais différé d'opinion, nous sommes du même avis que lui, sans cependant trouver qu'il mérite pour cela nos louanges, ni notre admiration. Lorsqu'au contraire ses jugements ne sont pas seulement conformes aux nôtres, mais qu'ils nous éclairent et nous dirigent, et qu'en les formant, il a envisagé des choses qui nous avaient échappé, et vu les objets sous tous leurs rapports divers, non-seulement nous les approuvons, mais frappés et surpris de son intelligence et de sa pénétration, il nous paraît mériter d'être loué et applaudi: l'approbation, augmentant par l'étonnement et la surprise, forme alors le sentiment auquel on donne le nom d'admiration, et dont les applaudissements sont l'expression naturelle. La décision d'un homme qui juge qu'une beauté parfaite est préférable à une difformité monstrueuse, ou que deux fois deux font quatre, n'est contredite par personne, mais certainement n'est pas admirée. C'est le discernement délicat et fin d'un homme dont le goût distingue les nombreuses et imperceptibles différences qui séparent la beauté de la laideur; c'est la scrupuleuse analyse du mathématicien habile qui démêle avec facilité les rapports les plus compliqués; c'est le savant et l'homme de goût; c'est celui qui éclaire et forme nos sentiments et nos opinions; ce sont l'étendue et la supériorité de ses lumières qui nous frappent, nous surprennent, excitent notre admiration et nos applaudissements: et telle est la cause particulière qui les fait accorder généralement aux talents de l'esprit.

Leur utilité, dira-t-on, est ce qui nous porte le plus à les estimer; et sans doute, quand nous y réfléchissons, elle leur donne une grande valeur. Cependant, lorsque nous approuvons le jugement d'un autre, c'est bien moins à cause de l'utilité qui en résulte, qu'à cause de la justesse, de la perspicacité de ce jugement, de sa conformité avec ce qui est vrai; et nous lui attribuons évidemment ces qualités, parce qu'il se trouve conforme au nôtre. Nous louons de même le goût des autres, parce qu'il est sain, délicat et convenable à son objet: l'idée de l'utilité de toutes les qualités de ce genre est une arrièrepensée, et jamais le premier motif de notre approbation [6].

Quant aux objets qui ont un rapport intime et direct, ou avec nous, ou avec la personne dont nous jugeons les sentiments, il est et plus difficile et plus important pour nous de sympathiser avec elle. Il est naturel que mon semblable n'envisage pas de la même manière que moi le malheur qui m'arrive, ou l'injure que je reçois. Les circonstances de ce malheur me touchent de plus près: il en est autrement affecté que moi, parce qu'il ne les voit pas sous le même point de vue, comme il verrait un tableau, un poëme, un ouvrage de philosophie. Mais je passerai plus aisément sur ce manque de sympathie à l'égard de ces objets qui sont également indifférents à tous deux, qu'à l'égard d'un malheur qui m'afflige, ou d'une injure qui me blesse. Il peut mépriser ce tableau, cet ouvrage, ce système; et moi, je puis l'admirer, sans que ce soit l'objet d'une division entre nous, puisque nous n'y prenons ni l'un ni l'autre un intérêt très-vif. Nos opinions peuvent différer sur cet objet indifférent, et notre affection mutuelle rester la même; mais il n'en est pas ainsi à l'égard des choses qui nous intéressent personnellement. Je peux me plaire à m'entretenir avec celui dont le goût et le jugement est opposé au mien sur des objets spéculatifs; mais s'il n'a aucune sensibilité pour les peines que je ressens, s'il ne s'indigne pas des injures que j'ai reçues, si son ressentiment n'est pas proportionné au ressentiment qui me transporte, nous ne pouvons plus nous entretenir ensemble sur ce sujet: nous devenons insupportables l'un pour l'autre; il est choqué de la violence de mes sentiments, et je suis révolté de la froideur des siens.

Dans tous les cas où il peut y avoir quelque correspondance de sentiments entre le spectateur et la personne intéressée, le spectateur doit, autant qu'il est possible, se mettre à sa place, et se représenter toutes les circonstances de la peine qu'elle ressent; il doit, en quelque sorte, adopter, jusque dans ses moindres particularités, la situation où son semblable se trouve, et s'efforcer de rendre aussi complet qu'il est possible ce changement imaginaire, sur lequel la sympathie est fondée.

Néanmoins, les émotions du spectateur resteront toujours au-dessous de celles qu'éprouve la personne intéressée. Quoique la compassion soit naturelle aux hommes, ils ne sentent jamais aussi vivement pour les autres qu'ils sentent pour euxmêmes: le changement idéal de situation d'où résulte la sympathie, n'est que momentané; le sentiment de notre propre sécurité, l'idée que c'est réellement un autre qui souffre, remplit continuellement notre esprit; et si elle ne nous empêche pas d'éprouver quelques mouvements de sympathie, elle ne nous permet de rien éprouver qui approche de la souffrance d'autrui; la personne intéressée s'en aperçoit et désire vivement un degré de sympathie plus complet: elle soupire après ce soulagement, que l'entière harmonie des impressions des autres et des siennes peut seule lui procurer. Dans les affections douloureuses, l'homme ne connaît d'autre consolation que de sentir le cœur de son semblable battre du même mouvement que le sien; mais, pour obtenir cet effet, il faut qu'il modère ce mouvement; il est forcé en quelque sorte d'adoucir la violence de ses émotions, pour que les autres soient d'accord avec lui; et même, après cela, ce qu'ils éprouveront n'égalera jamais ce qu'il sent; leur compassion ne sera point son chagrin: car nous sentons toujours que le changement de situation d'où résulte la sympathie, n'est que l'effet de l'imagination; et ce sentiment ne nuit pas seulement à la force de la sympathie, il varie aussi sa nature et la modifie très-diversement. Tout imparfaite qu'elle est cependant, elle suffit à l'harmonie de la société, et unit, autant qu'il est nécessaire, l'être souffrant au témoin de sa douleur.

Pour mieux les rapprocher, la nature apprend à la fois au spectateur à se mettre à la place de la personne qui souffre, et à celle-ci à se mettre à la place du spectateur. Ils se transportent continuellement dans la situation l'un de l'autre, et éprouvent ainsi réciproquement les sentiments qui en résultent. C'est de cette manière qu'ils conçoivent la tranquillité avec laquelle chacun d'eux envisage la situation de l'autre. Tandis que l'un considère ce qu'il éprouverait, s'il était la personne souffrante, celle-ci se figure à son tour comment elle serait affectée, si elle n'était que le spectateur de sa propre situation: ainsi cette situation est envisagée en quelque sorte par la double sympathie du spectateur pour la personne intéressée, et de la personne intéressée pour le spectateur, lorsqu'ils sont en présence l'un de l'autre; et comme l'impression qu'éprouve le spectateur est infiniment moins vive que l'émotion de la personne intéressée, il en résulte que cette dernière émotion devient, devant un témoin, beaucoup plus faible qu'elle n'était, lorsqu'elle ne pouvait pas encore être jugée avec l'impartialité des yeux d'autrui.

Notre esprit est rarement agité au point que la vue d'un ami ne lui rende une partie de sa tranquillité. Nous nous calmons, au moins à quelque degré, en sa présence: nous apercevons. à l'instant le point de vue sous lequel il envisage notre état, et nous commençons en quelque sorte à adopter sa manière de le voir; car l'effet de la sympathie est instantané. Nous 'attendons moins de sympathie de la part d'une simple connaissance, que de la part d'un ami. Nous ne pouvons confier à l'un les circonstances de détail que nous communiquons à l'autre. Nous affectons plus de tranquillité devant l'un, et nous tâchons de fixer avec lui nos pensées sur les traits généraux de notre situation, qui sont les seuls auxquels il peut s'arrêter. Nous attendons moins de sympathie encore d'un cercle d'étrangers, et nous calmant de plus en plus, nous réduisons nos sentiments à ce qui peut en être partagé par eux. Nous ne nous modérons pas seulement en apparence: car (du moins lorsque nous sommes maîtres de nous-mêmes), la présence d'une simple connaissance nous calme souvent davantage que celle d'un ami; et celle d'une assemblée d'étrangers que celle d'une simple connaissance.

La société et la conversation sont donc les plus puissants remèdes pour rendre à l'esprit sa tranquillité, comme les meilleurs moyens de conserver cette égalité, cette sérénité, si nécessaires au contentement de nous-mêmes et à la gaieté. Les personnes qui vivent solitaires et qui se laissent aller à réfléchir continuellement sur leurs chagrins ou sur leurs douleurs, ont peut-être un sentiment plus exquis de l'humanité, de la gé nérosité, de la vertu; mais elles ont rarement cette égalité de caractère que les gens du monde possèdent presque tous.


 
Chapitre V. Des vertus aimables et des vertus respectable
De ces deux différents efforts, l'un de la part du spectateur, pour entrer dans les sentiments de la personne intéressée, l'autre de la part de celle-ci, pour se mettre au niveau du spectateur, naissent deux différents genres de vertus: les vertus douces, bienveillantes, aimables, la naïve condescendance, l'indulgente humanité, tirent leur origine de l'un; et les vertus sévères et respectables, le désintéressement, la modération, .cet empire sur nous-mêmes qui soumet tous nos mouvements à ce que notre dignité et notre honneur exigent, tirent leur origine de l'autre.

Qu'il est aimable, celui dont l'âme tendre et compatissante éprouve tous les sentiments des personnes avec lesquelles il converse, qui s'afflige de leurs peines, qui ressent leurs injures, qui se réjouit de leur prospérité! Lorsque nous nous mettons à la place de ceux qu'il aime, nous partageons leur reconnaissance, et cette douce consolation que fait éprouver la sympathie d'un ami si tendre. Par une raison contraire nous méprisons l'égoïste, dont l'âme .endurcie ne s'occupe que de lui-même, et qui reste insensible au bonheur ou au malheur des autres. Nous partageons alors le sentiment pénible que sa présence doit inspirer à ceux avec lesquels il se rencontre, et particulièrement aux êtres souffrants et malheureux, pour lesquels nous sommes le plus disposés à la sympathie.

Quelle dignité et quelle convenance ne trouvons-nous pas encore dans la conduite de l'homme qui, à l'égard de ce qui l'intéresse le plus vivement, conserve ce degré de raison et d'empire sur lui-même par lequel toutes les passions sont ennoblies, et qui sait ne montrer, des mouvements de son âme, que ce qui en peut être partagé par les autres! Nous sommes aisément fatigués des bruyants éclats d'une douleur qui veut sans discernement exciter notre intérêt par les sou pirs, les larmes et les gémissements: mais nous gardons tous nos égards et tout notre respect pour cette douleur silencieuse et noble qui, malgré la réserve des manières, se découvre dans l'altération des traits et dans l'abattement des regards; elle excite en nous une vénération attentive et une sorte d'observation religieuse sur nous-mêmes, pour éviter de troubler cette apparence de calme qu'il est si difficile de conserver dans la douleur.

Une colère insolente et brutale, lorsqu'on s'y abandonne sans réserve, est le plus désagréable de tous les objets. Mais nous admirons de ressentiment fier et courageux de l'homme qui, dans les plus grandes injures, ne se laisse point emporter par la rage qu'elles inspirent; qui borne au contraire sa vengeance à ce que pourrait dicter l'indignation d'un spectateur impartial; qui dans ses paroles et dans ses mouvements, se réduit à ce que la justice dicterait, et qui, même dans le secret de sa pensée, ne projette rien, contre son agresseur, que la personne la plus indifférente à l'insulte ne pût approuver.

Il résulte de tout ce qui vient d'être dit, que sentir beaucoup pour les autres et peu pour nous-mêmes, réduire le plus possible l'amour de soi et nous abandonner à toutes les affections douces et bienveillantes, constitue la perfection à laquelle notre nature peut atteindre; et que par là seulement, nous pouvons voir régner entre les hommes cette harmonie de sentiments qui rend leurs passions heureuses et légitimes.

La première maxime du christianisme est d'aimer les autres comme nous-mêmes; et le grand précepte de la nature est de ne nous aimer que comme nous aimons nos semblables, ou, ce qui revient au même, comme nos semblables sont capables de nous aimer.

De même que le goût et le jugement, quand on les considère comme des qualités portées jusqu'à mériter l'admiration, supposent une délicatesse de sentiments et une perspicacité peu communes; de même les vertus qui naissent de la sensibilité et de l'empire sur soi, n'existent que lorsque ces qualités sont poussées au plus haut degré. La douce humanité, lorsqu'elle est assez active et assez profonde pour mériter le nom de vertu, n'existe certainement pas sans une sensibilité que le commun des hommes possède rarement. La grandeur d'âme, cette vertu sublime et héroïque, demande un degré d'empire sur soi-même, dont la faiblesse humaine est peu capable. Comme le talent ne se trouve point dans le degré ordinaire des qualités intellectuelles, de même la vertu ne se rencontre pas dans le degré commun des qualités morales. La vertu a en elle-même quelque chose de grand et de beau, qui semble au-dessus de tout ce qui est commun et vulgaire. Les vertus aimables naissent de ce degré de sensibilité qui surprend par tout ce qu'il renferme de tendre, de délicat, et, pour ainsi dire, d'exquis. Les vertus héroïques et respectables naissent de cet empire continuel sur soi-même, qui étonne par la supériorité qu'il annonce sur les passions les plus indomptables de la nature.

Il y a à cet égard une grande différence entre la vertu et la simple décence; entre les qualités et les actions qui méritent d'être admirées et célébrées, et celles qui méritent seulement l'approbation. Il suffit souvent, pour agir avec convenance, d'une sensibilité ou d'une modération ordinaires, et dont le commun des hommes est capable; quelquefois même elles ne sont pas nécessaires. Ainsi, par exemple, les actions ordinaires de la vie, quoiqu'elles soient convenables, ne reçoivent pas le nom de vertueuses. Il peut souvent, au contraire, se trouver beaucoup de vertu dans des actions qui semblent manquer de convenance, parce que ces actions approchent de la perfection plus qu'on n'a lieu de l'attendre dans des occasions où il est si difficile de l'atteindre; et c'est ce qui arrive dans les circonstances qui exigent une grande modération. Il y a quelques situations qui font tellement souffrir la nature, que le plus haut degré d'empire sur soi-même suffit à peine pour étouffer la voix de la faiblesse humaine, et ramener les mouvements de notre cœur à cette modération nécessaire pour qu'ils soient partagés par le spectateur. Alors, quoique la conduite de la personne intéressée manque de bienséance, elle peut mériter d'être applaudie et être trouvée vertueuse; elle peut avoir prouvé un degré de générosité et d'élévation, dont peu d'hommes sont capables; et sans être arrivée à la perfection, elle peut s'en être approchée plus qu'on ne l'espère ordinairement dans des circonstances difficiles.

Dans tous les cas de cette espèce, lorsque nous voulons déterminer le degré de blâme ou d'approbation que mérite une action, nous nous servons ordinairement de deux règles différentes: la première est l'idée que nous avons de cette perfection absolue, à laquelle, dans des situations difficiles, l'homme ne parvient point et ne saurait peut-être jamais parvenir, et en comparaison de laquelle toutes nos actions sont blåmables et défectueuses; la seconde est l'idée de la distance, plus ou moins grande, à laquelle les actions de la plupart des hommes sont de cette perfection. Tout ce qui est au delà de ce degré, quoique encore loin de la perfection, nous semble digne de louange; tout ce qui est en deçà paraît mériter le blâme.

Nous jugeons, d'après ces mêmes règles, des productions des arts qui parlent à l'imagination. Lorsqu'un critique examine les ouvrages d'un grand poëte ou d'un grand peintre, il les juge d'abord d'après le modèle de perfection qu'il a dans sa pensée, et dont peut-être personne ne peut approcher. Quand il les compare avec ce modèle, il ne peut les trouver qu'imparfaits; mais s'il les considère relativement au rang qu'ils doivent tenir parmi les ouvrages de la même espèce, il les apprécie nécessairement d'après une autre règle, puisqu'il les juge d'après le degré de perfection auquel il est ordinaire d'atteindre dans chacun de ces arts et lorsqu'on les juge par cette dernière règle, ils peuvent souvent paraître mériter de grands applaudissements, comme étant beaucoup plus près de la perfection que la plupart des ouvrages qui peuvent leur être comparés.


 
Section II. Du degré des différentes passions qui s'accordent avec la bienséance

 
Introduction
La décence dans les passions dont l'objet a un rapport particulier avec nous, et le degré de sympathie que le spectateur peut éprouver pour ces passions, dépendent évidemment de la modération qui les accompagne. Si la passion est trop forte ou trop faible, elle fait peu d'impression sur ceux qui en sont les témoins. La douleur et le ressentiment dans les malheurs et les offenses privés, vont aisément très-loin chez la plupart des hommes, et bien rarement on les voit rester trop faibles; s'ils sont portés à l'excès, nous les nommons fureur et lâcheté; s'ils sont trop faibles, nous les qualifions de stupidité, de défaut d'âme; et dans l'un et l'autre cas, nous ne les partageons qu'avec une sorte d'étonnement et de confusion.

Cette modération qui donne aux passions un caractère de convenance ne doit pas être au même degré dans toutes; elle doit être plus grande dans quelques-unes que dans d'autres. Il est des passions qu'il est peu décent d'exprimer trop fortement, quoiqu'il soit connu que nous devons les ressentir à un très-. haut degré; il en est d'autres, au contraire, dont l'expression charme, même en étant très-vive, quoique ces passions en elles-mêmes ne soient pas susceptibles de violence. Les premières sont celles pour lesquelles, par certaines causes, il est difficile d'éprouver de la sympathie; les secondes sont celles pour lesquelles, par d'autres causes, on en éprouve beaucoup: et si nous considérons toutes les différentes passions de la nature humaine, nous verrons qu'elles sont regardées comme convenables ou inconvenables, selon qu'il est plus ou moins naturel de sympathiser avec elles.


 
Chapitre 1. Des passions qui tirent leur origine de l'état du corps
Il est contre la décence d'exprimer fortement les passions qui naissent d'une certaine situation ou d'une certaine dispo-, sition de notre corps, parce que, les spectateurs ne se trouvant pas dans la même disposition, nous ne pouvons espérer qu'ils sympathisent avec nous. Une faim violente, quoique naturelle et inévitable, semble passer les bornes de la bienséance; et manger avec voracité, est regardé comme une espèce d'inconvenance et d'impolitesse. Il existe cependant quelque degré de sympathie pour la faim, puisque, lorsqu'on mange devant nous avec appétit, nous éprouvons quelque plaisir, et que nous souffrons au contraire de voir manger avec dégoût. La disposition habituelle de l'estomac d'un homme sain est, pour ainsi dire, d'être prêt à partager l'appétit des autres, et d'être désagréablement affecté de leur dégoût. Nous concevons les angoisses du besoin qu'éprouvent de malheureux assiégés ou d'infortunés marins privés de súbsistances. Nous nous mettons à leur place; nous éprouvons une partie de leur consternation, de leurs craintes, de leur désespoir; et cependant, quoique nous ressentions, à quelque degré, les passions qui les agitent, on ne peut pas dire que nous sympathisons avec leur faim, puisque nous ne pouvons parvenir à en éprouver nous-mêmes au récit des maux qu'elle leur fait souffrir.

Il en est de même de la passion par laquelle la nature unit les deux sexes. Quoiqu'elle soit la plus violente de toutes, les personnes même entre lesquelles les lois divines et humaines la rendent légitime et innocente, blessent la décence lorsqu'elles l'expriment très-vivement. Il est cependant naturel de sympathiser avec cette passion à un certain degré. Il est même inconvenant de parler à une femme de la même manière dont on parle à un homme. La société des femmes semble nous inspirer plus de gaieté, plus d'enjouement et en même temps plus de circonspection; et rien ne dispose davantage à faire peu de cas d'un homme, que son insensibilité pour elles.

Notre aversion pour tous les appétits corporels est telle, que leur expression, lorsqu'elle est trop forte, a toujours quelque chose de choquant et de désagréable. Selon quelques anciens philosophes, ces passions nous étant communes avec les bêtes, et étant étrangères aux traits caractéristiques de notre nature, semblent par là au-dessous de sa dignité. Mais il y en a cependant d'autres qui nous sont communes avec les brutes, telles que le ressentiment, la reconnaissance, l'amour filial et maternel et qu'on ne saurait mépriser. La véritable cause du dégoût particulier que la vue des appétits corporels nous inspire est dans l'impossibilité où nous sommes de les partager; et, même pour nous, dès que nos désirs en ce genre sont satisfaits, l'objet qui les a excités cesse de nous être agréable; sa présence finit souvent par nous déplaire; nous cherchons inutilement quel charme elle avait pour nous un moment auparavant; et nous ne concevons pas plus le désir que nous venons d'éprouver, qu'un autre ne le conçoit lui-même. Dès que nous avons mangé, par exemple, nous éloignons de nous les mets; et c'est ainsi que nous traiterions les objets de nos plus ardentes passions, s'ils ne pouvaient exciter en nous que des appétits purement corporels.

L'empire que nous exerçons sur ces appétits porte le nom de tempérance. Les contenir dans les bornes nécessaires à notre santé et à notre fortune, est l'objet de la prudence; mais c'est à la tempérance à les gouverner selon que l'exigent la modestie, la bienséance et la délicatesse.

C'est par la même raison qu'il paraît inconvenant et indigne d'un homme de se laisser aller aux cris dans les douleurs physiques. Nous sympathisons cependant très-vivement avec ces douleurs. Nous avons vu précédemment qu'un coup dirigé sur le bras ou la jambe d'un homme, nous portait à retirer notre bras ou notre jambe; et que si cet homme recevait ce coup, nous ressentions une partie de sa douleur, nous la ressentons sans doute faiblement; et c'est peut-être par cette raison que si la personne frappée avait crié, notre sympathie aurait diminué, et que nous aurions méprisé sa faiblesse. Il en est ainsi de toutes les passions qui tirent leur origine du corps ou elles n'excitent en nous aucune sympathie, ou elles ne nous en inspirent que dans un degré très-faible, relativement à ce que les autres souffrent.

Il en est tout autrement des passions qui tirent leur origine de l'imagination. La structure de mon corps ne peut être que faiblement affectée des altérations qui surviennent dans celui de mon semblable: mais mon imagination est plus souple et adopte, pour ainsi dire, plus aisément la forme et la disposition de l'imagination de ceux qui ont quelque rapport avec moi. Les revers de l'amour, de l'ambition, exciteront une plus vive sympathie que les plus grandes douleurs corporelles. Ces passions naissent entièrement de l'imagination. La personne qui a perdu toute sa fortune, si elle est en santé, ne souffre point par là des douleurs physiques: elle souffre par l'imagination seule, qui lui met devant les yeux la perte de sa considération, l'oubli trop probable de ses amis, la joie insultante de ses ennemis, la dépendance, le besoin, la misère venant à la suite de sa ruine; et nous sympathisons très-vivement avec elle dans cette circonstance, parce que notre imagination se moule en quelque sorte sur son imagination, et que dans les maux physiques, notre corps n'aurait pu se mouler sur son corps.

On regarde en général la perte d'une jambe comme un malheur infiniment plus grand que la perte d'une maîtresse: l'un serait cependant un sujet très-ridicule de tragédie, tandis que l'autre a souvent été la matière des plus beaux ouvrages de théâtre.

Rien ne s'oublie aussi aisément que la douleur physique. Passé le moment où elle existe, l'idée de l'avoir éprouvée ne nous trouble point: nous concevons à peine l'inquiétude et l'angoisse où elle nous a mis. Une parole indiscrète d'un ami nous affecte plus longtemps: la peine qu'elle cause ne finit point avec elle. Ce qui nous trouble n'est cependant pas un objet qui affecte nos sens, mais une idée entrée dans notre imagina tion; et cette idée qui nous fait souffrir jusqu'à ce qu'elle ait été effacée par le temps ou par d'autres circonstances, s'envenime et nous agite, pour peu que nous nous en occupions.

La douleur physique n'excite jamais une sympathie bien vive, à moins qu'elle ne soit accompagnée de quelque danger. Nous sympathisons avec la crainte plutôt qu'avec la souffrance d'un malade. La crainte est une passion qui naît de l'imagination, lorsqu'elle nous représente, avec toutes les fluctuations de l'incertitude, l'accroissement non des maux que nous souffrons réellement, mais de ceux que nous pouvons souffrir. La goutte ou le mal de dents excite une sympathie trèsfaible, tandis que nous en éprouvons une très-vive pour des maladies dangereuses, mais accompagnées de peu de douleurs.

Il y a des gens qui deviennent malades ou qui se trouvent mal, à la vue des opérations de chirurgie; et les douleurs excitées par le déchirement des chairs paraissent être celles qui font souffrir le plus le spectateur. Nous concevons d'une manière plus précise et plus vive les souffrances qui résultent d'une cause extérieure, que celles qui résultent d'un désordre interne. J'ai peine à me former une idée nette de ce que souffre mon voisin, quand il est tourmenté des douleurs de la goutte ou de la pierre et je conçois parfaitement ce que lui fait éprouver une incision, une blessure ou la fracture d'un os. La principale cause cependant de l'effet que ces derniers accidents produisent sur les spectateurs vient de leur nouveauté: celui qui a été témoin de quelques dissections ou de quelques amputations, assiste ensuite à toutes les opérations de ce genre avec calme et même avec insensibilité; et quoique nous avons vu cent fois représenter une tragédie, notre sensibilité ne peut s'émousser pour les beautés déchirantes qu'elle nous offre.

Quelques tragiques grecs se sont efforcés d'exciter la compassion par la représentation des douleurs physiques. Philoctète crie et tombe en faiblesse par l'excès de ses souffrances. On voit sur la scène Hippolyte, et Hercule expirant dans des tortures affreuses, qui semblent même au-dessus du courage d'Hercule.

Ce n'est pas cependant alors la douleur physique qui nous attache, mais quelques circonstances dont elle est accompagnée. Philoctète ne nous intéresse point par sa blessure, mais par sa solitude et par son abandon, qui répand sur cette touchante tragédie un charme sauvage et romantique, dont l'imagination est ravie. Les souffrances d'Hercule et d'Hippolyte ne nous intéressent que parce que la mort doit les suivre; elles nous paraitraient même ridicules si ces héros revenaient à la vie. Quel sujet de tragédie pourrait fournir un homme torturé par une violente colique? Cependant ce mal cause les douleurs les plus aiguës. Une des plus révoltantes inconvenances qu'offre le théâtre des Grecs, est d'avoir cherché à exciter la compassion pår l'aspect des douleurs corporelles.

Le peu de sympathie que les maux physiques nous inspirent, est le fondement du courage et de la patience à les supporter. L'homme qui, dans les douleurs les plus violentes, ne laisse échapper aucun signe de faiblesse, ne cherche à se soulager ni par le gémissement, ni par les plaintes, non-seulement nous dispose à la sympathie, mais commande toute notre admiration. - Nous admirons et nous partageons ses généreux efforts sur lui-même. Nous approuvons sa conduite; et l'expérience que nous avons de la faiblesse ordinaire des hommes, nous rend surpris et étonnés qu'il ait pu mériter ainsi notre approbation; sentiment qui, comme nous l'avons déjà dit, prend le nom d'admiration, lorsqu'il est joint à la surprise et à l'étonnement, et dont les applaudissements sont l'expression naturelle.


 
Chapitre II. Des passions qui tirent leur origine de quelque habitude particulière de notre imagination
Parmi les passions qui naissent de l'imagination, celles qui doivent leur existence à une direction, à une habitude particulière de notre imagination, nous inspirent une sympathie très-faible, quelque naturelles qu'elles soient. Nous ne saurions les partager, parce que notre imagination n'a pas pris la même direction; et ces sortes de passions, quoiqu'il soit inévitable de lés rencontrer dans le cours de la vie de chaque individu, ont toujours, pour les autres, quelque caractère de ridicule. De ce nombre est l'attachement que la nature inspire aux personnes d'un sexe différent, quelle qu'en soit la force. Notre imagination, par exemple, n'ayant pas pris la même route que celle d'un amant, nous ne pouvons partager les vives émotions qui l'agitent. Mais si notre ami a été outragé, s'il a reçu un bienfait, nous partageons son ressentiment et sa fureur contre son ennemi, sa reconnaissance et son estime pour son bienfaiteur. Si l'amour remplit son cœur, tout en trouvant une semblable passion motivée, nous ne sommes jamais portés à la partager. Cette passion paraît à tout le monde, excepté à celui qui l'éprouve, entièrement disproportionnée à son objet; et l'amour, quoiqu'il semble être la passion naturelle à un âge entier de la vie, ne pouvant être partagé par les spectateurs, n'est pour eux qu'un sujet de plaisanterie. Son langage le plus expressif et le plus sérieux paraît ridicule à un tiers; et un amant n'est guère trouvé aimable que par sa maîtresse: il s'en aperçoit lui-même, et tant que sa passion lui laisse un jugement sain, il s'efforce d'en parler avec légèreté. C'est le seul ton sur lequel nous aimions à l'en entendre parler, parce que c'est le seul que nous puissions prendre nous-mêmes. Nous nous lassons aisément des sentences amoureuses et pédantes de Cowley et de Pétrarque, qui exagèrent, à chaque page, la violence de leur passion, tandis que la gaieté d'Ovide et la galanterie d'Horace nous plairont toujours.

Quoique l'amour ne nous inspire qu'une très-faible sympathie, comme nous avons éprouvé ou que nous sommes capables d'éprouver cette passion, nous partageons vivement les espérances de bonheur dont elle se nourrit, et les douleurs auxquelles ses revers nous livrent. C'est moins l'amour en luimême qui nous intéresse, que la situation à laquelle il donne lieu, et d'où naissent d'autres passions, telles que la crainte, l'espérance, les chagrins de toute espèce. Ainsi, dans les relations des voyageurs marins, ce n'est pas la famine qu'ils éprouvent quelquefois qui nous ́intéresse, mais les malheurs que celui-là amène toujours à sa suite. Sans partager les sentiments qui occupent un homme très-amoureux, le bonheur romanesque dont il se flatte nous plaît et nous occupe: nous concevons donc aisément que notre âme ennuyée de l'indifférence, fatiguée de l'agitation des désirs violents, chercherait le bonheur ou le calme, et espérerait trouver l'un ou l'autre dans une passion satisfaite. Nous nous formons encore l'idée de cette vie champêtre, si tranquille et si solitaire, que le tendre et élégant Tibulle s'est plu à décrire, d'une vie telle que les poëtes nous assurent qu'on la mène dans les îles Fortunées, où, tout entiers à l'amitié, à la liberté, au repos, les hommes ne connaissent ni le travail, ni les soins pénibles, ni les passions tumultueuses. Ces riants tableaux nous attachent surtout lorsqu'ils sont crayonnés par celui qui en espère les objets plutôt que par celui qui en jouit. Les plaisirs qu'on doit voiler, quoiqu'ils soient peut-être la cause première de l'amour, perdent ce qu'ils ont de peu délicat, lorsqu'on les envisage ainsi dans l'avenir, et, pour ainsi dire, en perspective; mais si l'on veut fixer nos regards sur leur image, si l'on veut nous la détailler, on cesse de nous charmer, on nous blesse. C'est par cette raison que les passions heureuses nous intéressent moins que celles qui sont mêlées de crainte et de tristesse, et que nous partageons toujours facilement les inquiétudes et les agitations. de celui qui les ressent.

De là vient le succès de quelques romans et de quelques tragédies modernes, où ces passions sont représentées. Ce n'est pas l'amour de Castalie ou de Monime qui nous intéresse dans l'Orphelin, mais les maux qu'il occasionne. Un auteur qui placerait sur la scène deux amants s'entretenant de leur amour dans une parfaite sécurité, loin d'exciter aucune sympathie, paraîtrait ridicule. Une pareille scène, introduite dans une pièce, est toujours inconvenante; et si on la tolère quelquefois, c'est moins parce qu'elle fait naître quelque sympathie pour la passion qui y est peinte, que parce que le spectateur prévoit en même temps les difficultés et les dangers qu'il faudra franchir, pour la satisfaire complétement.

La réserve que les lois de la société imposent aux femmes, par rapport à l'amour, rend cette passion plus dangereuse pour elles, et par conséquent plus intéressante lorsqu'elles l'éprouvent. Nous sommes profondément émus de l'amour de Phèdre, dans Racine, malgré l'extravagance et le crime où cette passion la conduit, et qui peut-être même sont un des motifs de notre intérêt. La crainte, la honte, le remords, l'horreur, le désespoir auxquels Phèdre est livrée, nous en paraissent plus vrais et plus déchirants: toutes ces passions secondaires (s'il en est auxquelles on puisse donner ce nom), qui naissent des situations où le coupable amour de Phèdre est placé, en deviennent nécessairement plus violentes et plus furieuses; et c'est particulièrement avec elles que nous sympathisons.

De toutes les passions qui sont le plus follement disproportionnées à la valeur de leur objet, l'amour cependant est la seule qui (même pour les âmes faibles) paraisse avoir toujours quelque chose d'aimable et de gracieux. Quelque ridicule qu'on puisse trouver dans cette passion, elle n'a rien de révoltant et d'odieux; et quoique ses effets soient souvent funestes el terribles, ses projets et ses vœux sont rarement coupables. D'ailleurs, quoiqu'elle n'ait point de mérite en elle-même, il y en a souvent beaucoup dans les sentiments dont elle est presque toujours accompagnée. Il y a dans l'amour un constant mélange d'humanité, de bonté, d'amitié, d'estime, affections pour lesquelles (comme nous l'exposerons tout à l'heure) nous avons un très-grand penchant à sympathiser, lors même qu'elles nous paraissent, à quelques égards, portées à l'excès. La sympathie qu'elles nous inspirent, nous dispose plus favorablement pour la passion qu'elles accompagnent: elles l'élèvent, pour ainsi dire, dans notre imagination, malgré toutes les erreurs qui en sont presque inséparables; et quoique l'amour conduise presque toujours un sexe à la honte et à l'infamie, et que dans les hommes, pour lesquels il est moins funeste, il soit ordinairement suivi de l'incapacité du travail, de l'oubli des devoirs, du mépris de la gloire et même de la réputation; néanmoins, le degré de sensibilité et de générosité dont on suppose qu'il est accompagné le rend souvent, pour beaucoup de gens, un objet de vanité: or, il serait absurde de vouloir paraître capable des sentiments qu'on ne trouverait pas honorable d'éprouver réellement.

Les mêmes motifs qui doivent nous porter à parler de l'amour avec réservé, s'appliquent à notre manière de parler de nos études, de notre profession. De pareils objets ne peuvent intéresser personne au même degré que nous; et c'est l'oubli de cette réserve qui fait que la société de la moitié du genre humain convient si peu à l'autre moitié. Aussi un philosophe ne se plaît-il que dans la compagnie d'un philosophe; et le membre d'une coterie', que dans le cercle borné de ceux qui la composent.


 
Chapitre III. Des passions insociales
Il y a une autre classe de passions qui, quoiqu'elles naissent de l'imagination, ne peuvent cependant être partagées par nous, ou trouvées aimables et convenables, que lorsqu'elles sont ramenées à un degré beaucoup au-dessous de celui auquel les porterait la nature abandonnée à elle-même. De ce nombre sont la haine, le ressentiment et leurs diverses modifications. Notre sympathie, à l'égard de ces passions, se partage entre celui qui les éprouve et celui qui en est l'objet. Leurs intérêts sont directement opposés. Ce que notre sympathie pour l'un nous porte à désirer, notre sympathie pour l'autre nous conduit à le craindre. Comme tous deux sont nos semblables, nous nous intéressons pour l'un et pour l'autre, et notre crainte de ce que l'un peut souffrir affaiblit notre ressentiment de ce que l'autre a souffert. Notre sympathie, pour la personne offensée est nécessairement beaucoup plus faible que le ressentiment qu'elle éprouve, et par cette cause générale que toutes les passions sympathiques restent fort au-dessous des passions originelles, et par cette cause particulière, qui naît ici d'une sympathie tout opposée que nous éprouvons pour l'agresseur. Le ressentiment ne peut donc nous paraître juste et convenable, que lorsqu'il est adouci, et ramené au-dessous du degré de force auquel cette passion se porte plus naturellement que toute autre.

On ne peut nier cependant que le sentiment des injures faites aux autres ne soit un sentiment très-fort. Le scélérat, dans une tragédie ou dans un roman, est l'objet de notre indignation, comme le héros qui lui est opposé est l'objet de notre sympathie et de notre intérêt. Nous détestons lago autant que nous estimons Othello: le châtiment de l'un nous satisfait autant que la douleur de l'autre nous intéresse. Mais quelque forte que soit en nous la sympathie, nous ne pouvons sentir aussi vivement les injures faites à nos semblables, qu'ils les ressentent eux-mêmes. Ainsi, plus ils montrent de patience, de douceur, d'humanité, plus nous partageons vivement leur ressentiment [7]; et si la modération de leur caractère ne vient, ni de crainte, ni de stupidité, elle rend plus frappante pour nous l'injustice des outrages qu'ils ont soufferts.

Le ressentiment est cependant regardé comme une des passions inhérentes à la nature de l'homme. Celui qui reçoit tranquillement une insulte, et qui ne cherche, ni à la repousser ni à s'en venger, est bientôt méprisé. Nous ne pouvons partager son indifférence et son insensibilité; nous attribuons sa conduite à la bassesse de son âme, et elle nous révolte presque autant que l'insolence de son adversaire. Les gens du peuple mêmes ne peuvent souffrir qu'on reçoive patiemment les outrages et les mauvais traitements. Ils aiment à voir une insulte vivement ressentie, et surtout par la personne qu'elle offense; ils l'excitent à se défendre, et appellent la vengeance par leurs clameurs furieuses. Si son indignation éclate enfin, ils sympathisent avec elle et y applaudissent; ils s'enflamment contre l'agresseur, qu'ils se réjouissent de voir, à son tour, attaqué; et, pourvu que la vengeance ne soit pas immodérée, ils en jouissent autant que s'ils avaient eux-mêmes reçu l'injure.

Malgré l'utilité reconnue de ces passions pour les individus qu'elles rendent dangereux d'offenser, et malgré leur utilité publique, puisqu'elles sont, en quelque sorte, les gardiens de la justice et les garants de son application impartiale, il y a cependant en 'elles quelque chose de désagréable, qui nous inspire une aversion naturelle pour leurs signes extérieurs. L'expression de la colère contre une personne présente, si elle va au delà du simple ressentiment des mauvais traitements qu'on nous a faits, non-seulement passe pour un outrage envers la personne qui excite en nous cette passion, mais pour un acte de grossièreté envers les spectateurs. Les égards qu'on leur doit exigent qu'on évite de s'abandonner à ces émotions offensantes et furieuses. Ces sortes de passions ne doivent être envisagées que dans leurs effets éloignés dans leurs effets immédiats, elles sont toujours nuisibles à la personne contre laquelle ils sont dirigés. Les objets eux-mêmes, au contraire, sont agréables ou désagréables à notre imagination par leurs effets éloignés. Une prison, par exemple, est plus utile au public qu'un palais; et la personne qui imagina l'une, était dirigée par un patriotisme plus éclairé que celle qui éleva l'autre. Mais l'effet immédiat d'une prison, l'esclavage des malheureux qui y sont renfermés, est un objet douloureux; et l'imagination ne prend pas le temps d'en envisager les effets éloignés, ou les voit à une trop grande distance pour en être très-affectée. Une prison est donc toujours un objet désagréable, et d'autant plus triste, qu'il remplit mieux le but auquel elle est destinée. Un palais, au contraire, est toujours agréable à nos yeux, quoique ses effets éloignés soient souvent de nuire au public; il peut favoriser les progrès du luxe et de la corruption des mœurs. Ses effets immédiats, la commodité, le plaisir, l'aisance des personnes qui l'habitent, charment toujours notre imagination, y font naître une foule d'idées riantes, sur lesquelles elle s'arrête avec complaisance, et dont elle va rarement chercher les conséquences éloignées. Les trophées d'instruments de musique ou d'agriculture, imités par la sculpture ou par le pinceau, ornent agréablement nos appartements; et de pareils trophées, composés d'instruments de chirurgie, de bistouris, de trépans, nous paraîtraient, et ridicules, et désagréables. Les instruments de chirurgie, cependant, sont faits avec plus d'art, et généralement plus propres à l'usage auquel on les destine que les instruments d'agriculture; leur effet éloigné, qui est toujours de rendre la santé aux personnes souffrantes, ne nous offre que des idées heureuses: néanmoins leur vue nous est toujours pénible, parce que leur effet immédiat est ordinairement la douleur. Nous aimons cependant à voir les instruments de guerre, quoique leur effet immédiat soit aussi la souffrance et la douleur; mais l'une et l'autre doivent tomber sur nos ennemis, pour lesquels nous n'éprouvons aucune sympathie: et, quant à nousmêmes, nous attachons à ces instruments les idées flatteuses de la victoire, du courage et de l'honneur: Ils font même la plus noble partie de notre parure, et leur imitation est un des plus beaux ornements de l'architecture.

Nous jugeons, d'après les mêmes principes, les effets éloignés des qualités de l'âme. Les stoïciens pensaient que le monde étant gouverné par la suprême providence d'un Dieu tout-puissant, sage et bon, le moindre événement doit être considéré comme une partie nécessaire du plan de l'univers, et comme concourant à l'ordre et au bonheur général; que les vices et les folies des hommes sont une partie essentielle de ce plan, comme leur sagesse et leurs vertus, et tendent également à la prospérité et à la perfection du système de la nature, par l'effet de cet art éternel qui tire le bien du mal même. Une pareille théorie, si elle était aussi profondément enracinée dans les esprits qu'elle pourrait l'être, diminuerait l'horreur naturelle du vice, dont les effets immédiats sont si funestes, et dont les effets éloignés sont placés à une trop grande distance pour agir sur notre imagination.

La même observation s'applique à toutes les passions insociales dont nous avons parlé jusqu'ici: leurs effets immédiats sont si désagréables, qu'elles ont toujours quelque chose de repoussant, lors même qu'elles sont le plus fondées. Elles sont aussi les seules dont l'expression ne nous dispose et ne nous prépare point à la sympathie, avant que nous connaissions les motifs qui les ont fait naître. La voix plaintive de la misère, lors même que nous l'entendons de loin, ne nous permet pas d'être indifférents à la personne dont elle part. Aussitôt qu'elle frappe nos oreilles, elle nous intéresse au sort de cette personne, et si elle continue, nous volons involontairement à son secours. Un maintien riant ramène, par la même cause, nos pensées vers cette gaieté, cet enjouement, qui nous dispose naturellement à la sympathie; et si notre cœur est préoccupé et abattu par les soucis et par les peines, il reprend bientôt un nouveau bien-être et de nouvelles forces. Il n'en est pas ainsi des expressions de la haine et du ressentiment. Les accents discordants et furieux de la colère, même quand ils sont à quelque distance de nous, nous inspirent ou la crainte ou l'aversion; nous ne volons point vers eux, comme nous volerions vers les cris de l'angoisse et de la douleur. Les hommes et les femmes, dont les nerfs sont délicats, tremblent et sont saisis d'effroi à l'aspect de la colère, quoiqu'ils n'en soient pas l'objet; alors ils se mettent à la place de la personne menacée, et partagent sa crainte: les âmes les plus fermes en sont troublées, non pas, il est vrai, jusqu'à éprouver de l'effroi, mais assez pour être elles-mêmes disposées à la colère; et cependant, si elles étaient dans la même situation que celui qui éprouve cette passion, elles l'éprouveraient peut-être ellesmêmes. Il en est ainsi de la haine. Ses plus fortes expressions n'ont d'effet que sur celui qui la ressent; c'est parce que la haine, ainsi que la colère, est naturellement l'objet de notre aversion. Jamais leurs apparences furieuses et repoussantes n'excitent et ne préparent notre sympathie, et souvent même elles la troublent et l'éloignent. Ces passions, lorsque nous en ignorons les causes, nous repoussent et nous révoltent aussi puissamment que la douleur nous porte et nous attire vers les êtres souffrants. L'intention de la nature semble avoir été que ces émotions, âpres et désagréables, se communiquassent rarement et avec peine.

Lorsque la musique imite les modulations de la douleur ou de la joie, elle nous inspire aussitôt ces passions, ou du moins elle nous met dans la disposition la plus favorable pour les éprouver; mais elle nous inspire la crainte lorsqu'elle imite les accents de la colère. La joie, la douleur, l'amour, l'admiration, la pitié, sont, en quelque sorte, des passions musicales; leurs accents sont doux, sonores, mélodieux; ils s'expriment naturellement en périodes, où l'on distingue des pauses régulières qui, par cela même, s'adaptent facilement aux répétitions des airs modulés sur un même ton. Les accents de la colère et tous ceux des passions analogues sont âcres et discordants. Tous leurs périodes sont irréguliers, tantôt trèslongs, tantôt très-courts, et aucune pause réglée ne les distingue. La musique imite avec peine ces passions; elle est toujours moins agréable lorsqu'elle les exprime. Un concert peut être l'imitation des passions douces et sociales; mais il deviendrait insupportable s'il n'offrait que l'imitation des passions haineuses et colériques.

Si ces dernières déplaisent au spectateur, elles ne sont pas moins pénibles à ceux qui les éprouvent: la haine et la colère sont une espèce de poison pour les cœurs bons. Il y a, dans le sentiment de ces passions, quelque chose d'âpre, de convulsif, qui trouble et déchire l'âme, qui détruit ce calme, cette tranquillité d'esprit si nécessaire au bonheur, et à laquelle les passions contraires, la reconnaissance et l'amour semblent nous disposer. Les cœurs généreux et sensibles ne regrettent pas les biens dont l'ingratitude et la perfidie les privent; ils savent être heureux sans les posséder; mais ils souffrent, ils sont troublés par l'idée même de l'ingratitude et de la perfidie; et les sentiments qu'elles leur inspirent sont la plus douloureuse partie de l'injure qu'ils reçoivent.

Que de choses sont nécessaires pour que le spectateur se plaise dans notre vengeance, et sympathise avec elle! D'abord, l'offense doit être telle que nous devenions méprisables, et que nous nous exposions à de perpétuelles insultes, si nous ne la repoussons pas; les légères offenses doivent être méprisées; rien n'est plus ridicule que cette humeur capricieuse et inso lente, qui prend feu aux plus légères occasions de querelles. Ce n'est pas la violence de notre indignation, mais le sentiment de ce que les autres attendent et demandent de nous, que nous devons alors prendre pour juge des motifs et de la mesure de notre vengeance. Il n'y a point de passion sur la justice de laquelle nous devions être plus en doute, à laquelle nous devions nous livrer avec plus de circonspection, et qui doive pous faire considérer avec plus d'attention quel sera le sentiment d'un spectateur calme et impartial. Le courage et le soin de conserver notre rang et notre dignité parmi les hommes, sont les seuls motifs qui puissent excuser ou ennoblir les expressions de cette passion désagréable. Ces motifs doivent diriger nos discours et notre conduite: elle doit être simple, franche et droite; non-seulement exempte de violence ou de bassesse, mais généreuse, sincère, et même pleine d'égards pour la personne qui nous a offensés. Toutes nos manières doivent montrer sans affectation que la passion n'a point éteint en nous l'humanité; et que si nous cédons à la voix du ressentiment, c'est avec regret, par nécessité, et par l'effet de provocations réitérées. Quand la vengeance porte ce caractère et qu'on l'a reconnu, elle paraît également noble et généreuse.


 
Chapitre IV. Des passions sociales
Comme c'est le partage de notre sympathie, entre des personnes dont les intérêts sont contraires, qui nous fait trouver déplaisantes et désagréables les passions dont nous venons de parler, c'est, pour ainsi dire, la sympathie doublée que nous inspirent les passions opposées, qui nous fait trouver celles-ci aimables et convenables. La générosité, l'humanité, la bonté, la compassion, l'amitié, l'estime mutuelle, lorsqu'elles semontrent dans nos manières et dans notre conduite, même à l'égard des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas étroitement liés, plaisent presque toujours au spectateur le plus indifférent. Sa sympathie pour la personne qui éprouve ces sentiments, coïncide, en quelque sorte, avec sa bienveillance pour celle qui en est l'objet; l'intérêt qu'il prend à celle-ci, comme à son semblable, lui fait partager plus vivement les sentiments de l'autre, qui ont le même caractère. Nous avons donc toujours une disposition très-forte à partager les affections bienveillantes. Elles nous plaisent sous toute espèce de rapport. Nous jouissons de la satisfaction qu'elles inspirent à la personne qui les éprouve, et à celle pour qui on les ressent. Comme une âme courageuse est plus affectée d'être l'objet de la haine et du ressentiment, que de tous les maux qu'elle en peut redouter; de même une âme sensible et délicate trouve, dans la certitude intime d'être aimée, une satisfaction qui contribue beaucoup plus à son bonheur, que tous les avantages qu'elle pourrait espérer des sentiments qu'elle a fait naître. Y a-t-il un caractère plus haïssable que celui qui se plaît à diviser des amis, et à changer leur heureuse tendresse en une mortelle haine? Cependant en quoi consiste la méchanceté d'une conduite si justement abhorrée? Est-ce à priver les amis qu'elle désunit, des secours et de l'appui qu'ils auraient pu attendre l'un de l'autre, si leur amitié eût duré davantage? C'est bien plutôt à les priver de cette amitié même, en leur dérobant cette affection mutuelle, source de tant de jouissances; en troublant cette harmonie de leurs cœurs, en détruisant ces rapports de bonheur, qui jusque-là subsistaient entre eux. Cette affection, cette tendresse, cette harmonie n'intéressent pas seulement les hommes sensibles et délicats, mais aussi les plus grossiers et les plus ordinaires; elles paraissent plus nécessaires au bonheur que tous les biens mêmes qu'on peut en attendre.

Le sentiment de l'amour est par lui-même doux à celui qui l'éprouve. Il flatte et remplit le cœur: il est favorable à tous les mouvements vitaux, et au plus parfait état de santé dont la constitution de l'homme soit susceptible: il devient de plus en plus délicieux, par l'idée du bonheur et du retour qu'il inspire à la personne qui en est l'objet. Les regards mutuels des amants sont un bonheur pour eux, et la sympathie que ces regards font naître dans les spectateurs, les rend, pour tout le monde, un objet agréable. Avec quel intérêt et quel plaisir ne voyons-nous pas une famille où règnent la tendresse et l'estime mutuelles, où les pères et les enfants sont en quelque sorte les compagnons les uns des autres, sans autre différence, entre eux, que la vénération respectueuse de ceux-ci et la touchante in-dulgence de ceux-là? une famille où la tendresse, la liberté, où une bonté réciproque, un mutuel enjouement montre qu'aucune opposition d'intêrêt ne divise les frères, qu'aucune rivalité de succès ne désunit les sœurs; où, tout enfin nous offre l'idée de la paix, de l'affection, de l'union, du contentement? Avec quel déplaisir, au contraire, n'entrons-nous pas dans une maison où les divisions et les querelles mettent, pour ainsi dire, en guerre, les uns contre les autres, tous ceux qui l'habitent? où à travers l'affectation de la complaisance et de la douceur, on voit des regards soupçonneux, des mouvements soudains d'animosité, déceler la jalousie qui les dévore en secret, et qui à chaque instant est prête à éclater malgré les égards qu'impose la présence des étrangers?

Les passions aimantes, même dans leurs excès, ne sont jamais l'objet de notre aversion: les faiblesses du sentiment et de la bonté conservent toujours quelque chose de touchant. Une mère trop tendre, un père trop indulgent, des amis trop généreux et trop dévoués, peuvent quelquefois, à cause de leur faiblesse naturelle, être regardés avec une espèce de compassion; mais ce sentiment est toujours mêlé d'intérêt pour eux, et ils ne peuvent jamais être l'objet de l'éloignement ou de la haine, encore moins du mépris, excepté de la part des hommes les plus grossiers et les plus vils. C'est toujours avec chagrin, avec douleur, même avec sympathie, que nous blâmons les erreurs de leurs sentiments. Une extrême bonté porte avec elle un caractère de faiblesse, qui commande l'intérêt et la pitié. Rien en elle ne peut repousser ni déplaire. Nous regrettons seulement qu'elle soit inutile au monde parce que le monde est indigne d'elle, et qu'elle expose ceux qui en sont doués à beaucoup de souffrances et de peines, qu'ils méritent de sentir moins que personne, et que trop souvent ils sont moins que personne capables de supporter. Il n'en est pas de même de la haine et du ressentiment: l'homme qui a une violente propension à ces détestables passions, devient bientôt l'objet d'une crainte et d'une horreur universelles; et nous le regardons comme une bête féroce qui doit être chassée de la société.


 
Chapitre V. Des passions qui ont pour objet l'amour de nous-mêmes
Entre ces deux espèces de passions opposées, les passions sociales, et les passions antisociales, il y en a d'autres qui tiennent, pour ainsi dire, le milieu, et qui ne sont ni aussi agréables que les unes, ni aussi odieuses que les autres. Ce troisième genre de passions comprend la douleur et la joie que notre bonne ou notre mauvaise fortune personnelle nous fait éprouver: même à leur plus haut degré, cette joie et cette douleur ne nous paraissent jamais aussi désagréables que les excès du ressentiment, parce qu'aucune sympathie opposée ne peut jamais nous animer contre elles. Cependant fussent-elles proportionnées à leur objet, elles ne sauraient nous plaire autant qu'une humanité impartiale et une bienveillance équitable, parce que nulle double sympathie ne nous donne de l'intérêt pour elles. Cependant, entre la joie et la douleur dont les causes sont personnelles, il y a cette différence que nous sommes plus disposés à sympathiser avec les faibles plaisirs des autres et avec leurs très-grands chagrins. Celui qu'un coup inopiné du sort place au-dessus de la situation dans laquelle il était né, peut être certain que les félicitations de ses meilleurs amis ne sont pas complétement sincères. Un homme obscur, quel que soit son mérite, est ordinairement un objet désagréable, lorsqu'il est favorisé de la fortune; et, trop communément, un sentiment d'envie nous empêche de partager son bonheur. Il y est sensible, s'il a quelque jugement; et au lieu de s'enorgueillir de ses succès, il déguise sa joie, modère la vanité que sa nouvelle situation lui inspire. Il affecte de conserver la même simplicité dans ses vêtements, la même modestie dans ses manières; il redouble d'égards pour ses anciens amis, et cherche à être avec eux plus complaisant, plus attentif, plus modeste que jamais. C'est ce que nous approuvons davantage dans sa conduite, parce que nous nous attendions à le trouver plus sensible à l'envie et à l'éloignement qu'inspire son bonheur. Il est rare, même avec tous ces ménagements, qu'il réussisse à nous plaire. Nous suspectons la sincérité de sa modestie; et bientôt aussi il est fatigué de se contraindre. Peu à peu il abandonne ses anciens amis, excepté ceux qui consentent à dépendre de lui: et cependant il en acquiert difficilement de nouveaux. L'orgueil de ceux-ci n'est pas moins révolté de l'avoir pour égal, que l'orgueil des autres de l'avoir pour supérieur; et ils exigent de lui une modestie continuelle, pour prix de leur amour-propre blessé. Il en est enfin excédé: le sombre et jaloux orgueil des uns, l'insultant mépris des autres le portent à traiter ceux-là avec négligence, et ceux-ci avec humeur, jusqu'à ce que devenu habituellement insolent, il perd enfin l'estime de tous. Si la plus grande partie du bonheur dont l'homme est susceptible, consiste, comme je le crois, dans la certitude intime d'être aimé, une élévation subite contribue rarement à notre félicité. Il est plus heureux sans doute de s'avancer, pour ainsi dire, graduellement; d'être porté, par la voix publique, à chaque nouveau degré de fortune, longtemps avant d'y parvenir; afin, en arrivant au but, d'être préservé de toute ivresse, et de ne pouvoir exciter, ni la jalousie de ceux à côté desquels on se place, ni l'envie de ceux qu'on laisse derrière soi [8].

Nous sommes cependant très-disposés à sympathiser avec la joie qui naît des causes les moins importantes; la bienséance exige, par rapport à nous-mêmes, que nous soyons modestes dans la prospérité: quant aux autres, nous ne pouvons jamais leur témoigner assez d'intérêt, soit dans les circonstances ordinaires de la vie, et dans la société où nous passons avec eux nos journées, soit à l'égard des amusements que cette société nous offre, de ce qu'on y dit, de ce qu'on y fait, des incidents que la conversation y amène, et de tous les riens frivoles qui y remplissent le vide de la vie humaine. Rien n'est plus agréable que cette gaieté habituelle, qui est toujours le résultat d'un goût particulier pour les moindres plaisirs qu'on peut rencontrer. Nous sympathisons avec cette gaieté; elle se communique rapidement à nous, et nous fait envisager toutes choses d'une manière aussi riante que la personne même qui est douée de cette heureuse qualité. De là vient que la jeunesse, qui est l'âge de la gaieté, se fait si facilement aimer. Cette disposition à jouir de tout, qui brille dans les regards de la jeunesse et de la beauté, et qui semble être l'âme de sa fraîcheur, donne une humeur plus gaie aux personnes mêmes qui approchent du terme de la vie. Elles oublient, pour quelques moments, leurs infirmités; elles s'abandonnent aux idées, aux émotions heureuses qui leur étaient depuis longtemps étrangères; émotions qui, à la vue de tant de bonheur, rentrent au fond de leur âme, et y sont reçues, pour ainsi dire, comme de vieilles connaissances dont on s'est séparé avec douleur, et qu'un long éloignement fait embrasser avec une tendresse plus vive.

Il en est tout autrement à l'égard de la douleur; les peines légères n'excitent aucune sympathie, tandis que les peines très-vives en excitent une très-forte. L'homme qui est malheureux des moindres contradictions, celui qui souffre, quand ses domestiques commettent la plus légère inadvertance, quand on manque, soit pour lui, soit pour les autres, aux lois de la politesse la plus cérémonieuse; qui est blessé lorsque son ami ne lui souhaite pas le bonjour en l'abordant, ou lorsqu'on bourdonne quelques sons pendant qu'il raconte une histoire; qui enfin a de l'humeur à la campagne à cause du temps, en route à cause des chemins, à la ville par le défaut de société ou par l'ennui des amusements qu'on y trouve: un tel homme, sa manière de sentir fût-elle à quelques égards motivée, trouverait difficilement quelqu'un qui la partageât. La gaieté est une impression qui plaît, et que nous n'abandonnons pas aisément. Aussi nous sympathisons avec elle,dans les autres toutes les fois que l'envie ne s'y oppose pas. Mais la douleur n'est composée que d'émotions pénibles; et même, pour nos infortunes personnelles, nous lui résistons longtemps et l'éloignons de nous. Nous tâchons de ne pas la ressentir; et dès que nous l'éprouvons, nous travaillons à la bannir de notre cœur. Notre aversion pour la douleur ne nous permet pas, dans les occasions peu importantes, de la connaître pour nou smêmes,et surtout de sympathiser avec celle des autres; carnos passions sympathiques sont toujours moins irrésistibles que nos passions originelles. Il y a, en outre, en nous une espèce de malice qui non-seulement nous empêche de sympathiser avec les peines des autres quand elles sont légères, mais qui nous les rend en quelque sorte amusantes. De là nait le plaisir que nous trouvons, au milieu des petites contradictions qu'ils éprouvent, à les railler, à les presser, à les agacer. Les hommes les plus ordinaires dissimulent l'impression qu'ils ressentent des peines légères, et ceux qui sont plus propres à la société, tournent ces sortes de peine en badinage, comme ils pensent que les autres pourraient le faire. L'habitude que les gens du monde acquièrent de considérer les petites contradictions qu'ils éprouvent, de la même manière qu'elles seraient envisagées par les autres, fait qu'ils parviennent réellement à les voir du même œil, et à s'en amuser comme eux.

Notre sympathie pour les grands chagrins des autres est au contraire très-forte et très-sincère. Il est inutile d'en citer des exemples. Nous pleurons à la représentation d'une tragédie. Si vous éprouvez quelque revers signalé, si quelque événement imprévu vous plonge dans la misère, dans l'abandon, dans la douleur, y eût-il de votre faute, vous pouvez compter sur une sympathie sincère de la part de vos amis, et même sur leur secours, autant que leur situation et leur honneur le permettent. Mais si votre infortune n'est pas aussi grande; si votre ambition seulement a été trompée; si vous êtes trahi par votre maîtresse, ou gouverné par votre femme, vous devez plutôt vous attendre à la raillerie qu'à l'intérêt, de la part de ceux qui vous connaissent.


 
Section III. Des effets du bonheur et du malheur sur les jugements que nous portons des actions des autres. Pourquoi il est plus facile d'obtenir leur approbation dans une de ces situations que dans l'autre

 
Chapitre I. Quoique nous sympathisions plus vivement avec la douleur qu'avec la joie, notre douleur sympathique est moins forte que celle de la personne intéressée
Notre sympathie pour la douleur n'est pas plus réelle que notre sympathie pour la joie, quoique nous en ayons parlé davantage. Le mot sympathie, dans son sens propre et primitif, exprime notre manière commune de sentir avec ceux qui souffrent et non avec ceux qui éprouvent du plaisir. Un philosophe ingénieux et subtil a cru dernièrement qu'il était nécessaire de prouver que nous sympathisons véritablement avec la joie des autres, et que la faculté d'être réjouis par elle est un principe même de notre nature; et personne, je pense, n'a cru nécessaire de prouver la même chose, par rapport à la pitié.

Avant tout, notre sympathie pour la douleur est, en un sens, plus universelle que notre sympathie pour la joie: quelque extrême que soit le chagrin, nous le partageons toujours à un degré quelconque. Ce que nous éprouvons alors peut cependant ne pas égaler cette sympathie complète, cette parfaite harmonie de sentiments d'où naît l'approbation. Nous ne pleurons pas, nous ne nous plaignons pas, nous ne gémissons pas avec la personne affligée: nous jugeons même la faiblesse et la folie de sa passion, sans cependant cesser d'y prendre intérêt. Mais si nous sympathisons avec la joie d'un autre, nous ne la partageons, ni au même degré, ni avec le même intérêt. Nous trouvons même ridicule et méprisable celui que les transports d'une joie folle et immodérée font sauter et danser, lorsque nous ne sommes pas dans la même disposition que lui.

D'ailleurs, la douleur, soit physique, soit morale, produit en nous une sensation beaucoup plus vive que le plaisir. Notre sympathie pour la douleur est aussi plus vive et plus distincte que notre sympathie pour le plaisir, quoiqu'à l'égard de ce dernier sentiment, elle approche beaucoup plus de la passion originelle éprouvée par un autre.

Nous nous efforçons presque toujours de retenir notre sympathie pour les chagrins des autres. Le désir de notre propre bien-être nous fait chercher ordinairement à l'oublier, quand nous sommes loin d'eux: mais nous n'y réussissons pas toujours; et il semble que notre répugnance à nous y abandonner, notre éloignement pour elle, nous obligent d'y faire plus d'attention. Nous n'avons au contraire jamais de motif d'opposition contre la sympathie pour la joie; l'envie seule nous empêche de l'éprouver, et, excepté cette unique'cause, nous nous Y abandonnons sans réserve. Nous sommes même honteux de notre jalousie; nous prétendons et quelquefois aussi nous désirons réellement sympathiser avec le plaisir des autres, même lorsque cette passion désagréable nous en rend incapables. Nous disons quelquefois que nous sommes heureux du bonheur de notre voisin, tandis qu'au fond du cœur nous en sommes peutêtre peinés: nous éprouvons souvent encore de la sympathie pour les peines des autres, tandis que nous désirons intérieurement être délivrés de ce sentiment; et nous n'éprouvons pas de sympathie pour leur joie, quoique nous regrettions de ne pas la partager. L'observation la plus frappante qui s'offre ordinairement à nous, c'est qu'il nous est naturel de sympathiser fortement avec la douleur, et faiblement avec le plaisir.

J'oserai cependant assurer que notre inclination à sympathiser avec la joie, lorsqu'elle n'est contrariée par aucun sentiment d'envie, est plus forte que notre inclination à sympathiser avec la douleur; et que notre sympathie pour les senti ments agréables approche beaucoup plus de ce que sont ces sentiments dans les personnes qui les éprouvent, que notre sympathie pour les sentiments pénibles.

Nous avons toujours de l'indulgence pour les excès de la douleur que nous ne pouvons pas partager. Nous savons quel effort un être souffrant est obligé de se faire, pour ramener ses sentiments au degré qui rend possible aux autres de les partager; nous lui pardonnons volontiers lorsqu'il ne peut y parvenir. Mais nous n'avons pas la même indulgence pour les excès de la joie, parce que nous ne sentons pas qu'il soit également difficile de la ramener au point où il nous est possible de sympathiser avec elle. L'homme qui, au dernier degré du malheur, commande encore à sa douleur, nous paraît digne d'admiration; tandis que nous louons à peine celui qui, au comble de la prospérité, reste maître de sa joie. Nous sentons que l'intervalle est infiniment plus grand, dans un cas que dans l'autre, entre le sentiment qu'éprouve la personne intéressée, et la sympathie que le spectateur peut avoir pour elle.

Que peut-on ajouter au bonheur de celui qui jouit d'une santé parfaite, qui est sans dettes et dont la conscience est pure? Ce que la fortune lui accorde au delà, est superflu; et s'il en a plus d'orgueil, c'est par l'effet d'une vanité puérile. Cette situation néanmoins peut être appelée l'état naturel du genre humain, et malgré la misère et la dépravation dont on se plaint si justement dans le monde, telle est véritablement la situation de la plupart des hommes. Ils devraient donc, presque tous, partager, avec assez de facilité, la joie de ceux qui passent ce degré ordinaire de bonheur.

Mais s'il est difficile d'ajouter à ce degré, il est trop aisé de le voir réduit. L'intervalle qui sépare le comble de la prospérité humaine et cette situation commune de bonheur n'est, pour ainsi dire, qu'un point; et entre cette situation et le dernier excès du malheur, il y a une distance prodigieuse et une infinité de degrés. L'adversité abat notre âme beaucoup plus que la prospérité ne l'élève. Le spectateur aura donc plus de peine à sympathiser, à s'accorder, pour ainsi dire, avec la douleur d'autrui, qu'à partager sa joie; et il sera obligé de s'éloi gner bien davantage de la situation naturelle et ordinaire où il se trouve, dans un cas que dans l'autre. C'est par cette raison que, quoique notre sympathie pour la douleur soit presque toujours une sensation plus vive que notre sympathie pour le plaisir, elle est toujours plus éloignée que celle-ci de ce qu'éprouve la personne intéressée.

Il est toujours agréable de sympathiser avec la joie; et quand l'envie ne nous en empêche pas, notre cœur s'abandonne volontiers aux vifs mouvements de ce sentiment délicieux. Mais nous partageons à regret, et comme malgré nous, la douleur [9]. Quand nous écoutons une tragédie, nous disputons, pour ainsi dire, notre cœur aux douleurs sympathiques qu'elle nous inspire; et nous n'y cédons que quand il ne nous est plus possible de résister: nous cherchons même alors à les dérober aux regards des spectateurs. Si nous pleurons, nous cachons nos larmes; et nous craignons que ceux qui ne partagent pas notre émotion, ne la traitent de faiblesse. Les infortunés, dont les malheurs appellent notre compassion, sentent la répugnance que nous avons à sympathiser avec leurs chagrins; aussi ils ne nous les confient qu'avec hésitation et avec crainte. Ils étouffent en quelque sorte la moitié de leur affliction: la dureté trop ordinaire du genre humain les ferait rougir d'en montrer l'étendue. Il n'en est pas de même, à l'égard de celui qui s'abandonne à la joie et au bonheur. Il attend de nous la plus complète sympathie, quand l'envie ne peut la troubler; il ne craint pas de nous apprendre lui-même avec des transports de joie, un bonheur que nous sommes sincèrement disposés à partager.

Pourquoi sommes-nous plus embarrassés de pleurer que de rire devant les autres? Nous pouvons avoir un sujet aussi réel pour une de ces émotions que pour l'autre; mais nous sentons toujours que le spectateur se plaira davantage à partager les émotions agréables que les émotions douloureuses. Il y a toujours de la faiblesse à se plaindre, même au milieu des plus affreux malheurs. Quant à l'orgueil dans les succès, il ne blesse pas toujours. La prudence toutefois nous conseille de les soutenir avec modération, parce qu'elle nous conseille de ne pas exciter l'envie, qu'un pareil orgueil éveille inévitablemeħt.

Y a-t-il rien de plus vif et de plus sincère que les acclamations du peuple (si rarement envieux des grands) dans une victoire ou dans une cérémonie publique? Mais combien sa douleur est calme et modérée à l'aspect d'un supplice! Notre tristesse, en assistant à des funérailles, se borne ordinairement à un sérieux affecté; et notre joie à un baptême ou à un mariage est toujours vive et sincère. Le plaisir que nous éprouvons dans toutes les circonstances heureuses, quoiqu'il soit moins durable, est donc presque aussi vif que celui de la personne intéressée. Lorsque nous félicitons nos amis de quelque événement favorable (ce qui arrive trop rarement, à la honte de l'humanité), leur joie devient réellement notre joie; nous sommes, pour l'instant, presque aussi heureux qu'eux; notre cœur nage dans la joie; on la voit briller dans nos regards, animer notre maintien et notre physionomie.

Mais, hélas! quand nous plaignons nos amis dans leurs peines, nous souffrons bien peu en comparaison de ce qu'ils souffrent! nous nous asseyons près deux, nous les regardons; et pendant qu'ils nous détaillent leur infortune, nous les écoutons seulement avec attention [10]; lors même que leur récit est interrompu par ces éclats irrésistibles de douleur qui semblent prêts à les étouffer et à leur couper la parole, com bien les tièdes émotions de notre cœur sont loin de répondre aux déchirements du leur! Nous reconnaissons cependant que leur affliction est naturelle, et qu'elle n'excède pas celle que nous éprouverions en pareil cas. Nous nous reprochons intérieurement notre peu de sensibilité; et ce reproche fait naître quelquefois en nous une espèce de sympathie artificielle mais elle est toujours très-faible, très-passagère; et dès que nous nous éloignons, elle s'évanouit sans retour. Il semble que la nature ait trouvé chacun de nous surchargé par son lot personnel de douleurs, et qu'elle ne nous commande de partager les souffrances des autres qu'autant que cela est nécessaire pour nous porter à les soulager.

C'est le peu de sympathie que nous avons pour les maux des autres qui nous fait trouver héroïque et presque divin leur courage dans les grands malheurs. Nous applaudissons déjà à celui qui conserve sa gaieté au milieu d'une foule de contradictions légères; mais celui qui ne la perd jamais dans les infortunes les plus accablantes, nous paraît audessus de l'humanité. Nous sentons quel étonnant effort lui est nécessaire, pour éprouver en silence une foule d'émotions tumultueuses et déchirantes; nous admirons l'empire qu'il a sur lui-même; et sa fermeté semble coïncider, dans cet instant, avec notre peu de sympathie. Il ne nous demande pas cette sensibilité délicate et vive, dont à regret nous nous sentons dépourvus. Une parfaite correspondance se trouve entre ses sentiments et les nôtres: et, sous ce rapport, la plus entière convenance existe dans sa conduite; convenance que la faiblesse humaine ne nous permettait cependant pas d'espérer. Nous sommes frappés et attendris de la force d'esprit nécessaire à un effort si élevé et si généreux: le sentiment d'approbation et de sympathie qu'il nous inspire, animé par l'étonnement et la surprise, constitue celui qu'on nomme admiration et dont nous avons déjà parlé. Caton, accablé de tous côtés par ses ennemis, hors d'état de leur résister, dédaignait de se soumettre à eux, et réduit, par les maximes orgueilleuses de ce temps, à la nécessité de se donner la mort, ne succomba point sous son infortune; il ne se servit jamais de l'accent lamentable du malheur, pour implorer ces tristes larmes de la sympathie qu'on accorde trop souvent à regret; mais, s'armant au contraire d'un mâle courage, il donna, au moment d'exécuter sa fatale résolution, tous les ordres nécessaires à la sûreté de ses amis, avec sa tranquillité ordinaire; et offrit, selon Sénèque (le plus grand partisan d'une insensibilité stoïque), un spectacle que les dieux mêmes auraient pu considérer avec admiration et avec plaisir. Quand nous rencontrons dans la vie commune des exemples de ce courage héroïque, nous en sommes toujours extrêmement touchés. Nous versons plus volontiers des larmes sur ceux qui semblent ne rien sentir pour eux-mêmes, que sur ceux qui s'abandonnent à toutes les faiblesses de la douleur: C'est dans cette première circonstance que la douleur sympathique du spectateur paraît aller plus loin que la douleur de la personne intéressée. Les amis de Socrate fondent en larmes, tandis qu'il boit le poison avec sérénité et avec paix. Dans une semblable occasion, le spectateur ne cherche point et n'a aucun motif de chercher à fuir la sympathie. Il ne craint d'être entraîné dans aucun sentiment exagéré ou inconvenable: il est satisfait de la sensibilité qu'il trouve dans le fond de son cœur, et se complaît ainsi à s'approuver lui-même. Il aime à s'abandonner aux pensées mélancoliques qu'amènent naturellement alors, dans son esprit, les malheurs d'un ami pour lequel il ne s'est peutêtre pas encore senti une aussi vive tendresse. Il n'en est pas de même dans le cœur de la personne intéressée. Elle est obligée de détourner, autant qu'il est possible, ses regards de ce que sa situation a de terrible et de douloureux. Elle craindrait qu'une attention trop sérieuse à cet égard ne lui permît plus de se contenir, et de mériter l'approbation et la sympathie de ceux qui l'entourent. Elle attache donc toutes ses pensées vers ce qui peut lui paraître encore heureux dans sa situation, vers l'applaudissement et l'admiration qu'elle va mériter par l'héroïsme de sa conduite. Le plaisir de sentir qu'elle est capable d'un effort sublime, qu'elle reste libre et maîtresse d'elle-même au milieu de son malheur, l'exalte, l'anime et la rend capable de conserver cette sérénité triomphante, qui est une espèce de victoire remportée sur l'infortune.

Celui qui se laisse abattre par ses malheurs personnels, nous paraît au contraire mériter toujours quelque espèce de mépris: nous ne pouvons partager tout ce qu'il sent, et ce que nous sentirions peut-être nous-mêmes à sa place: nous le méprisons sentiment injuste sans doute, si toutefois on peut regarder comme tel un mouvement irrésistible de la nature. Les faiblesses de la douleur nous paraissent toujours désagréables, excepté lorsqu'elles ont lieu pour ce que les autres éprouvent, plutôt que pour ce que nous éprouvons nous-mêmes. Un fils peut s'y abandonner, sans être blâmé, pour la mort d'un père indulgent et vénérable. Ses regrets sont fondés sur une espèce de sympathie avec la personne qu'il a perdue; et nous partageons aisément cette affliction naturelle. Mais s'il se laissait aller à la même douleur pour un malheur absolument personnel, il ne nous intéresserait pas longtemps. L'homme même qui serait réduit à l'indigence et à la misère, qui serait exposé aux plus mortels dangers, qui serait ignominieusement conduit au dernier supplice, s'il versait une larme sur l'échafaud, serait perdu dans l'opinion des esprits élevés et des âmes fortes: leur compassion pour lui serait cependant très-sincère et trèsvive; mais comme elle resterait toujours au-dessous de cette extrême faiblesse, ils ne lui pardonneraient pas d'exposer ainsi cette faiblesse à tous les regards loin de la partager, ils en rougiraient pour lui, et la regarderaient comme la circonstance la plus déplorable de son malheur. Combien la mémoire de cet intrépide duc de Biron, qui avait si souvent brayé la mort sur le champ de bataille, n'a-t-elle pas été flétrie par les larmes qu'il versa sur l'échafaud, en considérant la situation où il était réduit, et en se rappelant de quel degré de faveur et de gloire son imprudence l'avait fait déchoir.


 
Chapitre II. De l'origine de l'ambition, et de la distinction des rangs
C'est parce que les hommes sont plus disposés à sympathiser complétement avec notre joie qu'avec nos chagrins, que nous faisons parade de nos richesses, et que nous cachons notre pauvreté. Rien n'est plus pénible que d'exposer notre détresse aux regards des autres, et de sentir que, quoiqu'ils la voient, personne ne conçoit tout ce qu'elle nous font souffrir. Cette pensée est un des principaux motifs qui nous fait rechercher la fortune, et fuir l'indigence. Quel est l'objet de tous les travaux et de tous les mouvements des hommes? Quel est le but de l'avarice, de l'ambition, de la poursuite des richesses, du pouvoir, des distinctions? Est-ce de subvenir aux besoins de la nature? le salaire du moindre artisan peut y suffire. Nous voyons qu'il fournit à sa nourriture, son vêtement: qu'il soutient sa maison et sa famille. Si nous examinons sévèrement son économie, nous trouverons qu'elle lui permet quelques dépenses de convenance, qu'on peut regarder comme superflues, et que, dans certaines occasions, il lui reste même encore les moyens de satisfaire sa vanité. Quelle est donc la cause de notre aversion pour sa situation? et pourquoi ceux qui sont nés dans un rang élevé regardent-ils comme un malheur plus grand que la mort, d'être réduits, même sans travail, à une nourriture aussi simple que la sienne, à partager son étroite demeure, à être couverts de ses modestes vêtements? Pen-sent-ils que l'on digère plus facilement, ou que l'on dorme d'un sommeil plus profond, dans un palais que dans une cabane? On a si souvent observé le contraire, que personne ne peut l'ignorer. D'où naît donc cette ambition de s'élever, qui tourmente toutes les classes de la société? où est le véhicule de la passion commune à toutes les vies humaines, qui est d'améliorer sans cesse la situation où l'on se trouve! C'est d'être re marqué, d'être considéré, d'être regardé avec approbation, avec applaudissement, avec sympathie, et d'obtenir tous les avantages qui suivent ces divers sentiments. C'est la vanité qui est notre but, et non le bien-être, ou le plaisir; et notre vanité est toujours fondée sur la certitude que nous avons d'être l'objet de l'attention et de l'approbation des autres. L'homme riche s'applaudit de ses richesses, parce qu'il sent qu'elles attirent sur lui les regards des hommes, et qu'ils sont disposés à partager toutes les émotions agréables, attachées aux divers avantages de sa situation. Cette pensée dilate et enfle son cœur, et, plus que toute autre, l'enivre de sa fortune. Le pauvre au contraire est honteux de son indigence. Il sent qu'elle l'éloigne de la vue des hommes, et que s'ils s'occupent de lui, ils éprouveront à peine quelques mouvements de sympathie pour les maux qu'il endure. Ces deux idées l'humilient: car, quoiqu'il soit bien différent d'être oublié des hommes ou désapprouvé par eux, l'obscurité nous prive d'être honorés ou applaudis, et l'indifférence des autres trompe et anéantit les plus douces espérances et le plus ardent désir que la nature ait placés dans notre cœur. Le pauvre va et vient, sans qu'on s'en aperçoive; au milieu de la foule, il est aussi ignoré que s'il fût resté dans sa cabane. Les soins pénibles et modestes qui l'occupent, ne distraient, ni n'intéressent ceux qui vivent dans la dissipation et les plaisirs ces personnes détournent de lui leurs regards, et si l'excès de ses peines les fixe un moment, un objet aussi désagréable est bientôt répoussé et éloigné. L'orgueilleux favori de la fortune s'étonne presque de l'insolence du malheureux qui ose se présenter devant lui, il craint que le répugnant aspect de la misère ne trouble la sérénité de son bonheur. L'homme élevé par le rang ou la fortune est, au contraire, remarqué de tout le monde: chacun est avide de le considérer et de partager, par la sympathie, la joie et l'orgueil que sa situation lui inspire ordinairement; toutes ses actions sont l'objet de l'attention publique. A peine une parole, un geste lui échappent-ils dans une grande assemblée, c'est sur lui que tous les regards s'arrêtent; c'est vers lui que se tournent, pour ainsi dire, avec attente, toutes les passions, comme pour recevoir de lui l'impulsion et la direction qu'elles doivent suivre; et si sa conduite n'est pas absolument inconvenable, chaque instant lui fournit l'occasion d'intéresser les hommes, et de rendre l'objet de l'attention et de la sympathie de chacun d'eux. Tels sont les avantages qui nous font envier la grandeur, malgré la contrainte qu'elle impose, et la perte de la liberté dont elle est suivie; telle est, selon l'opinion des hommes, la compensation des travaux, des désagréments, des chagrins attachés à sa poursuite, et de la paix, de la sécurité, du contente ment plus précieux encore, que sa possession nous fait perdre. Quand nous considérons l'état des grands sous le point de vue séduisant que lui prête volontiers notre imagination, il semble répondre à l'idée que nous nous sommes faite d'une parfaite félicité; leur situation est en effet celle qui, dans nos plus heureuses rêveries, était le dernier objet de nos désirs. Nous favorisons tous leurs sentiments et tous leurs vœux. Tout ce qui peut troubler et gâter une position si fortunée, nous semble cruel. Nous souhaitons même qu'elle soit immortelle; et nous trouvons la mort barbare, lorsqu'elle vient y mettre un terme: nous accusons la nature, qui force les grands de descendre de leur élévation, pour entrer dans cette dernière et hospitalière retraite qu'elle a préparée à tous ses enfants. Puissants rois, vivez à jamais! est le compliment que nous adresserions à tous les monarques, à l'exemple des Orientaux, si l'expérience ne nous en démontrait l'absurdité. Les maux qui leur arrivent, les outrages qu'ils reçoivent, nous semblent plus dignes de compassion, mériter plus de ressentiment que s'ils étaient adressés à d'autres hommes. Les malheurs des rois, ainsi que ceux des amants, paraissent être les seuls sujets dignes de la tragédie, parce qu'en dépit de la raison et de l'expérience, les préjugés de notre imagination attachent à ces deux situations de la vie l'idée d'un bonheur supérieur à tout autre: nous regardons, comme une injure atroce, ce qui trouble ou détruit un tel bonheur. Le traître qui conspire contre la vie de son prince, paraît un plus grand monstre que tout autre meurtrier. Tout le sang innocent répandu dans les guerres civiles, excita moins d'indignation que la mort de Charles Ier. Un être qui serait étranger à la nature humaine, et qui verrait l'indifférence des hommes pour les maux de leurs inférieurs, et leur sensibilité aux malheurs de ceux qui sont au-dessus d'eux, serait tenté de croire que la douleur est beaucoup plus cuisante, et que la mort est beaucoup plus terrible pour les grands que pour les autres hommes [11].

Sur cette disposition que nous avons à sympathiser avec les passions des riches et des grands, sont fondés la distinction des rangs et l'ordre de la société. Notre condescendance, pour nos supérieurs, naît plus souvent de notre admiration pour les avantages de leur situation que d'aucune attente secrète de l'utilité dont leur bienveillance nous peut être. Leurs bienfaits ne peuvent s'étendre qu'à un petit nombre de personnes, et leur bonheur intéresse presque tout le monde. Nous aimons à les servir, pour concourir en quelque chose à compléter un système de félicité qui est si près de la perfection; et nous voulons leur être utiles, sans autre récompense que l'honneur et la vanité que nous y attachons. Notre déférence, pour toutes leurs volontés, n'a pour objet, ni notre intérêt personnel, ni même entièrement l'ordre de la société, dont cette déférence est le meilleur soutien: dans les circonstances où l'ordre de la société semble exiger que nous leur résistions, nous nous y portons avec peine. Ce sont les principes de la raison et de la philosophie, et non pas les principes de la nature, qui établissent que les rois sont dépendants des peuples, qu'on peut leur résister, les déposer, les punir. La nature seule nous porterait à nous soumettre à eux, par amour pour eux-mêmes; à trembler devant leur élévation, à regarder leur sourire comme la récompense suffisante de tous les services; à craindre, comme le plus rigoureux châtiment, de leur déplaire, quoiqu'il n'en dût résulter aucun mal pour nous. Les traiter, à quelques égards, comme les autres hommes, raisonner et discuter avec eux sur des sujets ordinaires, demande une sorte de résolution de caractère, dont peu d'hommes sont capables, à moins qu'ils ne soient enhardis et autorisés par la familiarité et par une connaissance intime. Les motifs les plus puissants, les plus terribles passions, la crainte, la haine, le ressentiment, suffisent à peine pour balancer la disposition naturelle que nous avons à les respecter; et il faut que leur conduite ait justement, ou injustement, porté ces passions au plus haut degré de force dans le peuple, pour qu'il leur résiste, et désire les voir punis ou déposés. Lors même qu'il a été amené à cette extrémité, il est toujours prêt à s'arrêter, et à rentrer dans son état habituel de soumission pour ceux qu'il est accoutumé à regarder comme ses supérieurs naturels. L'humiliation de son roi lui est insupportable, la compassion prend bientôt la place du ressentiment; il oublie ses fautes passées: les principes de son antique fidélité renaissent; et il se porte avec autant de violence à rétablir l'autorité renversée, qu'il en avait mis à lui résister. La mort de Charles ler amena le rétablissement de la famile royale; et la compassion dont la multitude fut saisie pour Jacques II fuyant sur un vaisseau, si elle n'a pu empêcher la révolution, en a du moins ralenti la marche [12].

Les grands voient-ils avec indifférence combien il leur est facile de captiver l'admiration publique? ou pensent-ils qu'ils n'ont pas besoin, comme les autres hommes, de l'obtenir au prix de leurs sueurs et de leur sang? Par quelles qualités importantes un jeune noble apprend-il à soutenir la dignité de son rang, à mériter cette prééminence sur ses concitoyens, à laquelle il est porté par les vertus de ses ancêtres? Est-ce par l'instruction, par l'habileté, par la patience, par le désintéressement, ou par d'autres vertus de ce genre?... Comme toutes ses actions, toutes ses paroles sont remarquées, il s'accoutume à s'observer lui-même jusque dans les moindres circonstances de la vie, et à remplir les moindres devoirs avec la plus exacte convenance. Sentant combien il est observé par les autres, et qu'ils sont portés à seconder toutes ses inclinations, il agit ordinairement avec toute la liberté et toute la fierté que de pareilles pensées doivent naturellement lui inspirer. Son air, ses manières, sa démarche, tout en lui respire ce sentiment heureux et délicat de sa propre supériorité, que connaissent à peine les personnes nées dans une situation inférieure à la sienne.... Tels sont les artifices par lesquels il se propose d'assujettir les autres à son influence, et de modifier leurs sentiments au gré des siens; et il est rarement trompé. Ces artifices, soutenus du rang et de la grandeur, suffisent presque toujours pour gouverner les hommes. Louis XIV fut regardé, pendant la plus grande partie de son règne, comme le modèle des princes, non-seulement en France, mais dans toute l'Europe. Par quels talents et par quelles vertus acquit-il une aussi grande réputation? Est-ce par la justice scrupuleuse et invariable de ses entreprises? par l'étendue des périls et des obstacles dont elles étaient accompagnées? ou enfin par l'application constante et infatigable avec laquelle il en poursuivit l'exécution? Est-ce par l'étendue de ses connaissances? par la finesse de son jugement? par son héroïque valeur? Il manquait de toutes ces qualités; mais il était le prince de l'Europe le plus puissant, et par conséquent il tenait le premier rang entre les rois. «Il surpassait, dit son « historien, tous ses courtisans par les grâces de sa personne «et par la beauté majestueuse de ses traits; le son de sa voix «noble et touchante gagnait tous les cœurs, que sa présence « intimidait. Il avait un port et une démarche qui ne conve naient qu'à sa personne et à son rang, et qui eussent été ri«dicules dans tout autre. L'embarras qu'il causait à ceux à « qui il parlait, flattait cette satisfaction secrète qu'il trouvait «à sentir sa supériorité. Le vieil officier qui bégaya et resta «court en lui parlant, et qui lui dit: Sire, j'espère que Votre «Majesté me fera la grâce de croire que je ne tremble point « ainsi devant ses ennemis, n'eut pas de peine à obtenir ce «qu'il demandait.» Les qualités frivoles de ce prince, soutenues par l'éclat de son rang, et sans doute aussi par quelques talents et quelques vertus (mais qui ne s'élevaient pas audessus de la médiocrité) lui acquirent l'estime de ses contemporains, et ont même rendu sa mémoire respectable à la postérité. Comparé aux hommes qui l'environnaient, les vertus d'aucun d'eux ne paraissaient approcher de ses vertus, et on eût dit que le savoir, l'habileté, le courage, la générosité perdaient devant lui tout leur éclat.

Mais ce n'est pas par des qualités frivoles, que les hommes d'un rang peu élevé doivent se distinguer. La politesse est tellement la vertu des grands, qu'on n'en tient compte qu'à eux seuls. Le fat, qui imite leurs manières, et qui cherche à se faire remarquer par la convenance étudiée de son maintien, excite doublement la pitié par sa folie et par sa présomption. Pourquoi l'homme que personne ne trouve digne d'attirer les regards, serait-il préoccupé de la manière dont il tiendra sa tête ou ses bras, en marchant dans une chambre? Un pareil soin de sa part est sans doute superflu, et suppose en lui un sentiment de son importance, que les autres ne peuvent partager. Le principal caractère de la conduite d'un homme privé doit être la modestie, la simplicité, et même la négligence, jusqu'à ce degré où elle ne blesse pas les égards dus à la société s'il veut se distinguer, ce doit être par des vertus frappantes. Il doit chercher à s'attacher quelques hommes, pour balancer l'influence que les grands ont naturellement sur tout ce qui dépend d'eux; et il n'a d'autres moyens pour arriver à ce but, que ses moyens personnels et l'activité de son esprit. Il doit donc les cultiver avec soin, et acquérir, dans la profession à laquelle il s'est dévoué, des connaissances et une adresse supérieures: il doit faire éclater ses talents, par le choix éclairé de ses entreprises, par leur importance et leur difficulté, par l'infatigable ardeur avec laquelle il les poursuit. La probité et la prudence, la générosité et la franchise, doivent caractériser sa conduite dans le cours ordinaire de la vie; et dans les occasions importantes, il doit préférer de s'engager dans les situations qui exigent.de grands talents et de grandes vertus, plutôt que dans celles où le succès n'obtient que des applaudissements. Avec quelle ardeur un homme d'esprit qui a de l'ambition, et qui est atterré par l'obscurité de son état, envisage les occasions éclatantes de se faire connaître! Il n'est point de circonstance qui lui paraisse à dédaigner, dès qu'elle lui offre cet avantage. Il voit arriver avec joie les troubles civils, les guerres étrangères; et à travers tout le sang qu'elles feront couler, tous les désordres qui en seront la suite, il entrevoit avec transport les circonstances désirées qui doivent fixer sur lui l'attention et l'admiration des hommes. L'homme élevé par son rang et sa naissance, dont tout le mérite consiste dans la convenance et la régularité de sa conduite, peut être satisfait de la modeste renommée qu'elle lui attire: comme il est sans moyens pour en acquérir une plus étendue, il redoute de s'engager dans tout ce qui peut lui offrir des difficultés et des périls. Son plus grand triomphe est de figurer avec éclat dans un bal, et son plus grand exploit de réussir dans une intrigue amoureuse. Il voit avec aversion les troubles civils, non par amour pour les hommes (car les grands envisagent rarement leurs inférieurs comme leurs semblables); non par défaut de courage (car il en manque rarement), mais parce qu'il sent qu'il ne possède aucun des talents nécessaires dans de telles circonstances, et que l'attention publique doit se détourner nécessairement de lui, pour se porter vers d'autres. Il voudra quelquefois, il est vrai, s'exposer à quelques dangers, et faire une campagne, quand il arrivera que cela soit à la mode. Mais il frémit à la seule idée d'une situation qui commande un long et continuel exercice de patience, d'adresse, de fermeté, d'application. De telles qualités se rencontrent rarement dans les hommes d'un rang élevé. C'est pour cela que dans tous les gouvernements, même dans les monarchies, les plus hauts emplois, comme les détails de l'administration, sont ordinairement confiés à des hommes nés dans les classes moyennes de la société; ces derniers s'élèvent par leur talent et par leur adresse, malgré l'opposition ou la jalousie de ceux que la naissance leur avait donnés pour supérieurs, et qui, après les avoir méprisés et leur avoir porté envie, se trouvent trop heureux de leur offrir cette basse soumission qu'ils aimeraient à trouver dans tous les hommes à l'égard d'eux-mêmes. C'est la privation de ce facile empire que la puissance nous donne sur les sentiments des autres hommes, qui rend la perte de cette puissance si insupportable en elle-même. Quand la famille du roi de Macédoine fut conduite en triomphe par Paul-Émile, elle partagea, dit-on, avec les vainqueurs, l'attention du peuple romain: la vue des enfants du roi vaincu, qui dans un âge si tendre étaient insensibles à leur situation, frappa les spectateurs, et même au milieu de la joie et de la prospérité publiques, leur inspira une douloureuse et tendre compassion. Le roi de Macédoine faisait lui-même partie du cortége du vainqueur, et paraissait stupide et privé de tou sentiment, par la grandeur de son infortune: ses amis et ses ministres venaient après lui; ils jetaient souvent les yeux sur leur souverain détrôné, et fondaient en larmes à cet aspect. Leur maintien prouvait qu'ils n'étaient point occupés de leur propre malheur, mais de l'étendue du sien. Les fiers Romains, au contraire, le regardaient avec dédain, et trouvaient indigne de toute compassion, l'homme assez faible pour supporter la vie dans une telle calamité. A quoi, cependant, cette calamité le réduisait-elle? Il était, suivant la plupart des historiens, pour le reste de sa vie, sous la protection d'un peuple puissant et humain; il se trouvait même dans une situation d'abondance, de repos, de sécurité, qui aurait pu paraître digne d'envie et dont ses propres fautes ne pouvaient le faire déchoir; mais il se voyait pour jamais privé de cette troupe d'insensés, de flatteurs, d'esclaves, qui faisaient autrefois attention à tous ses mouvements. Il ne devait plus exciter l'étonnement de la multitude; il n'était plus en son pouvoir de se rendre l'objet de son respect, de sa reconnaissance, de son amour, de son admiration. Les passions d'un peuple entier ne devaient plus se mouler sur les siennes. Telle était l'insupportable calamité qui semblait priver le roi de Macédoine de tout sentiment, qui faisaient oublier à ses courtisans leurs propres infortunes, et à laquelle la magnanimité romaine pouvait à peine concevoir qu'un homme eût la faiblesse de survivre.

«L'amour, dit M. de la Rochefoucauld, est ordinairement suivi de l'ambition: mais l'ambition est rarement suivie de «l'amour.» Quand l'ambition a pris possession d'un cœur, elle n'admet ni rival ni successeur. Pour ceux qui ont été accoutumés à jouir de l'admiration publique, ou même seulement à l'espérer, toute autre jouissance est gâtée ou détruite. De tous les hommes d'État disgraciés, qui pour leur propre repos ont travaillé à vaincre leur ambition, et à mépriser les grandeurs auxquelles ils ne pouvaient atteindre, combien peu ont réussi? La plupart d'entre eux passent leurs jours dans une insipide et insouciante indolence; malheureux de la seule idée de leur nullité, incapables de prendre intérêt aux occupations qui remplissent une vie privée, sans amusement, excepté lorsqu'ils parlent de leur grandeur passée, et sans plaisir, excepté lorsqu'ils sont occupés du vain projet de la recouvrer. Sommes-nous véritablement résolus à ne jamais changer notre indépendance contre le brillant esclavage des cours, et à rester libres de soins, de crainte. et d'inquiétudes? Un moyen s'offre à nous pour persévérer dans cette courageuse résolution, et peut-être n'existe-t-il que celui-là: c'est de ne jamais occuper les places que si peu de gens sont capables de quitter; de n'entrer jamais dans la carrière de l'ambition, et de ne jamais songer à nous comparer à ces maîtres de la terre qui ont surpris avant nous l'attention de la moitié du genre humain.

Rien n'est plus important, dans l'imagination des hommes, que de conserver la situation qui attire le plus leur attention et leur sympathie. Ainsi les places sont le but de la moitié des travaux de la vie humaine, et l'objet de tout ce bruit, de cette agitation, de toutes ces rapines, de ces injustices, que l'avarice et l'ambition produisent dans le monde. Les hommes sensés, dit-on, méprisent les places: c'est-à-dire qu'ils dédaignent d'occuper le premier rang à une table, et qu'ils se soucient fort peu comment on réglera ces frivoles circonstances, que le plus petit avantage réel peut effacer. Mais le rang, les dignités, le pouvoir ne sont méprisés par personne, excepté par celui qui est au-dessus ou au-dessous de la mesure ordinaire de la nature humaine; par celui qui, affermi dans la sagesse et la véritable philosophie, se contente de mériter l'approbation des autres, et s'occupe peu de l'obtenir; ou bien par l'homme trop familiarisé avec l'idée de sa propre incapacité, trop abandonné à la paresse et à l'insouciance, pour n'être pas entièrement étranger à toute idée et à tout désir de supériorité.

Comme ce qu'il y a de plus éclatant dans la grandeur consiste à devenir, par elle, l'objet des félicitations et de l'attention sympathique des autres hommes: ce qu'il y a de plus accablant, dans l'adversité, est de trouver l'objet, non de leur compassion, mais de leur mépris et de leur éloignement. C'est par cette raison que les plus grands malheurs ne sont pas ceux qu'il est le plus difficile de supporter. Un léger revers est quelque fois plus pénible à soutenir, aux yeux du public, que le plus affreux malheur. Le premier n'excite aucune sympathie, tandis que le second, même sans faire naître aucune impression qui approche de celle de la personne intéressée, excite une compassion très-vive, et qui, tout éloignée qu'elle est d'approcher de sa douleur, l'aide du moins à la supporter. Il n'y a point d'homme bien élevé qui ne fût plus mortifié de paraître, dans une assemblée, couvert de boue et de haillons, que couvert de sang et de blessures. Cette dernière situation inspirerait de l'intérêt, et l'autre n'exciterait que le rire. Le juge qui envoie un criminel au carcan, le flétrit bien davantage que s'il le condamnait à l'échafaud. Le grand prince qui frappa, il y a quelque temps, avec sa canne, un officier général à la tête de ses troupes, lui imprima une tache ineffaçable. Il l'aurait moins puni en lui passant son épée au travers du corps. L'opinion attache le déshonneur à être frappé avec une canne et non à recevoir un coup d'épée. Les plus légères punitions infligées à un gentilhomme, pour lequel le déshonneur est le plus grand de tous les maux, sont les plus redoutables de tous les châtiments chez un peuple fier et généreux. Les personnes de ce rang sont généralement mises à part au milieu de la société; et les lois, en touchant quelquefois à leur vie, respectent presque toujours leur honneur: les condamner au fouet ou au pilori, pour quelque crime que ce soit, est une brutalité, dont le gouvernement russe s'est montré seul capable parmi tous les gouvernements européens.

Un homme courageux ne devient pas méprisable en montant sur l'échafaud; il l'est lorsqu'on le met au carcan. Dans le premier cas, sa conduite peut lui attirer l'estime et l'admiration universelles; il peut être soutenu par la sympathie des spectateurs, et sauvé par elle du plus insupportable de tous les maux, qui est de sentir que son infortune ne touche que lui seul; mais les spectateurs n'éprouvent aucune sympathie pour un homme qui est au carcan, ou du moins s'ils en éprouvent, ce n'est point pour sa souffrance, qui est légère, mais pour la douleur qu'il doit ressentir, en étant certain que son malheur n'est partagé par personne; c'est sa honte et non son chagrin qui excite la pitié, qui fait rougir et baisser les yeux pour lui. Il est accablé et se sent irréparablement flétri par le châtiment, quand même il ne le serait pas par le crime. L'homme qui meurt avec courage, ayant une ferme attente de l'estime et de l'approbation, conserve un maintien inébranlable et si le crime ne lui a pas enlevé l'honneur, le châtiment ne l'en privera pas. Il ne craint pas que sa situation soit l'objet de la dérision et du mépris; et il peut, avec convenance, non-seulement prendre un air de tranquillité, mais même de fierté et de triomphe.

«Les grands périls ont leur charme, dit le cardinal de Retz, «parce qu'il y a de la gloire, même quand on succombe, à s'y être exposé. Mais les faibles dangers n'ont rien que de «pénible, parce que le manque de succès entraîne toujours la « perte de la réputation.» Cette maxime a le même fondement que les observations précédentes sur les châtiments.

Le courage de l'homme est supérieur aux chagrins, à la pauvreté, aux dangers, à la mort; et il n'a pas besoin d'aller jusqu'aux plus grands efforts pour les mépriser. Mais voir son malheur exposé aux insultes et à la dirision, être conduit en triomphe, et, pour ainsi dire, offert au mépris public, est une situation dans laquelle le plus ferme courage peut faillir. Tous les maux extérieurs sont faciles à supporter, en comparaison du mépris.


 
Chapitre III. De la corruption de nos sentiments moraux, résultant de notre disposition à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres ou d'une condition obscure
Quoique notre disposition à admirer, à presque adorer les riches et les grands, à mépriser ou au moins à négliger les personnes indigentes ou obscures, soit également propre à établir et à maintenir la distinction des rangs et l'ordre de la société, elle est aussi la cause première et générale de la corruption de nos sentiments moraux [13]. Les philosophes de tous les siècles se sont plaints, avec raison, que la richesse et la grandeur sont souvent regardées avec un respect et avcc une admiration qui n'étaient dues qu'à la sagesse et à la vertu, et que le mépris tombe souvent sur la pauvreté et la faiblesse, au lieu de s'attacher uniquement aux objets qui lui sont propres, au vice et à la folie.

Nous désirons et d'être respectables, et d'être respectés; nous craignons et d'être méprisables, et d'être méprisés: mais, en entrant dans le monde, nous reconnaissons bientôt que la sagesse et la vertu n'obtiennent pas seules le respect, et que le vice et la folie ne s'attirent pas seuls le mépris. Nous voyons plus souvent l'attention et l'estime des hommes se porter vers ceux qui sont riches et puissants, que vers ceux qui sont sages et vertueux; et les vices et les folies des premiers, moins méprisés que la pauvreté et l'obscurité des gens honnêtes. Le grand objet de l'émulation et de l'ambition est de mériter le respect et l'admiration des hommes, de l'obtenir et d'en jouir. Deux routes différentes se montrent devant nous pour arriver à ce but désiré l'une est l'étude de la sagesse et la pratique de la philosophie; l'autre, l'acquisition des richesses et de la grandeur. Deux différents caractères s'offrent à notre émulation: l'un, d'orgueilleuse ambition et de fastueuse avidité; l'autre, de modestie et d'équité. Deux différents modèles peuvent servir de règle et d'objet à notre conduite et à nos efforts: l'un, plus flatteur et plus brillant dans ses couleurs; l'autre, plus correct et plus pur dans ses formes: l'un, fixant et réunissant sur lui les regards incertains; l'autre, attirant à peine l'attention de l'observateur le plus réfléchi; car la sagesse et la vertu n'ont pour véritables admirateurs que le nombre choisi et trop borné des sages. La plupart des hommes sont admirateurs et presque adorateurs de la richesse et de la puissance; et, ce qui est plus étonnant, en sont les admirateurs et les adorateurs désintéressés.

Le respect que la sagesse et la vertu nous inspirent, sont sans doute très-différents de celui que nous ressentons pour la richesse et pour la grandeur; et un discernement exquis n'est pas nécessaire pour en saisir la différence. Néanmoins, ces deux sentiments, si divers à quelques égards, ont ensemble de communs quelques traits généraux qui peuvent les faire confondre à l'observateur inattentif. A degré de mérite égal dans le riche et le pauvre, bien peu d'hommes sont capables de ne pas estimer davantage le premier que le second. La présomption et la vanité de l'un ont plus d'admirateurs que le mérite réel et solide de l'autre. La bonne morale ne permet pas de penser que la richesse et la grandeur, séparées de tout mérite et de toute vertu, ont droit à notre respect. Nous sommes cependant forcés de reconnaître qu'elles l'obtiennent constamment, même dans ce cas, et qu'elles en sont, à quelques égards, considérées comme les objets naturels. Une situation brillante et élevée peut sans doute être complétement avilie par le vice et par la folie; mais il faut que le vice ou la folie soient portés à l'excès, pour opérer complétement un tel effet. La corruption d'un homme à la mode est regardée avec moins de mépris, elle inspire moins d'éloignement que celle d'un homme obscur. On est plus frappé, de la part de ce dernier, de la moindre infraction aux lois de la décence, que de leur mépris public et constant de la part de l'autre.

Pour les classes moyennes et inférieures de la société, la route du mérite est presque toujours celle de la fortune, (du moins, de ce degré de fortune auquel les hommes de ces classes peuvent raisonnablement espérer atteindre). Un mérite solide, joint à la prudence, à la droiture, à la fermeté, à une conduite sage et aux talents propres à un état quelconque, manque rarement de réussir. Le talent seul peut conduire aux succès, lors même qu'il n'est pas accompagné d'une conduite régulière. Cependant les talents les plus éclatants, dans une profession quelconque, sont toujours obscurcis et quelquefois même effacés par l'imprudence, la lâcheté ou la corruption. Les hommes placés dans les classes moyennes ou inférieures de la société ne sont jamais assez puissants pour être indépendants des lois, qui, par rapport aux règles les plus importantes de la justice, doivent toujours leur rester supérieures. Le succès des hommes placés dans ces classes dépend presque toujours de l'opinion et de la bienveillance de leurs égaux, de ceux qui les environnent, et ils l'obtiennent rarement sans quelque sagesse dans leur conduite: ce bon vieux proverbe, l'honnêteté est la meilleure politique, est donc presque toujours vrai à l'égard des classes moyennes de la société. C'est donc au milieu d'elles que nous pouvons espérer de trouver le plus de vertus; et heureusement pour la morale publique, c'est là que sont placés la plupart des hommes.

Il n'en est pas de même dans les rangs les plus élevés. A la cour, dans les antichambres des grands, où l'avancement et le succès ne dépendent pas de l'estime des hommes éclairés qui sont nos égaux, mais de la faveur extravagante et capricieuse de supérieurs ignorants et présomptueux, on voit presque toujours l'adresse et la flatterie l'emporter sur le mérite et sur le talent. L'art de plaire y est même préféré au talent de servir. Les princes et les grands, quand ils sont loin des orages, et qu'ils jouissent de la paix et de la tranquillité, non-seulement désirent d'être amusés, mais n'imaginent même pas qu'ils puissent jamais avoir besoin de personne; ils croient toujours que ceux qui les amusent sont suffisamment capables de les servir. On admire plus communément les formes agréables, les qualités frivoles du plus fou et du plus impertinent de tous les êtres, d'un homme à la mode, que les vertus solides et mâles d'un guerrier, d'un homme d'État, d'un philosophe ou d'un législateur les vertus respectables et vraiment grandes, toutes celles en un mot qui s'exercent dans les conseils et sur le champ de bataille, sont regardées avec mépris et avec dérision par ces plats et insolents flatteurs qui occupent ordinairement les premières places dans le séjour corrompu des cours. Lorsque le duc de Sully fut appelé par Louis XIII, pour donner son avis dans une circonstance importante, il s'aperçut que les favoris et les courtisans chuchotaient entre eux, et souriaient à l'aspect de son costume peu à la mode. «Quand le père de Votre Ma»jesté, dit ce vieillard blanchi dans les combats et dans les «conseils, me faisait l'honneur de me consulter, il ordonnait «aux bouffons de sa cour de passer dans son antichambre.»

C'est notre disposition à admirer, et par conséquent à imiter les riches et les grands, qui leur permet de créer et de diriger ce qu'on appelle la mode: leurs vêtements sont les vêtements à la mode; leur conversation, le langage à la mode; leurs airs, leurs manières, les usages à la mode: il n'est pas jusqu'à leurs vices et leurs folies qui ne soient à la mode, et presque tout le monde s'honore de les imiter, même dans les qualités qui les déshonorent. Les hommes qui ont de la vanité cherchent souvent à prendre des airs de corruption consacrés par la mode, quoiqu'ils les désapprouvent au fond de leur cœur, et qu'ils ne soient peut-être coupables que d'en adopter l'apparence. Ils désirent être loués pour ce qu'ils ne jugent pas digne de louange, et ils rougissent de vertus étrangères au monde et à ses usages, vertus qu'ils pratiquent quelquefois en secret, et pour lesquelles ils ont une estime réelle. Il y a des hypocrites de richesses et de grandeurs, comme de religion et de vertu. Un homme vaniteux est aussi occupé, sur certains rapports, de se montrer ce qu'il n'est pas, qu'un fourbe l'est sous d'autres. Il affecte le train de vie et les manières opulentes de ses supérieurs, sans considérer que de pareilles manières ne méritent d'être approuvées, que lorsqu'elles sont la suite d'une situation et d'une fortune qui peut en fournir aisément les frais. Beaucoup de gens pauvres mettent leur vanité à être crus riches, sans réfléchir que les devoirs de convenance (si on peut donner un nom si respectable à de telles folies) que leur impose une pareille réputation, les réduiront promptement à la mendicité, et rendront leur situation infiniment plus éloignée de celle qu'ils admirent et qu'ils imitent, qu'elle ne l'était originellement.

Les amants de la fortune abandonnent trop souvent la route de la vertu, pour parvenir à la position qu'ils envient; car, malheureusement la route de la fortune et celle de la vertu sont souvent opposées l'une à l'autre. Mais l'ambition se flatte toujours que, dans le poste éclatant qu'il poursuit, il aura mille ressources pour s'attirer le respect et l'admiration des hommes, et qu'il s'y conduira de manière à couvrir ou à effacer la bassesse des moyens par lesquels il y est parvenu. Dans beaucoup de gouvernements, les hommes qui ont droit d'aspirer aux places les plus élevées, sont au-dessus des lois; et si leur ambition vient à être satisfaite, ils ne craignent pas qu'on leur demande par quels moyens ils sont arrivés à leur but. Cependant on les voit très-souvent supplanter et renverser ceux qui s'opposent ou qui peuvent s'opposer à leur élévation, et les renverser, non-seulement par les voies ordinaires de l'intrigue, telles que la ruse et l'artifice, mais aussi par des crimes énormes, comme le meurtre, la rébellion, la guerre civile. Ils échouent plus souvent qu'ils ne réussissent, et l'unique fruit de leurs crimes est d'ordinaire le honteux châtiment qu'ils méritent. Mais lors même qu'ils parviennent aux grandeurs qu'ils ont recherchées, ils sont toujours bien tristement déçus à l'égard du bonheur qu'ils en espéraient: l'ambitieux ne poursuit réellement, ni le repos, ni le plaisir, mais toujours la gloire d'un genre ou d'un autre, et le plus ordinairement une gloire mal entendue. L'éclat de sa grandeur est pour lui-même, comme pour les autres, obscurci et souillé par la bassesse des moyens qui l'y ont amené. En vain par l'appât des libéralités, des profusions, par celui des plaisirs corrupteurs (ressource trop ordinaire des hommes qui veulent se faire pardonner une conduite dépravée), par l'agitation des affaires publiques, par l'éclat éblouissant des exploits guerriers, il cherche à détour- ' ner l'attention des autres, et à s'aveugler lui-même sur sa première conduite: il n'en peut jamais perdre le souvenir, et invoque en vain le ténébreux pouvoir de l'oubli. Sa conscience ne saurait se taire, et elle lui rappelle sans cesse ce qui ne peut s'effacer de la mémoire des autres. Au milieu de la pompe éclatante qui suit la puissance, des adulations basses et vénales, que les grands et les lettres lui prodiguent; au milieu des acclamations moins intéressées, mais plus extravagantes du peuple, au milieu même de tout l'orgueil des conquêtes et du triomphe de la victoire, l'ambitieux est secrètement poursuivi par les furies vengeresses de la honte et du remords; et tandis qu'il est couvert de gloire aux yeux des autres, il se voit, dans sa propre pensée, souillé par le crime, et près d'être enveloppé de l'horreur qui le suit. Le grand César eut le courage de renvoyer sa garde, et il n'eut pas la force de bannir ses soupçons. Le souvenir de Pharsale était toujours dans son âme; et lors que, sur la demande du sénat, il pardonna généreusement à Marcellus, il dit à cette assemblée qu'il n'ignorait pas les projets que l'on formait contre sa vie, mais qu'il avait assez vécu pour la nature et pour sa gloire; qu'il était satisfait de mourir, et qu'il méprisait toutes les conspirations. Peut-être avait-il vécu assez pour la nature; mais l'homme qui se sent l'objet d'un ressentiment mortel de la part de ceux même qu'il désirait avoir pour amis, et qu'il traitait comme tels, a sûrement trop vécu pour la véritable gloire, et pour le bonheur qu'il aurait pu espérer et obtenir de l'amour et de l'estime de ses égaux.


 
Deuxième partie. Du mérite et du démérite, ou des objets de récompenses et de chatiments

 
Section première. Du sentiment que nous avons du mérite et du démérite de nos actions

 
Introduction
Il y a une autre espèce de qualité que l'on attribue aux actions et à la conduite des hommes, et qui est distincte de leur propriété ou de leur impropriété, de leur convenance ou de leur inconvenance: ces qualités auxquelles s'applique un genre particulier d'approbation et de désapprobation, sont celles qui méritent proprement, ou les récompenses, ou les châtiments.

On a déjà observé que le sentiment et que l'affection d'où procède une action, et d'où il résulte qu'elle est vertueuse ou vicieuse, peut être considérée sous deux aspects et sous deux rapports différents: d'abord relativement à sa cause; secondement, relative ment à son effet; c'est de la convenance ou de la disconvenance, de la proportion ou de la disproportion qu'il y a entre l'affection et la cause ou l'objet qui la produit, que dépend la propriété ou l'impropriété, la convenance ou l'inconvenance de l'action qui en est la suite; et c'est des effets avantageux ou nuisibles qu'une affection tend à produire, que dé pend le mérite ou le démérite de l'action qu'elle amène. On a vu, dans la première partie de cet ouvrage, en quoi consiste le sentiment que nous avons de la propriété ou de l'impropriété de nos actions: nous allons maintenant considérer ce qui fait leur mérite ou leur démérite.


 
Chapitre I. Que tout ce qui paraît mériter notre reconnaissance, nous paraît digne de récompense; et que tout ce qui paraît mériter la haine, nous paraît aussi mériter le châtiment
Toute action nous paraît digne de récompense, dès qu'elle excite en nous un sentiment qui nous porte à faire du bien à son auteur; de même, toute action nous paraît digne de châtiment, dès que le sentiment qu'elle nous inspire, nous porte à nuire à celui qui l'a faite [14].

Le sentiment qui nous porte le plus immédiatement et le plus directement à récompenser, est la reconnaissance; et celui qui nous excite le plus immédiatement et le plus directement à punir, est le ressentiment.

Une action qui est l'objet propre et naturel de notre reconnaissance, nous paraît donc digne d'être récompensée; et celle qui est l'objet légitime et naturel de notre ressentiment, nous paraît mériter le châtiment.

Récompenser, c'est donc éprouver de la reconnaissance, et rendre le bien pour le bien: punir, c'est donc, d'une manière différente, rendre ce qu'on a reçu, c'est rendre le mal pour le mal.

Indépendamment de la reconnaissance et du ressentiment, il y a d'autres passions qui nous intéressent au bonheur ou au malheur d'autrui; mais il n'y en a point qui nous rende plus immédiatement l'instrument de l'un ou de l'autre. L'affection et l'estime qui sont la suite d'une approbation constante dans des relations habituelles, nous porte à nous réjouir du bien qui arrive à celui qui nous fait éprouver ces sentiments heureux, et à l'accroître de tout notre pouvoir: notre affection cependant serait satisfaite, lors même que nous n'aurions aucune part à son bonheur, et ce qu'elle désire par-dessus tout, c'est de le voir heureux, par quelque cause que ce soit. Il n'en est pas de même de la gratitude. Si la personne à qui nous avons obligation, éprouve quelque bien, sans que nous y ayons part, notre affection pour elle s'y complaît, mais notre reconnaissance n'est pas satisfaite: nous nous sentons toujours chargés de la dette que ses services passés nous ont imposée, jusqu'à ce que nous ayons nous-mêmes contribué à son bonheur.

L'antipathie et le dégoût que nous éprouvons bientôt pour l'homme qui est l'objet de notre désapprobation habituelle, nous conduit aussi quelquefois à voir avec un plaisir cruel les malheurs de la personne dont la conduite et le caractère nous font ressentir ces affections désagréables. Mais quoique l'aversion et la haine nous rendent incapables d'aucun mouvement de sympathie, et que nous soyons même quelquefois capables de nous réjouir des maux de celui qui nous les inspire, cependant, si nous n'avons contre lui aucun ressentiment, s'il n'a offensé, ni nos amis, ni nous-mêmes, ces passions nous portent rarement à désirer d'être les instruments de sa ruine. Nous aimons mieux que d'autres que nous y aient part, quoique nous ne puissions craindre d'être punis pour y avoir contribué. Un homme animé d'une haine violente, serait peut-être ravi d'apprendre que celui qu'il abhorre a été tué par un accident. Mais s'il a le moindre sentiment de justice (ce qu'on peut supposer, quoique la haine permette rarement d'en conserver), il serait extrêmement affligé d'avoir été même involontairement la cause de ce malheur, et il serait tourmenté au delà de toute expression, s'il venait à croire qu'il y eût volontairement contribué. Il rejetterait avec horreur la seule idée d'un projet si exécrable; et s'il pouvait se croire capable de le concevoir, il éprouverait bientôt. pour lui-même une haine semblable à celle qu'il portait à son ennemi. Il n'en est pas de même du ressentiment: si la personne qui nous a mortellement offensés, qui a tué notre père ou notre frère, venait bientôt après à mourir naturellement, ou même à être conduite à l'échafaud pour un autre crime, notre haine pourrait être satisfaite; mais notre ressentiment ne le serait pas encore, et il nous porterait à désirer, non-seulement que notre ennemi soit puni, mais qu'il le soit par nous-mêmes, et pour l'injure particulière que nous en avons reçue. Le ressentiment n'est pas satisfait, à moins que l'agresseur n'ait souffert à son tour, et par cela même qu'il a été agresseur. Nous voulons qu'il soit forcé à se repentir de l'injure qu'il nous a faite, afin que la crainte d'un semblable châtiment en prévienne de nouvelles. Le plaisir naturel que nous fait éprouver la vengeance, tend aux mêmes fins sociales que les châtiments qu'on'inflige, à la correction du criminel, et à l'instruction des autres hommes.

La reconnaissance et le ressentiment sont donc les passions qui nous portent le plus immédiatement et le plus directement à récompenser et à punir; d'où il résulte que celui qui nous paraît mériter notre reconnaissance, nous paraît aussi digne de recevoir une récompense, et que celui qui nous paraît mériter notre ressentiment, nous paraît digne de punition [15].


 
Chapitre II. Des objets naturels de notre reconnaissance et de notre ressentiment
Être le véritable objet de notre reconnaissance ou de notre ressentiment, n'est autre chose qu'être l'objet naturel et approuvé de l'un ou de l'autre de ces deux sentiments.

Mais, comme tous les autres sentiments de la nature humaine, ils ne nous paraissent convenables et dignes d'approbation, que lorsque le spectateur impartial, le tranquille témoin, sympathisent avec eux et en éprouvent de semblables.

Un homme nous paraît donc digne de récompense, lorsqu'il est, pour quelques personnes, l'objet naturel d'une reconnaissance que tous les cœurs humains sont disposés à partager, et à laquelle par conséquent ils applaudissent. Nous trouvons, au contraire, digne de châtiment, celui qui, pour quelques personnes, est l'objet naturel d'un ressentiment que tous les hommes raisonnables sont prêts à partager. Toute action que chacun voudrait récompenser, et se plairait à voir récompenser, nous paraît donc digne de reconnaissance; et toute action qu'on ne peut apprendre sans peine, et qu'on est satisfait de voir punir, hous paraît mériter un châtiment.

Les mêmes motifs qui nous font sympathiser avec la joie de nos semblables quand ils sont heureux, nous font partager l'intérêt et la complaisance avec laquelle ils envisagent celui qu'ils regardent comme la cause de leur bonheur. Nous concevons l'affection qu'ils lui portent et nous la ressentons à quelque degré. Nous serions affligés de leur voir perdre cette confiance de bonheur qu'il leur inspire, ou seulement de la voir placée sur un objet trop éloigné d'eux, pour qu'ils restent à la portée de ses soins et de sa protection, quand même son éloignement ne les priverait que du seul plaisir de le voir. Nous éprouvons particulièrement ce sentiment, lorsqu'un homme a été ainsi l'heureux instrument du bonheur de son ami. Quand nous voyons une personne, quelle qu'elle soit, soulagée et protégée par une autre, notre sympathie, pour joie de la personne obligée, ajoute à notre sympathie pour la reconnaissance que son bienfaiteur lui inspire; nous l'envisageons du même il qu'elle, et nous le voyons avec intérêt et avec attrait. Aussi sommes-nous disposés à partager la vive affection qu'elle ressent pour lui, et à applaudir au retour de services que la reconnaissance lui dicte; et comme nous sympathisons avec cette reconnaissance, nous trouvons tous ses effets convenables et légitimes.

Puisque nous sympathisons avec la peine de nos semblables, lorsque leurs maux nous sont présents, nous partageons leur horreur et leur antipathie pour la personne qui les a causés. Notre cœur s'unit également au leur, et pour souffrir, et pour repousser vivement ou détruire ce qui les fait souffrir. L'indolente et passive compassion que nous accordons ordinairement aux maux d'autrui, fait alors place à un sentiment plus actif et plus profond, qui nous porte à seconder ses efforts pour repousser son malheur ou pour en tirer vengeance. Lorsque son malheur est l'ouvrage d'un seul homme, nous éprouvons, d'une manière plus particulière, le sentiment plus énergique dont je viens de parler: la vue d'un homme opprimé ou insulté par un autre homme, nous fait sympathiser avec le ressentiment comme avec l'infortune. Nous nous réjouissons de voir l'agresseur à son tour attaqué: nous sommes prêts à soutenir l'homme à qui on a nui, et, jusqu'à un certain degré, à l'aider dans sa vengeance. S'il vient à périr dans le combat, nous partageons, non-seulement le ressentiment réel de ses parents et de ses amis, mais, pour ainsi dire, le ressentiment imaginaire que nous prêtons encore à l'infortuné qui vient d'expirer. Comme en nous plaçant dans sa situation, nous entrons en quelque sorte en lui-même par la pensée, nous prêtons une nouvelle vie à son cadavre déchiré. Nous faisons passer, pour ainsi dire, sa position dans notre propre existence; et il nous arrive alors d'éprouver, pour la personne intéressée, une émotion qu'elle n'éprouve plus elle-même, et qui est en nous l'effet d'une sympathie illusoire. Les larmes sympathiques que nous donnons à son irréparable malheur, nous paraissent la moindre partie de ce que nous lui devons. Nous croyons devoir aussi porter notre attention sur l'injure qu'elle a soufferte: nous éprouvons le ressentiment que nous sommes toujours prêts à croire qu'elle éprouve elle-même, et qu'elle éprouverait en effet, si son corps glacé et sans vie pouvait conserver encore quelque sentiment de ce qui se passe sur la terre. Son sang nous paraît demander vengeance; nous croyons sa cendre troublée, par la seule idée que son injure est restée sans châtiment. C'est notre sympathie pour le ressentiment imaginaire des morts, qui a donné l'idée de cette horreur dont on suppose que le lit de mort d'un meurtrier est environné, de ces esprits que la superstition croit voir errer autour des tombes, et appeler la vengeance sur l'homme qui y a préci– pité son semblable. La nature, à l'égard de ce crime, le plus affreux de tous, avant de nous inspirer aucune réflexion sur l'utilité de sa punition, a gravé dans le cœur humain en caractères ineffaçables, une approbation, en quelque sorte d'instinct, de la loi nécessaire et sacrée du talion.


 
Chapitre III. Que, dans le cas où nous désapprouvons la conduite du bienfaiteur, nous partageons faiblement la reconnaissance de celui qu'il a obligé; et que, lorsque nous ne désapprouvons pas les motifs qui ont déterminé un homme à faire du mal à un autre, le ressentiment de celui qui a souffert ne nous inspire aucune sympathie
Il est cependant nécessaire d'observer que, quelque favorable ou quelque funestes que paraissent les intentions ou les actions d'une personne qui agit sur une autre, si nous ne trouvons aucune convenance dans les motifs qui l'ont porté à un bienfait, dans les sentiments qui le lui ont dicté, nous sympathisons faiblement avec la reconnaissance de celui qui a reçu le bienfait; et que, dans le cas où il s'agit d'un tort fait à autrui, si loin de blâmer les motifs qui ont déterminé à le causer, nous les approuvons, nous n'éprouvons alors aucune espèce de sympathie pour le ressentiment qu'il inspire à celui qui l'a souffert. Peu de reconnaissance nous paraît due dans le premier cas, et toute espèce de ressentiment paraît injuste dans le second. La première action mérite peu de récompense; la seconde ne mérite aucun châtiment.

1° Je dis d'abord que, toutes les fois que nous ne pouvons sympathiser avec les motifs de celui qui agit, et que les motifs de son action nous paraissent peu convenables, nous sommes moins disposés à partager la reconnaissance de la personne à laquelle cette action procure un avantage. En effet, la générosité extravagante et exagérée qui répand les plus grands bienfaits, d'après les plus faibles motifs, et qui, par exemple, détermine un homme à accorder un emploi important à un autre homme, seulement parce qu'il porte le même nom ou le même surnom que lui, nous paraît mériter peu de retour. Un pareil titre ne semblait pas autoriser une récompense aussi disproportionnée. Notre mépris pour la folie du bienfaiteur nous empêche de partager la reconnaissance de l'obligé. Celuilà nous paraît indigne de gratitude; et en nous mettant à la place de celui-ci, nous concevons peu de respect pour son bienfaiteur, et nous dispensons facilement l'obligé d'avoir pour lui cette vénération soumise et cette estime qui n'est due qu'à un caractère plus respectable: pourvu qu'il le traite toujours avec les égards généraux de l'affection et de l'humanité, nous l'excusons de ne pas avoir pour lui la considération et les soins que mériterait un plus digne patron. Les princes qui ont accumulé, sans mesure, sur la tête de leurs favoris, les richesses, les honneurs, le pouvoir, ont rarement obtenu d'eux le degré d'attachement qu'ont obtenu d'autres princes plus mesurés dans leurs bienfaits. La prodigalité généreuse, mais insensée, de Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne, n'attacha personne à ce prince; et, malgré son humeur affable et son caractère de candeur, il paraît avoir vécu et être mort sans ami. Tout le peuple et toute la noblesse de ce royaume exposa sa vie et sa fortune pour la cause de son fils, malgré la froideur et la sévérité habituelle de ses manières, et seulement parce qu'il montrait plus d'ordre et plus de discernement que son père.

Je dis, en second lieu, que lorsqu'il s'agit d'un tort fait à quelqu'un, nous n'éprouvons (quelque considérable qu'il soit) aucune sympathie pour le ressentiment de celui qui le souffre, lorsque celui qui l'a causé paraît avoir été inspiré et dirigé par des motifs que nous pouvons approuver complétement. Quand deux personnes se disputent, si nous partageons l'animosité de l'une, nous ne pouvons partager l'animosité de l'autre. Notre sympathie pour celle dont nous adoptons les sentiments, et à laquelle nous donnons raison, nous empêche d'éprouver aucune sympathie pour l'autre, à laquelle nous devons nécessairement trouver tort. Tout le mal donc qu'elle peut souffrir (tant que cela ne va pas au delà de ce que notre animosité sympathique nous fait désirer de lui voir éprouver ou de lui causer nous-mêmes), ne peut, ni nous révolter, ni nous émouvoir. Lorsqu'un barbare meurtrier est conduit à l'échafaud, jamais, quelque compassion que nous inspire son malheur, nous n'éprouvons aucune sympathie pour son ressentiment contre ceux qui l'ont poursuivi ou jugé, s'il est assez insensé pour l'exprimer. L'irrésistible et juste indignation qu'excite un tel criminel, est son plus redoutable et son plus mortel châtiment; et cette indignation ne peut jamais nous déplaire, puisqu'en sondant notre propre cœur, nous trouvons toujours qu'il la partage.


 
Chapitre IV. Récapitulation des chapitres precedents
Lorsque nous sympathisons avec la reconnaissance d'un homme envers son bienfaiteur, ce n'est pas uniquement parce que celui-ci est cause du bien qui est arrivé à l'autre, mais aussi parce que nous pouvons approuver les motifs de son bienfait. Notre cœur a besoin de les adopter, et de ressentir toutes les affections qui ont déterminé le bienfaiteur, pour pouvoir partager la gratitude de l'obligé. Si la conduite du bienfaiteur ne nous semble pas fondée en raison, quelque heureux qu'en soient les effets, elle ne paraît pas mériter une reconnaissance qui leur soit proportionnée [16].

Mais quand à l'utilité du bienfait se joint la convenance des sentiments qui l'ont amené, quand nous en partageons complétement les motifs, l'affection que, par cette dernière raison nous concevons pour le bienfaiteur, accroît et anime la recon naissance qu'il obtient de ceux dont le bonheur est l'ouvrage de sa conduite généreuse. Son bienfait semble appeler une récompense qui y soit proportionnée. Nous partageons, sans réserve, la reconnaissance qu'il inspire: nous trouvons que le bienfaiteur est digne de récompense, dès que nous sympathisons complétement avec tous les sentiments qui portent à le récompenser. Car lorsque nous approuvons et partageons les sentiments d'où procède une action, nous devons nécessairement approuver l'action même, et regarder comme son véritable objet la personne vers laquelle elle est dirigée.

Nous ne pouvons, par les mêmes raisons, sympathiser avec le ressentiment d'un homme contre celui qui lui a fait tort, seulement parce qu'il lui a fait ce tort, à moins que nous ne soyons dans l'impossibilité de partager les motifs qui ont déterminé ce dernier à nuire à l'autre. Avant de partager le ressentiment de la personne qui souffre, il faut que nous désapprouvions les motifs de la personnè qui l'a fait souffrir; il faut que nous sentions que notre cœur ne peut éprouver aucune sympathie pour les sentiments qui ont déterminé sa conduite: si nous ne trouvons rien d'injuste dans ces sentiments (quelque funeste que soit l'action qui en résulte pour la personne contre laquelle elle est dirigée), cette action ne nous paraît mériter aucune punition, ni être l'objet propre d'aucun ressentiment.

Mais, quand aux effets nuisibles d'une action, se joint l'impropriété des sentiments qui l'ont déterminée, quand ils ne nous inspirent que de l'horreur, alors nous partageons vivement le ressentiment de la personne qui en souffre. Une telle action semble mériter et appeler un châtiment qui y soit proportionné; et nous entrons avec approbation dans tous les sentiments qui portent à l'infliger. L'agresseur nous paraît être l'objet propre de la punition, dès que nous ressentons et que nous approuvons tout ce qui excite à le punir: et aussi, dans ce cas, lorsque nous approuvons et partageons les affections d'où procède une action quelconque, nous approuvons nécessairement cette action, et nous regardons, comme son véritable objet, la personne contre laquelle elle est dirigée.


 
Chapitre V. Analyse du sentiment du mérite et du démérite de nos actions
Comme le sentiment que nous avons de la propriété de la conduite d'un homme, naît de ce que j'appelle une sympathie directe pour les affections et les motifs qui l'ont déterminé à agir; de même le sentiment que nous avons du mérite de son action, naît de ce que j'appelle une sympathie indirecte pour la reconnaissance de la personne sur laquelle influe cette action [17].

Comme nous ne pouvons partager complétement la reconnaissance de la personne qui reçoit un bienfait, si nous n'approuvons auparavant les motifs qui ont déterminé le bienfaiteur, il s'ensuit que le sentiment que nous avons du mérite d'une action, est un sentiment composé, et qui renferme deux impressions distinctes l'une de l'autre; savoir: une sympathie directe pour les sentiments de la personne qui agit, et une sympathie indirecte pour la gratitude de la personne que l'action de l'autre oblige.

Il nous est facile, dans différentes occasions, de discerner ces deux différentes impressions, se combinant et s'unissant ensemble, dans le sentiment que nous avons du mérite et de la valeur de telle conduite ou de telle action. Quand nous lisons dans l'histoire quelque trait de grandeur d'âme et de bienfaisance, avec quelle passion nous en partageons tous les sentiments! Combien la généreuse élévation qui les dicta nous enflamme! Avec quelle ardeur nous désirons les voir couronnés par le succès! Combien nous sommes affligés lorsque la fortune les déjoue! Nous devenons, dans notre propre pensée, la personne même qui agit: notre imagination nous place au milieu de ces événements si éloignés de nous, et presque oubliés; et nous croyons un moment jouer le rôle de Scipion ou de Camille, de Timoléon ou d'Aristide. Nos sentiments sont donc alors fondés, et sur une sympathie directe avec la personne qui agit, et (aussi clairement) sur une sympathie indirecte avec la personne pour laquelle l'action de l'autre est un bienfait. Quand nous nous mettons à la place de la personne obligée, avec quelle tendre et vive sympathie nous partageons sa reconnaissance! Nous nous joignons, pour ainsi dire, à elle, pour embrasser son bienfaiteur: notre cœur s'unit aux plus ardents transports de sa gratitude; nous croyons que sa reconnaissance ne peut lui offrir d'honneur et de récompense assez éclatante. Nous applaudissons au retour de services qu'elle cherche à rendre à son bienfaiteur, et nous sommes blessés lorsqu'elle paraît n'avoir qu'un faible sentiment des bienfaits qu'elle a reçus; en un mot, le sentiment que nous avons du mérite de ces sortes d'actions, de la convenance qui se trouve à les récompenser et à rendre le bien pour le bien, naît entièrement des émotions sympathiques de reconnaissance et d'amour que nous éprouvons pour un bienfaiteur généreux, en nous mettant à la place de la personne obligée.

Comme le sentiment que nous avons de l'impropriété de la conduite d'un homme, naît en nous, ou du défaut de sympathie, ou d'une antipathie directe pour les affections et les motifs qui l'ont déterminé; de même le sentiment que nous avons du démérite de sa conduite, naît de ce que j'appellerai une sympathie indirecte pour le ressentiment de la personne que cette conduite fait souffrir.

Comme il nous est impossible de partager le ressentiment de la personne souffrante, à moins qu'antécédemment nous n'ayons désapprouvé les motifs de la personne qui a agi sur ellc, et renoncé à toute sympathie pour les affections qui ont déterminé celle-ci; il s'ensuit que le sentiment du démérite d'une action, aussi bien que celui de son mérite, est un sentiment composé, qui renferme pareillement deux émotions distinctes; savoir une antipathie directe pour les motifs de celui qui agit, et une sympathie indirecte pour le ressentiment de celui sur lequel on agit.

Nous avons aussi plusieurs occasions de discerner clairement ces deux différentes émotions, se combinant et s'unissant ensemble dans le sentiment que nous avons du démérite d'une action ou d'un caractère quelconque. Quand nous lisons l'histoire des cruautés ou des perfidies de Néron ou de Borgia, notre cœur se soulève contre les détestables sentiments qui dirigeaient leur conduite, et rejette avec horreur et exécration toute espèce de sympathie avec les motifs révoltants qui les faisaient agir. Les sentiments que nous éprouvons alors, sont fondés, en grande partie, sur une antipathie directe pour les affections de la personne qui agit; mais, plus clairement encore, sur une sympathie indirecte avec le ressentiment de la personne sur laquelle on agit; quand nous nous mettons à la place de ceux qui ont été insultés, assassinés, ou trahis par ces tyrans, fléaux de l'humanité, quelle indignation n'éprouvonsnous pas contre de tels oppresseurs de la terre! Notre sympathie pour l'inévitable infortune de leurs innocentes victimes, n'est ni plus réelle, ni plus vive que notre sympathie pour leur juste ressentiment. La première seulement augmente la seconde; et l'idée de leur malheur anime et enflamme notre animosité contre ceux qui en ont été cause. Quand nous nous figurons leurs douleurs, nous nous irritons plus vivement contre leurs oppresseurs; nous partageons avec plus d'ardeur leurs projets de vengeance, et nous sommes à chaque instant prêts, en imagination, à accabler ces violateurs des lois de la société, des châtiments que notre sympathique indignation nous dit être dus à leurs crimes. L'horreur que l'atrocité de ces crimes nous inspire, le plaisir que nous éprouvons en ap. prenant que leur punition est telle qu'ils la méritent, notre indignation lorsqu'ils échappent à cette punition, la conscience, en un mot, que nous avons de la monstruosité de telles actions, de la justice, de la convenance qui se trouve à faire souffrir celui qui les a commises, à lui rendre le mal pour le mal, naît de l'indignation sympathique qui bouillonne naturellement dans l'âme du spectateur, quand il se met à la place de la personne qui souffre [18].


 
Section II. De la justice et de la bienfaisance

 
Chapitre I. Comparaison de ces deux vertus
Les actions dont le but est bienfaisant et le motif convenable, sont les seules qui semblent appeler une récompense, parce qu'elles seules sont reconnues dignes de reconnaissance et ordinairement envisagé comme une passion trop odieuse, pour être, sous aucun rapport, considéré comme la cause d'un principe aussi pur et aussi louable que le sentiment du démérite du vice. Mais peut-être admettra-t-on, avec moins de peine, que le sentiment du mérite des actions bonnes est fondé sur notre sympathie pour la reconnaissance qu'elles inspirent, parce que la reconnaissance, de même que toutes les passions bienveillantes, est envisagée comme un ' principe heureux et louable, dont tous les effets sont dignes de lui. La gratitude et le ressentiment sont évidemment opposés l'un à l'autre si donc notre sentiment du mérite d'une action naît de notre sympathie pour l'un, comment notre sentiment du démérite d'une action peut-il ne pas naître de notre sympathie pour l'autre.

Il faut observer aussi que, quoique le ressentiment porté au degré où nous ́le voyons souvent, nous paraisse la plus odieuse des passions, néanmoins il n'est pas désapprouvé, quand il se réduit et revient, en quelque sorte, au niveau de la sympathique indignation du spectateur. Lorsque, étant seulement témoins d'un outrage, notre animosité va aussi loin que celle de la personne offensée et souffrante; quand aucune des paroles, aucun des gestes qui lui échappent ne décèlent en elle une émotion plus violente que la nôtre; quand elle ne cherche jamais à punir l'agresseur plus fortement que nous ne voudrions le punir nousmêmes ou le voir punir, il est impossible que nous désapprouvions son ressentiment: il est alors justifié par notre propre impression; et comme l'expérience nous a appris combien la plupart des hommes sont incapables de cette modération, et combien il est difficile de contenir, dans de justes bornes, les âpres et impétueux mouvements de la vengeance, nous ne pouvons nous empêcher d'estimer et d'admirer celui qui est parvenu à gouverner la plus indomptable des capables d'exciter une sympathique gratitude dans l'âme du spectateur.

passions humaines. Lors donc que l'animosité de la personne offensée excède (comme il arrive presque toujours) l'animosité que nous éprouvons nous-mêmes en nous mettant à sa place, nous ne partageons plus la sienne, et nécessairement nous la désapprouvons bientôt. Nous la blåmons même infiniment plus que nous ne blâmerions les excès d'aucune des autres passions qui ont leur source dans l'imagination. Il arrive aussi quelquefois qu'un ressentiment trop violent, au lieu de nous inspirer aucune sympathie, excite lui-même notre indignation. Nous partageons alors le ressentiment opposé de la personne qui est l'objet de ce sentiment inconvenable, et qui court risque d'en souffrir. La vengeance, qui est le ressentiment porté à l'excès, nous paraît être la plus haïssable de toutes les passions, et l'objet de l'horreur et de l'indignation générale; car, comme dans les formes sous lesquelles cette passion se manifeste chez la plupart des hommes, elle se rencontre à peine une fois modérée, contre mille où elle ne l'est pas, nous sommes portés à la juger d'après ses apparences les plus ordinaires, et à la trouver digne d'aversion et de haine. La nature, cependant, ne paraît pas même, dans l'état présent de dépravation de l'espèce humaine, nous avoir traités assez rigoureusement pour nous avoir doués d'un principe entièrement mauvais, et qui, à aucun degré et quelque direction qu'il reçût, ne pût être l'objet de l'approbation et de la louange. Aussi voyons-nous (quant au ressentiment) que cette passion peut nous paraître quelquefois trop faible, comme elle nous paraît quelquefois trop forte. Nous plaignons même les personnes qui montrent trop peu de sensibilité et trop peu d'indignation pour les injures 'qu'elles ont reçues, et nous sommes alors portés à les mépriser autant que l'excès de leur ressentiment nous eût portés à les haïr.

Les écrivains sacrés n'auraient sûrement pas parlé aussi souvent du courroux et de la vengeance de Dieu, s'ils avaient regardé cette passion comme vicieuse et condamnable à tous ses degrés, dans une créature aussi faible et aussi imparfaite que l'homme.

Il faut remarquer aussi que l'examen que nous faisons n'a point rapport à une matière de droit, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais à une matière de fait. Nous n'examinons pas d'après quel principe un être absolument parfait approuverait le châtiment des mauvaises actions, mais par quels moyens un être aussi faible et aussi imparfait que l'homme, l'approuve naturellement et actuellement. Les principes que nous avons exposés jusqu'à présent ont évidemment une trèsgrande influence sur son approbation, et paraissent avoir été sagement disposés pour avoir cette influence. Le maintien de la société demande qu'une animosité, qu'une malveillance mal fondée, soit contenue par les châtiments qu'elle mérite, et, conséquemment, que l'application de ce châtiment soit regardée comme une action juste et louable. Quoique l'homme soit naturellement doué du désir de faire le bien et de pourvoir à la conservation de la société, cependant l'auteur de la nature n'a point confié à sa raison le soin de découvrir si une certaine application de châtiments est le moyen le plus propre pour assu Les actions dont le but est de nuire et dont les motifs sont vicieux, paraissent seules mériter une punition, parce qu'elles rer cette conservation mais il l'a doué d'un sentiment immédiat et d'instinct, qui le porte à approuver une certaine application de châtiments comme le meilleur moyen d'atteindre ce but. La nature suit, en ceci, le même ordre qu'elle suit dans d'autres occasions. A l'égard de toute chose qui, par son importance, -peut être regardée comme un but particulier, et, pour ainsi dire, favori de ses opérations, elle a non-seulement donné aux hommes le besoin de la fin qu'elle se propose, mais aussi le besoin et le désir des moyens propres à conduire vers cette fin, et comme par pure inclination pour ces moyens, quels que soient leurs effets sous d'autres rapports. La conservation individuelle et la propagation de l'espèce sont les grands buts que la nature s'est proposés dans la formation de tous les genres d'animaux. Les hommes sont doués de tous les désirs qui conduisent à ce but, de l'aversion pour tout ce qui les en éloigne, de l'amour de la vie, et de la crainte de la dissolution, du désir de conserver et de perpétuer leur espèce, et d'une vive répugnance pour la seule idée de son entière destruction. Mais, quoique nous soyons ainsi auimés des plus forts désirs pour atteindre ce but, le choix des moyens qui y conduisent n'a pas été confié aux lentes et incertaines déterminations de notre raison. La nature nous a dirigés, dans ce choix, par un instinct immédiat et primitif, La faim, la soif, la passion qui unit les deux sexes, l'amour du plaisir et la crainte de la douleur, nous portent à faire usage de ces moyens, par attrait pour eux mêmes, et sans aucune réflexion sur leur direction vers le but bienfaisant que leur a assigné le maître souverain de la nature.

Avant de terminer cette note, je dois faire remarquer la différence qui se trouve entre l'approbation que nous donnons à ce qui est seulement convenable, et celle que nous donnons à ce qui renferme plus de mérite et de générosité. Avant d'approuver les sentiments d'un autre, comme convenables et propres à leur objet, il est nécessaire, et que nous soyons affectés comme lui, et que nous ayons la conscience de l'être par les mêmes motifs. Ainsi, quoique, au récit de l'infortune de mon ami, je sois affecté comme il l'est lui-même, cependant, jusqu'à ce que je sois informé de sa conduite, jusqu'à ce que je découvre quelque sympathie entre les émotions qu'il éprouve et celles que je reçois, on ne peut pas dire que j'approuve les sentiments qui le dirigent. L'approbation donnée à la convenance d'une action demande donc, et une entière sympathie avec la personne qui agit, et un parfait accord entre ses sentiments et les nôtres; quand j'apprends, au contraire, qu'un homme a reçu un bienfait, de quelque manière qu'il ait été affecté en le recevant, si, en me mettant à sa place, j'éprouve de la reconnaissance pour son bienfaiteur, je dois nécessairement approuver la conduite de celui-ci, la regarder comme digne d'estime et comme le juste objet d'une récompense. Que la personne obligée soit reconnaissante ou ne le soit pas, cela ne peut évidemment changer mon opinion sur le mérite de son bienfaiteur. Il n'est pas nécessaire d'avoir avec elle aucune correspondance de sentiments: il suffirait, s'ils étaient reconnaissants, que cette correspondance exis sont les seuls objets qui méritent le ressentiment, et qui excitent une indignation sympathique dans l'âme du spectateur.

La bienfaisance est toujours volontaire, et ne peut être arrachée par la force: le manque de bienfaisance ne peut donc exposer à aucune punition, parce qu'il ne cause aucun mal positif. Il peut, il est vrai, tromper de justes espérances, et par là inspirer l'aversion et le blâme, mais non pas provoquer un ressentiment que personne puisse partager. L'homme qui néglige de récompenser son bienfaiteur, lorsque cela est en son pouvoir, et que son bienfaiteur a besoin de son aide, se rend coupable d'une basse ingratitude. Le cœur de tout spectateur impartial se refuse à sympathiser avec le vil intérêt qui le dirige, et sa conduite devient l'objet du dernier mépris. Cependant il ne fait aucun mal positif à personne; il manque seulement à faire un bien qui est dicté par la convenance et le devoir. Mais bientôt il n'en excite pas moins la haine, passion naturellement excitée par l'impropriété révoltante de nos sentiments et de notre conduite. Mais il ne devient pas l'objet du ressentiment, parce que cette passion n'est ordinairement excitée que par les actions dont l'effet est de nuire directement. Son manque de reconnaissance ne saurait donc être puni. L'obliger même à se conduire avec reconnaissance, et comme un spectateur impartial voudrait le voir agir, serait encore plus inconvenable que ne peut l'être son ingratitude même. Son bienfaiteur se déshonorerait s'il essayait, par la force, d'obtenir des actes de sa reconnaissance; et le tiers qui y travaillerait, sans avoir aucun droit ni sur l'un ni sur l'autre, se couvrirait de ridicule.

De tous les devoirs de la bienfaisance, ceux que la gratitude nous prescrit, approchent le plus près de ce qu'on peut appeler une obligation complète et absolue. On ne parle que des devoirs qu'impose la reconnaissance; et il arrive rarement de tât. Le sentiment que nous avons du mérite du bienfaiteur est fondé sur cette sympathie imaginaire dont nous sommes plus souvent affectés que la personne obligée, lorsque nous nous figurons que nous sommes à sa place. Il y a la même différence entre la désapprobation du démérite d'une action, et la désapprobation de son inconvenance.

Le ressentiment semble avoir été donné par la nature pour pourvoir à notre défense, et uniquement pour cet objet. Il est le garant de la justice, et la sauvegarde de l'innocence. Il nous porte à repousser l'offense qu'on cherche à nous faire, à rendre ce que nous avons reçu, afin que l'agresseur soit forcé de se repentir de son injustice, et que les autres soient détournés d'en commettre de semblables, par la crainte d'un égal châtiment. Tel est le but auquel la nature destine le ressentiment, et lorsqu'il va au delà, il n'inspire aucune sympathie. Quant au manque de vertus bienfaisantes, quoiqu'il trompe l'attente que nous pouvions raisonnablement former, il ne donne lieu à se défendre d'aucun mal.

Il est cependant une autre vertu dont l'observation n'est pas laissée à notre volonté, qu'on peut, au contraire, exiger par la force [19], dont l'oubli expose au ressentiment, et conséquemment mérite d'être puni. Cette vertu, c'est la justice. La violation de la justice est une injure. Cette violation blesse réellement et indirectement celui qui en est l'objet, par des motifs qui font partager son ressentiment à tout le monde. Elle est donc l'objet propre de ce ressentiment, et de la punition qui en est la conséquence naturelle. Comme les hommes approuvent la violence employée à venger le mal causé par une injustice, ils approuvent encore davantage celle qui est employée à prévenir, à repousser une injure, à empêcher l'agresseur de nuire à son semblable. La personne même qui projette une injustice sent que la force sera employée légitimement, et par la personne à qui elle veut nuire, et par d'autres, soit pour prévenir l'exécution de son crime, soit pour le punir lorsqu'il aura été commis. C'est sur ce sentiment qu'est fondée la distinction remarquable entre la justice et les autres vertus (distinction à laquelle s'est particulièrement arrêté un auteur dont le génie est également étendu et original), savoir, que nous nous sentons plus strictement obligés d'agir selon la justice, que d'obéir à l'amitié, à la compassion, à la générosité; que la pratique de ces trois dernières vertus est, en quelque sorte, abandonnée à notre libre arbitre, tandis que nous nous sentons obligés, liés, contraints par un devoir positif, à observer la justice. Nous sentons qu'on est en droit de l'exiger de nous, et qu'on sera approuvé de tout le monde, en employant la force pour nous en faire observer les règles. Mais il n'en est pas de même des préceptes des autres vertus.

Nous devons cependant distinguer avec soin ce qui est digne de blâme et de désapprobation, d'avec ce qui doit être prévenu ou puni. Toute action qui manque du degré ordinaire de bonté que l'expérience permet d'attendre de tout le monde, nous paraît blâmable; et toute action qui va au delà de ce degré, nous semble au contraire digne de louange. Ce degré en lui-même ne mérite ni louange ni blâme. Un père, un frère, un fils qui, comme tel, se conduit ainsi qu'on voit la plupart des hommes se conduire, n'est, ni applaudi, ni désapprouvé. Celui qui nous surprend par une bonté extraordinaire et inattendue, ou par une désobligeance inconcevable et inopinée, est digne de louange dans le premier cas, et de blâme dans le second.

Parmi ceux qui sont égaux entre eux, un degré, même ordinaire, de bonté ou de bienveillance ne peut être exigé par la force. Chaque individu, entre égaux, jouit naturellement, et avant aucune institution sociale, du droit avoué de se défendre de toute injure, et d'exiger à un certain degré la punition de . celles qu'il a reçues. Tout homme sensible, non-seulement l'approuve lorsqu'il fait valoir ce droit, mais sympathise assez vivement avec lui pour lui prêter son secours. Lorsqu'un homme attaque, viole, ou tente d'assassiner quelqu'un, tous les voisins prennent l'alarme, et croient avoir le droit de se précipiter, soit pour venger celui qui est attaqué, soit pour le préserver du danger de l'être. Mais quand un père n'a pas pour son fils le degré de tendresse qu'il est ordinaire d'avoir pour un enfant; quand un fils manque au respect que son père a droit d'attendre de lui; quand un frère n'a pas pour son frère l'affection que lui inspire communément la nature; quand un homme ferme son cœur à la compassion, et refuse de soulager la misère de son semblable, et qu'il le peut facilement: quoiqu'une pareille conduite, dans tous ces cas, soit blâmée, personne n'imagine que ceux même qui avaient le plus de motifs de compter sur beaucoup de tendresse et de bonté, aient le droit de l'exiger par la force. Celui qui souffre alors n'a d'autre droit que celui de se plaindre; et ceux qui le voient souffrir ne peuvent employer en sa faveur d'autres moyens que les conseils et la persuasion. Employer la force entre égaux, dans de pareilles circonstances, serait porter l'insolence et la présomption au plus haut degré.

Un supérieur peut quelquefois forcer ceux qui lui sont soumis à se conduire avec un certain degré de convenance, les uns envers les autres: alors, il est généralement approuvé. Les lois de toutes les nations civilisées obligent les parents à avoir soin de leurs enfants, les enfants à avoir soin de leurs parents; elles imposent à tous les hommes des devoirs généraux de bienveillance et de bonté. On confie au magistrat, nonseulement le pouvoir de maintenir la paix, en prévenant les crimes, mais aussi le soin de favoriser la prospérité publique, en établissant une sage police, en décourageant les vices et tout ce qui blesse les mœurs: dans cette vue, il peut défendre, entre les citoyens, les injures et les querelles, et, jusqu'à un certain point, commander les services réciproques. Quand le législateur ordonne ce qui, en soi-même, est absolument indifférent, et ce qui, avant d'être ordonné, pouvait être omis sans blâme, non-seulement il est blåmable, mais punissable de lui désobéir. Mais, lorsqu'il commande une action qui, avant ses lois, ne pouvait être omise sans blâme, le manque d'obéissance devient alors infiniment plus digne de châtiment. De tous les devoirs des législateurs, il n'en est pas qui demande plus de délicatesse de jugement, plus de prudence, que la création de ces lois de police, et, pour ainsi dire, de mœurs. Les négliger entièrement expose la république à des désordres monstrueux; et, en les portant trop loin, on détruit peu à peu toute liberté, toute sûreté, toute justice.

Quoique le simple manque de bienveillance, parmi des personnes égales entre elles, ne mérite aucun châtiment, l'exercice de cette qualité, porté au delà du degré ordinaire, paraît néanmoins digne d'une véritable récompense. Elle produit beaucoup d'actions utiles, qui deviennent le juste objet d'une vive reconnaissance. Quoique les infractions aux règles de la justice exposent au contraire à un châtiment, leur observation paraît à peine digne de récompense. Il y a sans doute dans la pratique de la justice un certain degré de convenance; et, sous ce rapport, elle mérite toute l'approbation due aux choses convenables: mais comme il ne s'y trouve aucun bien positif, il s'y trouve aussi peu de titres à la reconnaissance. La justice pure n'est presque jamais qu'une vertu négative, et qui ne consiste qu'à ne pas nuire à autrui. Celui qui s'abstient uniquement de nuire à l'existence, à la propriété, à la réputation des autres hommes, n'a sûrement, en tout cela, qu'un très-faible mérite: il remplit seulement les devoirs de ce qui s'appelle proprement justice, et ne fait que ce que ses égaux sont en droit d'exiger de lui par la force, ou ce dont ils peuvent punir l'omission. Il suffit même souvent, pour remplir les règles de la justice, de se borner à ne point agir.

Ce que chaque homme fait, peut aussi lui être fait; et la loi du talion est la première que nous dicta la nature. Nous regardons la bienfaisance et la générosité, comme un devoir à l'égard de celui qui est bienfaisant et généreux. Nous pensons que ceux qui ferment leur cœur aux sentiments de l'humanité, doivent à leur tour être privés de l'affection de leurs semblables, et méritent que la société devienne pour eux un immense dé sert, où personne ne leur rende aucun soin, ni ne s'inquiète de leur existence. Le violateur des lois de la justice doit être forcé d'essuyer le même mal qu'il a fait aux autres; et puisqu'aucun égard pour les souffrances de son semblable n'a pu l'arrêter, il doit être retenu par la crainte des siennes. L'homme qui n'est qu'innocent de tout crime, qui ne fait qu'observer la justice à l'égard d'autrui, qui se borne à s'abstenir de lui faire du mal, mérite seulement que les autres obéissent religieusement envers lui aux mêmes lois.


 
Chapitre II. Du sentiment de la justice, de celui du remords, et du sentiment que nous avons du mérite de nos actions
Il n'existe qu'un seul motif de faire souffrir les autres et de leur nuire, que notre cœur puisse adopter: ce motif est le juste ressentiment d'un mal qui nous a été fait. Mais troubler le bonheur d'autrui, uniquement parce qu'il est contraire au nôtre; lui enlever un bien dont il jouit, seulement parce que nous en pourrions jouir comme lui, ou avec plus de bonheur que lui; s'accorder ainsi, aux dépens d'autrui, cette préférence naturelle que chacun de nous donne à son propre bonheur sur celui des autres, c'est ce que jamais aucun spectateur impartial ne saurait approuver. Tout homme est sans doute d'abord recommandé par la nature à ses propres soins; et comme il est plus capable que tout autre de pourvoir à sa conservation, il est juste qu'elle lui soit confiée [20]. Aussi chacun de nous est plus profondément intéressé à ce qui l'intéresse immédiatement, qu'à ce qui intéresse autrui; et nous apprenons peut-être la nouvelle de la mort d'une personne qui nous est étrangère, avec moins de peine, avec une émotion moins douloureuse et qui trouble beaucoup moins longtemps notre repos, que les plus faibles contre-temps qui nous sont personnels. Mais quoique, trop naturellement, les malheurs des autres nous affectent moins que nos plus petites contradictions personnelles, nous ne devons leur nuire, ni pour prévenir ces contradictions, ni pour prévenir nos plus grands revers. Dans ce cas, ainsi que dans les autres, nous devons nous envisager comme les autres nous envisagent, et non comme nous sommes portés à nous voir nous-mêmes. Quoique chaque individu, suivant l'expression vulgaire, soit pour lui-même l'univers entier, il n'est pour les autres qu'une très-petite partie de cet univers. En vain son bonheur l'occupe plus que celui de tous ses semblables; il n'est pas plus important aux yeux d'autrui, que celui de toute autre personne. Quoiqu'il soit vrai que chacun de nous se préfère à tous les autres dans le fond de son cœur, personne n'ose avouer hautement, et montrer aux regards des hommes, qu'il agit d'après cette préférence: on sent que personne ne peut la partager; que quelque naturelle qu'elle soit en nous, elle doit toujours paraître extrême et extravagante aux autres. Quand nous nous envisageons comme nous sentons bien que les autres nous envisagent, nous reconnaissons qu'à leurs yeux nous ne sommes, au milieu de la multitude, qu'un individu semblable à tant d'autres. Si nous voulons agir de manière à ce qu'un spectateur impartial puisse approuver les motifs de notre conduite (ce qui est ordinairement l'objet de nos plus vifs désirs), nous devons, dans cette occasion, comme dans toute autre, modérer la présomption de notre amour-propre, et le réduire à ce que les autres peuvent approuver. Leur indulgence va jusqu'à nous pardonner d'être plus inquiets, plus occupés de notre bonheur que de celui d'un autre; jusque-là, chacun se 'met à notre place et sympathise avec nous. Nous pouvons, dans la poursuite des richesses, des honneurs, aller aussi loin qu'il nous est possible, et mettre tout en œuvre pour surpasser les autres. Mais si nous les renversons dans la carrière, l'indulgence publique nous abandonne. Elle ne peut souffrir cette violation d'une franche concurrence. Tout homme, sous beaucoup de rapports, vaut autant que nous, aux yeux des autres: ils ne sauraient partager cet amour de nous, par lequel nous nous sommes complétement préférés à un autre, et sympathizer avec les motifs qui nous ont décidés à lui nuire. Aussi sont-ils tout prêts à sympathiser avec la personne offensée, et l'agresseur devient aussitôt l'objet de leur haine et de leur indignation. Ce dernier s'en aperçoit, et reconnaît que ces sentiments sont prêts à éclater de tous côtés contre lui.

Plus le mal qu'on a fait est grave et irréparable, plus le ressentiment de la personne qui l'a souffert est violent, plus l'indignation sympathique du spectateur est vive, et plus aussi le sentiment de la faute doit être profond dans l'âme de celui qui l'a commise. La mort est le plus grand des maux qu'on puisse faire éprouver à autrui; et c'est elle aussi qui inspire le plus amer ressentiment aux parents et aux amis de la personne tuée. Le meurtre est donc le plus atroce de tous les crimes, soit relativement à l'espèce humaine, soit relativement à l'individu. Être privé de ce qu'on possédait, est un plus grand mal que de se voir trompé dans l'espérance d'obtenir ce qu'on désirait posséder. Les atteintes directes à la propriété, telles que le vol, l'escroquerie, par lesquelles on nous enlève ce dont nous étions maîtres, sont de plus grands crimes que le manque de foi, qui nous prive seulement des biens que nous espérions. Les lois les plus sacrées de la justice, celles dont la violation semble appeler la vengeance et le châtiment le plus grave, sont donc les lois qui protégent la personne et la vie des hommes; ensuite, viennent celles qui protégent la propriété et la possession; enfin, et au dernier rang, sont celles dont l'objet est la garantie des droits personnels, et des obligations contractées entre les citoyens.

Celui qui viole les lois les plus sacrées de la justice, ne saurait réfléchir sur les sentiments qu'il inspire aux hommes, sans éprouver toutes les angoisses de la terreur, de la honte et du désespoir. Quand la passion qui l'a conduit au crime est satisfaite, et qu'il commence à réfléchir sur sa conduite passée, il ne peut approuver aucun des motifs qui l'ont déterminé. Il se trouve aussi haïssable qu'il le paraît aux autres; il devient pour lui-même un objet d'effroi, par une espèce de sympathie pour l'horreur qu'il inspire à tout le monde. Le sort de la personne qui a été victime de son crime, lui fait connaître, mal gré lui, la pitié. La seule pensée de la situation où il l'a réduite, le déchire il déplore les funestes effets de sa passion; il sent qu'ils le rendent l'objet de l'indignation publique, et de ce qui en est la conséquence naturelle, la vengeance et le châtiment. Cette pensée s'attache au fond de son cœur, et le remplit d'épouvante et d'horreur. Il n'ose regarder personne en face; il croit être rejeté de la société des hommes, et pour jamais banni de leur affection. Dans l'excès même de son malheur, il ne peut espérer les douces consolations de la sympathie. Ce sentiment est banni sans retour du cœur de ses semblables, par le souvenir de son crime. Les sentiments qu'il leur inspire, sont précisément ceux-là même qui les remplissent de terreur. Il voit partout des ennemis; il voudrait fuir dans un désert inhospitalier, où jamais l'aspect d'un être humain ne puisse se rencontrer, et lui offrir la condamnation de son crime. Mais la solitude est encore plus redoutable pour lui que la société. Sa pensée ne peut lui offrir rien que de désastreux, de désespéré, elle n'est que la sombre prévoyance de sa misère et de sa ruine. L'effroi de la solitude le rejette dans le monde: il revient encore parmi les hommes, et accablé de honte et de remords, il cherche quelque appui, quelque protection, dans la présence de ces mêmes juges, par lesquels il sait bien que sa condamnation est presque unanimement prononcée. Telle est la nature du remords, de ce sentiment, le plus redoutable de tous ceux qui peuvent entrer dans le cœur humain. Il naît de la honte, il naît de la conscience même du crime, du regret de ses effets, de la compassion pour celui qui en est la victime, de la crainte du châtiment, suite certaine et reconnue du juste ressentiment de tout être raisonnable.

Les actions vertueuses nous inspirent naturellement tous les sentiments opposés. L'homme qui, par des motifs raisonnables, a fait une action généreuse, sent, en pensant à celui qui en est l'objet, qu'il doit obtenir son amour et sa reconnaissance, et que la sympathie pour ces sentiments, lui assure l'estime générale. Lorsqu'il revient sur les motifs de sa conduite, il les approuve de nouveau, il les envisage comme un spectateur impartial a pu les envisager, et il s'applaudit lui-même, par sympathie pour l'approbation de ceux qui en seraient les juges désintéressés. Sous l'un et l'autre de ces points de vue, il est satisfait de lui-même, et son âme est remplie de gaieté, de fermeté et de paix. La bienveillance et l'harmonie règnent entre lui et tous les hommes; il les regarde avec satisfaction et avec confiance, certain qu'il s'est rendu digne de leur bienveillance. De tous ces sentiments combinés, résulte la conscience du mérite d'une action, et du droit à être récompensé.


 
Chapitre III. De l'utilité de cette loi de la nature
L'homme ne peut vivre qu'en société; et la nature qui le destinait à cette situation, l'a doué de tout ce qui l'y rend propre. Tous les membres de la société humaine ont besoin de secours mutuels, et sont exposés également aux injures réciproques. Quand les secours sont donnés par l'affection mutuelle, par la reconnaissance, par l'amitié, par l'estime, la société fleurit et est heureuse. Tous ses membres sont liés ensemble par les doux noeuds de l'amour et de la bienveillance, et sont, pour ainsi dire, attirés vers un centre commun de bienfaisance réciproque.

Mais lors même que les secours nécessaires ne sont pas accordés par des motifs si généreux et si désintéressés, lors même que, parmi les différents membres de la société, il n'y a ni amour, ni bienveillance mutuelle, la société n'est pas, pour cela, essentiellement dissoute. Elle peut alors subsister entre les hommes, comme elle subsiste entre des marchands, par le sentiment de son utilité, sans aucun lien d'affection: quoique alors aucun homme ne tienne à un autre, par les devoirs ou par les nœuds de la gratitude, la société peut encore se soutenir, à l'aide de l'échange intéressé des services mutuels, auxquels on a assigné une valeur convenue [21].

Cependant, la société ne peut subsister longtemps, parmi ceux qui sont toujours prêts à se blesser et à se nuire les uns les autres. Au moment où les offenses commencent, l'animosité et les mutuels ressentiments commencent aussi: la société se divise, et les différents membres qui la composent sont comme désunis et dispersés loin les uns des autres, par la violence et l'opposition de leurs affections et de leurs intérêts discordants. Quoiqu'il n'existe point de société véritable entre, des voleurs, néanmoins, suivant l'observation commune, ils ne se volent, ni ne se tuent réciproquement. La bienveillance et l'affection sont donc moins essentielles à l'existence de la société que la justice, Privée de ces premiers sentiments, elle ne peut fleurir, mais elle peut subsister; tandis que le triomphe de l'injustice finirait par la détruire entièrement.

Quoique la nature nous ait portés aux actions bienfaisantes et généreuses, par le sentiment heureux qu'elles nous inspirent, d'avoir droit à une récompense, elle n'a pas cru nécessaire d'en protéger et d'en assurer la pratique, par la crainte des châtiments, lorsqu'elles seraient négligées. Les vertus bienfaisantes embellissent l'édifice de la société, mais n'en sont pas la base; il suffisait de les recommander, et il n'était pas nécessaire d'y contraindre: la justice, au contraire, est le fondement principal de cet édifice. Si elle est violée, l'immense fabrique de la société humaine, que la nature s'était plu à élever et à cimenter, s'écroule en un moment, et est réduite en poussière. La nature, pour mieux assurer la pratique de la justice, a gravé dans le cœur humain la conscience ineffaçable du crime de sa violation, la terreur des châtiments qui lui sont dus, et a fait de ces sentiments les plus forts garants du pacte social, les protecteurs du faible, le frein des passions furieuses et la punition du coupable. Quoique naturellement susceptibles de sympathie, les hommes sont si faiblement sensibles pour les autres, et le sont tant pour eux-mêmes; les malheurs de leurs semblables ont si peu d'importance pour eux, en comparaison de leurs plus petites contradictions personpolitique, devenue ici le complément de la morale, comment. il contribue à les unir par les liens de la réciprocité et de la solidarité.

Nous voyons de toutes parts, dans cet univers, toutes choses disposées avec l'art le plus délicat, pour la fin qu'elles sont destinées à produire. Nous pouvons admirer dans le mécanisme d'une plante, dans le corps d'un animal, comment chacune de leurs parties est préparée, pour parvenir aux deux grands buts de la nature: la conservation de l'individu et la propagation de l'espèce. Dans ces objets, comme dans tous, nous distinguons la cause première et productive, de la cause finale, ou du but de leurs mouvements et de leur organisation. La digestion des aliments, la circulation du sang et la sécrétion de plusieurs des sucs qui le composent, sont des opérations nécessaires au grand but de la vie animale. Cependant, jamais il ne nous arrive de confondre ce but avec leur cause, et d'imaginer que le sang circule, ou que les aliments se digèrent par eux-mêmes et pour remplir les fins de la digestion et de la circulation. Tous les rouages de la montre sont admirablement disposés pour l'objet qu'elle doit remplir, l'indication des heures. Leurs mouvements variés conspirent avec art à cette indication; ils n'y conspireraient pas mieux, s'ils étaient doués du désir et de l'intention de l'opérer. Cependant ce n'est pas à eux que nous attribuons jamais un tel désir ou une telle intention, mais à l'horloger; et nous savons que les rouages sont mis en action par un ressort, qui, comme eux, ignore l'effet qu'il produit. Mais quoiqu'en rendant compte des opérations des corps naturels, nous distinguions toujours la cause qui les produit, de leur cause finale ou de leur but, en parlant des opérations de l'esprit, nous sommes sujets à confondre ces deux genres de cause. Quand, par nos lumières naturelles, nous parvenons à un but quelconque, vers lequel notre raison éclairée et exercée nous portait, nous attribuons à notre raison même, comme à une cause suffisante, et ce succès, et les actions et les sentiments qui l'ont amené; et nous imputons à la sagesse de l'homme ce qui réellement vient de la sagesse du Dieu qui l'a créé. Mais, à la première vue, notre raison semble être une cause suffisante des effets que nous lui attribuons; et le système de la nature humaine nous paraît plus simple et plus beau, lorsque nous déduisons ainsi ses différentes opérations d'un seul principe.

Comme la société ne saurait subsister, si les lois de la justice n'y sont observées jusqu'à un certain degré; comme aucun rapport social ne peut s'établir entre les hommes, à moins qu'ils ne s'abstiennent de se nuire réciproquement, on a regardé cette considération comme le véritable motif qui nous fait trouver convenable de fortifier les lois de la justice, par la crainte des châtiments attachés à leur violation. L'homme, at-on dit, aime naturellement l'état de société, et désirerait que cet état d'union se maintînt, lors même qu'il n'en résulterait aucun avantage pour lui. La prospérité et l'ordre de l'état social plaisent à son esprit, et il aime à les contempler. Il en voit, au contraire, avec peine le désordre et la confusion, et il est affligé de tout ce qui peut l'amener. Il sent aussi que son propre intérêt est lié à la prospérité de la société, et que de sa conservation dépendent, et le bonheur, et peut-être la durée de sa propre vie. Il voit donc avec horreur ce qui peut conduire au renversement de l'ordre social, et il veut, par tous les moyens possibles, contribuer à prévenir cet événement funeste et redouté. L'injustice tend nécessairement à l'amener: les seules apparences de l'injustice l'alarment donc, et il court, pour ainsi dire, au-devant de tout ce qui, en soi-même, détruirait un ordre de choses dont toutes les parties l'intéressent. S'il ne peut empêcher son bouleversement par des voies modérées et faciles, il doit s'y porter par des moyens extrêmes et violents; et, à quelque prix que ce soit, empêcher qu'il ne soit consommé. Ces considérations, ajoute-t-on, lui font approuver les peines capitales, par lesquelles on réprime la violation des règles de la justice: ainsi le perturbateur de la paix publique se trouve banni de la société, et son destin fait trembler de l'imiter.

Telles sont les raisons qu'on allègue ordinairement, pour motiver l'approbation que nous donnons à la punition de l'injustice. Mais ces raisons ne sont pas incontestablement vraies [22]: nous avons souvent lieu, en effet, de fortifier notre sentiment naturel de la convenance et de la légitimité de la punition, en réfléchissant combien elle est indispensable au maintien de l'ordre social. Mais, quand le criminel est prêt à souffrir la peine du talion, cette peine, dont l'indignation naturelle des hommes prononce la justice; quand l'insolence de son forfait s'abat sous l'effroi du châtiment qui s'approche, alors il cesse d'être un objet de crainte, et il devient bientôt un objet de pitié pour les cœurs sensibles et généreux: leur ressentiment de ce que son crime a fait souffrir s'éteint par l'idée de ce qu'il va souffrir lui-même; on est disposé à lui pardonner, et à le dérober au châtiment qu'on avait regardé, dans un moment plus calme, comme une juste rétribution due à son crime. Alors, on a besoin de songer aux motifs de l'intérêt général de la société, et de balancer ces mouvements d'une humanité faible et partiale, par les mouvements d'une humanité plus mâle et plus éclairée. On se rappelle que l'indulgence pour le crime est cruauté envers l'innocence; et on oppose aux émotions de la pitié pour un individu, cet intérêt plus général que l'on porte à la société.

Quelquefois aussi, nous avons besoin de défendre la convenance de l'observation des règles générales de la justice, par la considération de leur importance pour le maintien de la société. Nous entendons souvent une jeunesse licencieuse et insensée ridiculiser les principes de morale les plus sacrés, et professer (plus encore peut-être par vanité que par corruption) les maximes de conduite les plus révoltantes. Notre indignation s'allume, et nous sommes pressés de réfuter et de combattre ces maximes. Mais, quoique ce qu'elles ont de méprisable et d'odieux nous porte avant tout à les condamner, nous ne voulons pas déclarer que le sentiment de haine et de mépris qui nous anime alors, soit le seul que nous éprouvions: cependant, pourquoi celui-là ne suffirait-il pas, si nous ne haïssons et si nous ne détestons ces maximes que parce qu'elles sont les objets naturels de la haine et du mépris? Lorsqu'on nous demande pourquoi nous agissons de telle ou telle manière, cette question même ne renferme-t-elle pas l'opinion que nous avons choisi telle ou telle manière d'agir, parce qu'elle n'était pas l'objet naturel de la haine et du mépris? Nous devons donc montrer aux hommes que, dans toute action, on doit avoir principalement en vue l'action même. Les autres motifs viennent après celui-là, et le premier qui s'offre à nous, et que nous oublions rarement, est le désordre et la confusion que ces maximes porteraient dans la société.

Mais, quoiqu'il faille communément peu de pénétration pour reconnaître combien certaines maximes licencieuses sont destructives de l'ordre social, c'est rarement cette considération qui nous porte à les condamner. Les hommes les plus grossiers et les moins éclairés abhorrent la fraude, l'injustice, la perfidie, et se réjouissent de les voir punies. Mais peu d'hommes ont assez réfléchi sur l'importance de la justice pour le maintien de la société, quoique cette importance soit, pour ainsi dire, convenue.

On peut démontrer, par de nombreuses observations, que ce n'est pas l'intérêt général de la société, qui nous fait souhaiter le châtiment des crimes contre les individus. La part que nous prenons aux biens et aux maux qui arrivent aux individus, ne vient pas ordinairement de celle que nous prenons à la prospérité du corps social. Nous ne sommes pas plus affectés de la ruine ou de la mort d'un homme parce qu'il fait partie de la société, et parce que nous serions enveloppés dans la ruine de la société même, si elle avait lieu, que nous ne serions affectés de la perte d'une seule guinée, parce qu'elle ferait partie d'une somme considérable, et que nous craindrions la perte de toute cette somme. Dans l'un et dans l'autre cas, nous ne nous occupons pas de l'objet particulier, par intérêt pour la multitude des objets semblables. Nous ne songeons alors, au contraire, à la multitude que par intérêt pour chacune des parties dont elle est composée. Lorsqu'on nous a volé une petite somme, nous poursuivons moins la punition de cette injustice, relativement à la conservation de toute notre fortune, que relativement à cette petite somme en elle-même; quand un seul homme a été outragé ou ruiné, nous demandons aussi la réparation de l'offense ou du tort qu'il a souffert, beaucoup moins par intérêt pour le bon ordre de la société, que par intérêt pour cet homme en particulier, lors même que notre intérêt pour lui ne renferme aucun de ces sentiments intimes et délicats de tendresse, d'estime, d'affection, que nous réservons pour nos amis et pour nos connaissances. Le seul intérêt nécessaire pour agir ainsi, est cette sympathie générale que nous portons à nos semblables et comme tels. Nous partagerions, même, par ce seul motif, le ressentiment d'une personne qui nous serait odieuse, si elle avait reçu un outrage injuste et non provoqué. La désapprobation que nous donnons en général à sa conduite, ne pourrait nous empêcher de sym-. pathiser alors avec sa juste indignation; la sympathie, dans un pareil cas, n'est affaiblie par l'antipathie, que dans les hommes qui n'ont pas conservé toute leur droiture naturelle, ou qui ne se sont pas accoutumés à corriger et à régler leurs sentiments particuliers par les principes généraux de la morale.

Il y a néanmoins quelques occasions dans lesquelles nous punissons ou approuvons les châtiments, en ne nous occupant que de l'ordre social, auquel nous les croyons absolument nécessaires. De ce nombre sont tous les châtiments dont l'objet est de réprimer les infractions aux lois de police et aux lois militaires. Ces infractions ne blessent immédiatement ni directement personne en particulier; mais nous prévoyons que leurs conséquences éloignées produiraient de grands désordres dans la société. Une sentinelle, par exemple, qui s'endort à son poste, subit la mort par les lois de la guerre, parce que sa négligence peut mettre en danger toute une armée. Une extrême sévérité paraît indispensable dans de telles occasions, et par cette raison nous la trouvons convenable et juste. Quand la conservation d'un individu est, comme alors, incompatible avec la sûreté de la société, la justice fait préférer l'in térêt de la multitude à l'intérêt d'un seul. Cette loi, cependant, toute juste qu'elle est, nous semble extrêmement sévère. La faute paraît si peu considérable auprès du châtiment, que notre cœur y souscrit avec peine. Quoiqu'une pareille négligence nous semble très-blâmable, nous n'éprouvons pas, en y pensant, une indignation assez forte pour motiver le plus mortel châtiment. Tout homme qui a de l'humanité, a besoin de se recueillir en lui-même, de se faire effort, de faire usage de toute sa fermeté et même de tout son courage pour l'infliger, ou approuver qu'on l'inflige. Il n'envisage pas du même œil la punition d'un ̧ ingrat parricide, ou d'un barbare meurtrier. Il applaudit avec transport à la juste peine du talion, qui semble due à son forfait, et il serait révolté de l'y voir échapper. La différente manière dont on envisage les punitions, dans ces deux cas, prouve que son approbation dans l'un n'est pas fondée sur les mêmes principes que son approbation dans l'autre. Dans le fond de notre cœur, la sentinelle condamnée nous paraît une victime infortunée, dévouée justement à la sûreté d'un grand nombre d'hommes, et que nous nous rejouirions de pouvoir sauver en secret. Mais si le meurtrier échappe au châtiment, l'homme le plus humain est saisi d'indignation, et il en appelle à la justice céleste, pour venger, dans l'autre monde, le crime que l'injustice des hommes a laissé impuni dans celui-ci.

Et l'on peut, en effet, observer que nous sommes si loin de regarder l'intérêt de la société (qui ne peut être maintenue sans le châtiment des crimes) comme le seul motif de leur punition en cette vie, que la nature nous fait espérer, et que la religion nous fait attendre cette punition dans la vie à venir. Le sentiment de sa justice poursuit, pour ainsi dire, le crime au delà du tombeau, tout impuissante qu'en soit l'application pour corriger les hommes, puisque, placée hors de leurs regards, ellene peut être, ni connue, ni appréciée par eux. Mais nous croyons la justice céleste intéressée à venger au delà de ce monde la veuve et l'orphelin, qui y sont si souvent impunément opprimés. Dans toutes les religions, dans toutes les superstitions qui ont existé, il se trouve toujours un Tartare et un Élysée; un lieu destiné au châtiment des scélérats, et un autre destiné à récompenser les justes.


 
Section III. De l'influence de la fortune sur le sentiment que nous avons du mérite ou du démérite d'une action

 
Introduction
Soit qu'une action mérite le blâme, soit qu'elle mérite d'être récompensée, nous devons considérer d'abord l'intention, l'affection qui l'a déterminée; ensuite les actes extérieurs ou corporels qui ont été la suite de cette affection; enfin, les conséquences heureuses ou funestes qui résultent actuellement et immédiatement de cette action même. Ces trois différents rapports constituent la nature de toute action, comprennent toutes ses circonstances, et sont le fondement de toutes les qualités que nous pouvons reconnaître en elle.

Les deux derniers de ces rapports ne peuvent évidemment être les motifs d'aucune louange ni d'aucun blâme; et personne n'a avancé le contraire. Les mouvements du corps sont souvent les mêmes dans les actions les plus innocentes et dans les actions les plus blâmables. La même action a lieu, soit que l'on tire sur un oiseau, soit que l'on tire sur un homme. Pour frapper l'un ou l'autre de mort, il s'agit également du faible mouvement qui amène la détente du fusil. Les conséquences qui résultent d'une action méritent peut-être encore moins la louange ou le blâme, que les mouvements extérieurs qui amènent cette action. Ces conséquences, dépendant Presque toujours de la fortune, et non de la personne qui agit, ne peuvent nous faire prendre aucune opinion, ni sur son caractère, ni sur sa conduite.

Les seules conséquences dont elle peut répondre, les seules qui peuvent lui faire mériter la louange ou le blâme, sont celles qui étaient dans son intention et dans son vœu; celles enfin qui résultent évidemment de quelque qualité bienfaisante ou mauvaise de son cœur. C'est donc l'intention, le mouvement du cœur, pour la propriété ou l'impropriété, pour les avantages ou les désavantages d'une action, qui doit, en dernier ressort, déterminer à l'approuver ou à la désapprouver, à la louer ou à la blâmer.

Il n'y a personne qui conteste cette maxime, lorsqu'elle est ainsi présentée en terme abstraits et généraux. Évidemment juste par elle-même, elle est avouée sans réclamation. Chacun convient que, quelles que soient les conséquences imprévues et accidentelles des différentes actions, si les intentions et les affections de la personne qui a agi, ont, d'une part, été bonnes et généreuses, ou de l'autre, inconvenables et malveillantes, le mérite ou le démérite de son action est toujours le même, et qu'en conséquence elle a droit à la reconnaissance ou au ressentiment.

Cependant, toute vraie que nous paraisse cette maxime, isolée d'aucune application, il ne nous en arrive pas moins, lorsque nous en venons aux cas particuliers, de trouver que les conséquences d'une action déterminent presque toujours le jugement que nous en portons, ou du moins augmentent ou diminuent le sentiment que nous avons de son mérite ou de son démérite: peut-être même, si nous examinons nos jugements d'après cette maxime, nous trouverons qu'elle n'en est jamais la base, quoique nous reconnaissions tous qu'elle dût l'être.

Je vais chercher à expliquer cette bizarrerie, cette contradiction dans nos jugements, que tout le monde sent, que personne ne veut avouer, et à laquelle si peu de gens font assez d'attention j'examinerai d'abord ses causes, et, pour ainsi dire, le mécanisme par lequel la nature la produit en nous; secondement, quels sont ses effets, et leur étendue; enfin, ce qu'ils tendent à produire, ou quel est le but que leur assigna l'auteur de la nature.


 
Chapitre I. Des causes de cette influence de la fortune
Les causes du plaisir et de la douleur, de quelque nature qu'elles soient, et de quelque manière qu'elles agissent, excitent immédiatement la reconnaissance ou le ressentiment dans tous les êtres vivants. Ces deux sentiments sont excités par les objets inanimés comme par les objets animés. Nous nous mettons un moment en colère contre la pierre qui nous a blessés; un enfant la frappe, un chien la mord, un homme emporté la maudit. La plus petite réflexion, il est vrai, corrige cette impression; et nous reconnaissons bientôt qu'un être privé de sentiment ne peut pas être le juste objet de la vengeance; cependant, lorsque le mal que nous avons éprouvé est considérable, ce qui l'a causé nous devient désagréable, et nous prenons plaisir à le brûler et à l'anéantir. Nous traiterions ainsi l'instrument inanimé qui aurait été la cause accidentelle de la mort d'un ami; et même nous nous trouverions coupables de quelque insensibilité, si nous négligions de prendre cette absurde vengeance.

Nous concevons aussi une espèce de reconnaissance pour les objets inanimés qui nous ont procuré des plaisirs vifs ou fréquents. Le matelot qui, après avoir gagné le rivage, attiserait son feu avec la planche sur laquelle il a échappé au naufrage, nous paraîtrait coupable d'une action en quelque sorte contre nature; nous attendons, au contraire, de lui qu'il conservera ce débris avec soin et avec reconnaissance, comme un monument cher et précieux. Un homme s'attache à la tabatière, au canif, à la canne dont il s'est longtemps servi, et il conçoit à la longue un sentiment d'affection réel pour ces objets. S'il les casse ou s'il les perd, la peine qu'il éprouvera sera disproportionnée à leur véritable valeur. Cette maison dans laquelle nous avons longtemps habité, ces arbres dont la verdure et l'ombrage nous ont charmés longtemps, nous les regardons avec le sentiment de respect qu'on porte à des bienfaiteurs. La chute des uns, la ruine de l'autre remplit notre âme de tristesse, quoique nous n'en éprouvions aucun dommage réel. Les Dryades et les Lares des Anciens, espèce de génies protecteurs des bois et des maisons, ont probablement dû leur existence aux affections que ces sortes d'objets inspiraient, et qui, si on ne leur eût ainsi prêté quelque sentiment, n'auraient pu offrir un tel charme à la crédulité humaine.

Il est donc nécessaire, pour qu'une cause quelconque de peine ou de plaisir soit le juste objet du ressentiment, qu'elle soit ellemême susceptible d'éprouver et le plaisir et la peine: sans cela le ressentiment ne pourrait se satisfaire. Comme il est excité par la peine ou par le plaisir, son but est de faire éprouver les sensations qui lui ont donné naissance; ce qui ne peut avoir lieu à l'égard des objets inanimés. Les animaux sont donc moins improprement les objets de la gratitude ou du ressentiment que les corps matériels. Nous punissons le chien qui mord, le bœuf qui donne un coup de corne; et, lorsqu'ils ont causé la mort d'un homme, ses parents, et même les étrangers, ne sont pas satisfaits, que ces animaux ne soient tués eux-mêmes; et cela moins pour la sûreté des vivants, que pour venger en quelque sorte celui qui est mort. Les animaux, au contraire, qui ont rendu de longs services à leurs maîtres, deviennent l'objet d'une très-vive reconnaissance. On est révolté de la brutalité de cet officier dont parle l'Espion Turc, qui poignarda le cheval șur lequel il avait traversé un bras de mer, de peur qu'il n'aidât quelque autre à se distinguer par une semblable aventure.

Mais, quoique les animaux puissent causer et éprouver la douleur et le plaisir, ils sont toujours loin d'être un objet complet et parfait de gratitude ou de ressentiment; et ces sentiments ne sont jamais satisfaits de les avoir pour objet. Ce que la reconnaissance demande principalement, n'est pas seulement de rendre au bienfaiteur le bien qu'il a fait, mais de lui donner la conscience d'être récompensé, de le mettre à même de s'applaudir de sa conduite, et d'être heureux en s'a percevant que son bienfait n'est pas tombé sur quelqu'un qui en fût indigne. Ce qui nous satisfait davantage, c'est l'espèce d'accord que les actes de notre reconnaissance mettent entre les sentiments de notre bienfaiteur et les nôtres, relativement à la dignité de notre caractère, et à l'estime que nous croyons mériter. Nous sommes enchantés de trouver quelqu'un qui nous prise autant que nous nous prisons nous-mêmes, et qui nous distingue du reste des hommes avec le même soin que nous nous en distinguons au fond de notre cœur. Notre but principal, dans le retour que nous rendons à notre bienfaiteur, est de lui imprimer pour nous ses sentiments heureux et flatteurs. Un caractère généreux repoussera l'idée mercenaire d'obtenir de nouveaux bienfaits par les soins empressés de la reconnaissance. Mais l'homme le plus fier ne dédaignera pas d'inspirer à son bienfaiteur une profonde estime; et c'est le fondement de ce que nous avons dit plus haut, lorsque nous avons remarqué combien notre reconnaissance était faible (quelque grands que fussent les services), lorsque notre bienfaiteur ne l'était devenu que par des motifs peu fondés, et que nous ne pouvions estimer ni sa conduite ni son caractère. Alors nous sommes peu flattés d'être distingués par lui, et nous attachons peu de prix à l'estime d'un protecteur sans mérite et sans caractère.

Dans un sens opposé, mais semblable, le principal objet du ressentiment n'est pas tant de rendre à notre ennemi le mal pour le mal, que de lui donner la conscience de l'éprouver à cause de celui qu'il a fait éprouver lui-même, de le forcer au repentir, et de lui faire reconnaître son injustice envers nous. Ce qui nous anime le plus contre la personne qui nous insulte, c'est le peu de cas qu'elle semble faire de nous, la préférence déraisonnable qu'elle se donne, et cet amour-propre insensé par lequel elle se persuade que les autres doivent être sacrifiés à son avantage ou à son caprice. La grossière et choquante inconvenance de sa conduite nous révolte et nous blesse souvent davantage que le tort que nous en pouvons ressentir. Notre principal but dans la vengeance, celui qu'elle doit atteindre pour être complète, est de ramener notre ennemi à un senti ment plus juste, et de ce qu'on doit à autrui, et du tort qu'il nous a fait, et de ce que nous méritons nous-mêmes. Quand notre ennemi agit contre nous sans nous outrager, quand nous sentons que sa conduite est convenable, que nous méritons d'en être l'objet, que nous agirions à sa place comme il agit lui-même, alors il ne se mêle à notre inimitié aucun ressentiment, s'il nous reste quelque ombre de justice.

Trois qualités différentes sont donc nécessaires pour être l'objet propre et convenable du ressentiment ou de la reconnaissance: d'abord, il faut être cause de la peine ou du plaisir; secondement, être capable d'éprouver l'une et l'autre, troisièmement enfin, il faut, et avoir produit ces sensations, et les avoir produites à dessein et avec une intention qu'on approuve dans un cas, et qu'on désapprouve dans l'autre; sous le premier rapport, un objet quelconque excite la reconnaissance ou le ressentiment; sous le second, il mérite ou non d'être récompensé; le troisième rapport doit nécessairement exister pour que le ressentiment ou la reconnaissance soit complète, et on peut même le regarder comme une cause additionnelle de ces sentiments, puisqu'il porte au plus haut et au plus intime degré l'intensité du plaisir ou de la peine.

Quoique toute personne qui nous fait éprouver le plaisir ou la douleur, soit l'objet direct de notre gratitude ou de notre ressentiment, quelque bonnes ou quelque mauvaises que soient ses intentions, cependant, comme si elle a manqué de succès dans le mal ou dans le bien qu'elle voulait nous faire, le ressentiment ou la gratitude ont une cause de moins, ces sentiments doivent alors être plus faibles. Au contraire, si l'intention de la personne qui nous a fait du mal, n'était pas malveillante, ou si son intention, en nous faisant du bien, n'était pas bienveillante, et qu'elle nous ait cependant fait ou un grand bien ou un grand mal, comme cette dernière cause de ressentiment ou de reconnaissance existe toujours, elle supplée à la cause qui manque, et ces sentiments ont toujours lieu à un certain degré. Nous trouvons quelque ombre de mérite à la cause involontaire d'un bien, et quelque ombre de démérite à la cause involontaire d'un mal; et comme les consequences de nos actions sont presque entièrement sous l'empire du hasard, on peut dire que le hasard lui-même a une grande influence sur le sentiment que nous avons du mérite ou du démérite d'une action.


 
Chapitre II. Étendue de cette influence de la fortune
Le premier effet de cette influence de la fortune est d'abord de diminuer le sentiment que nous avons du mérite ou du démérite des actions dont l'intention était la plus louable ou la plus blâmable, lorsque ces actions ont manqué d'atteindre le but qu'elles se proposaient; secondement, de porter le sentiment du mérite ou du démérite de nos actions au delà de ce qui est véritablement dû aux motifs et aux sentiments qui les ont amenées, quand ces actions ont accidentellement procuré une peine ou un plaisir très-vif.

D'abord, je dis que quelque convenables et quelque bienveillantes que soient les intentions d'une personne, dans le premier cas, et quelque inconvenables et malveillantes qu'elles `puissent être, dans l'autre, si son action n'a pas les effets qu'elle devait produire, le mérite de cette action semble imparfait dans le premier cas, et son démérite s'affaiblit dans le second. Cette inconséquence de nos jugements est reconnue et sentie par le spectateur le plus impartial, comme elle l'est par ceux que les effets d'une action touchent immédiatement. L'homme qui sollicite une place pour son ami, sans l'obtenir, mérite son affection et paraît y avoir droit; mais celui qui sollicite et qui obtient, est plus particulièrement considéré comme le patron et le bienfaiteur de la personne obligée, et semble avoir acquis un droit particulier à sa gratitude et à son respect. Nous allons jusqu'à penser qu'elle doit peu à l'ami qui a tenté inutilement de la servir: mais nous partagerions volontiers sa reconnaissance pour l'étranger qui y a réussi. On dit communément que l'on est également redevable à celui qui a tout tenté pour nous être utile, et à celui qui y est parvenu. Mais ce propos ordinaire, toutes les fois qu'on a fait pour nous des tentatives sans succès, est comme tous les discours d'usage: il n'en faut croire que la moitié. Les sentiments d'un homme désintéressé peuvent être les mêmes pour un ami ruiné et pour un ami qui prospère; et plus il a l'âme élevée, plus son affection pour l'un est semblable à son affection pour l'autre. Les cœurs généreux préfèrent l'attachement et l'estime des hommes estimables aux avantages mêmes que ces sentiments peuvent leur procurer; et s'ils perdent ces avantages, ils croient perdre ce qui mérite à peine leur attention: mais cependant ils croient encore perdre quelque chose. La reconnaissance, comme la satisfaction de l'obligé, n'est absolument complète que lorsque les services sont également complets: aussi, de deux amis, dont l'un est parvenu à nous servir, et l'autre n'a pu y réussir, toutes circonstances étant égales d'ailleurs, le premier obtiendra quelque préférence sur l'autre dans le cœur de l'homne le plus désintéressé et le plus généreux. Nous sommes si injustes à cet égard que, quoique l'avantage que plusieurs voulaient nous procurer, soit obtenu, cependant, lorsque nous ne le devons qu'à une seule personne, nous sommes portés à croire que nous devons moins de reconnaissance à celles qui, malgré leur zèle, n'ont pu parvenir à nous servir; comme alors notre reconnaissance se trouve partagée entre tous ceux qui ont tenté de nous obliger, nous croyons n'en devoir qu'une faible part à chacun. Un tel (dit-on communément) a voulu et a tout fait sans doute pour nous être utile; cependant il a peu de droits à notre gratitude pour ce que nous avons obtenu, puisque si d'autres ne l'avaient pas sollicité, on ne nous l'aurait point accordé. Nous croyons qu'aux yeux mêmes d'un spectateur impartial, cette considération atténue la dette de la reconnaissance; la personne qui elle-même a travaillé inutilement à faire du bien à un autre, quelque désir qu'elle ait eu de l'obliger, ne croit pas avoir à sa reconnaissance les droits qu'elle s'y serait crus, si elle avait réussi; et nous n'avons pas non plus le même sentiment du mérite de sa conduite.

Par une semblable injustice, les talents dont quelques circonstances étrangères ont empêché l'effet, nous paraissent avoir un mérite incomplet, quoique nous les croyions très-ca pables de produire cet effet. Le général à qui la jalousie d'un ministre a enlevé l'occasion de remporter une victoire sur les ennemis de son pays, regrette toujours la perte de cette circonstance favorable. Ses regrets n'ont pas seulement en vue le suffrage du public, mais aussi cette approbation intérieure, qui eût pu suivre un acte qui aurait donné un nouvel éclat à sa réputation. Ni lui, ni les autres, ne peuvent être satisfaits en pensant que le plan seul du combat dépendait de lui, et qu'il fallait moins de talent pour l'exécuter que pour le concevoir; que tout le monde le lui accordait, et que si on l'eût laissé le maître, le succès était infaillible. Mais l'exécution de son plan n'a pas eu lieu, et quoiqu'il mérite toutes les louanges dues à un projet vaste et bien combiné, il n'a cependant pas le mérite d'avoir remporté une bataille mémorable. On regarde comme le plus injuste effet de l'envie, d'enlever à un homme la conclusion d'une affaire qu'il a conduite jusques au dénoûment. Il a tant fait, dit-on, qu'on ne pouvait lui ôter le mérite d'y mettre la dernière main. C'est ce qu'on objecta à Pompée, lorsqu'il vint dérober à Lucullus le fruit de ses victoires, et cueillir les lauriers dus à sa fortune et à sa valeur. La gloire de Lucullus (même aux yeux de ses propres amis), paraissait aussi moins grande, parce qu'on ne lui avait pas permis de terminer les conquêtes que sa conduite et son courage avaient mis tout le monde à même d'achever. Un architecte est blessé quand ce n'est pas lui qui exécute son plan, ou quand on le défigure au point d'altérer l'effet que son exécution doit produire. Le plan cependant est tout ce qui dépend de lui. Tout son mérite, qui consiste à bien juger, y paraît aussi complétement que dans l'exécution mais un plan ne fait pas (même aux connaisseurs) autant de plaisir que le bâtiment, quoique le même goût et le même génie puissent s'y découvrir leur effet est très-différent, et l'amusement que l'un peut donner, ne saurait approcher de l'admiration qui peut être excitée par l'autre. Nous pouvons croire que quelques hommes possèdent des talents supérieurs à ceux d'Alexandre et de César, ou penser que, placés comme eux, ils se seraient conduits avec la même grandeur. Cependant ils n'obtiennent pas de nous l'étonnement et l'admi ration qui suivent ces héros chez toutes les nations et dans tous les âges. Ils peuvent être estimés davantage par les esprits froids et calmes; mais ils n'arrivent jamais à cette gloire éclatante, attachée aux actions qui inspirent l'enthousiasme. Les vertus et les talents supérieurs ne produisent pas même sur ceux qui peuvent les apprécier, l'effet que produisent toujours les grandes actions.

Le défaut de succès diminue également, aux yeux de l'ingrate espèce humaine, et le mérite d'avoir tenté de faire du bien et le démérite d'avoir tenté de faire du mal. Quelque clairement qu'on puisse prouver le dessein de commettre un crime, il est rarement puni comme l'aurait été l'exécution du crime même. La seule exception à ce fait est peut-être celle qui ne manque jamais d'avoir lieu pour les crimes de haute trahison. Comme ils attaquent immédiatement l'existence des gouvernements, un gouvernement met plus d'intérêt à les punir. Il est porté à la punition des autres crimes, parce qu'il ressent les injures faites à ses sujets; mais il est porté au châtiment de ces sortes de trahison par le sentiment d'une offense personnelle. Dans le premier cas, il sympathise avec l'indignation de ses sujets; dans le second, il satisfait son indignation personnelle et comme alors il est juge dans sa propre cause, il porte souvent sa vengeance au delà de ce qu'un spectateur impartial peut approuver. Son ressentiment s'allume sur le moindre prétexte, et il n'attend pas (comme il fait toujours pour ce qui intéresse les autres), pour infliger une punition, que le crime soit commis, ou même qu'on ait commencé à le commettre. Un projet de trahison, les discours tenus pour la combiner, quoique rien n'ait été consommé, ou même tenté en conséquence, sont, en beaucoup de pays, punis comme l'aurait été la trahison même. Quant aux autres crimes, le seul projet de les commettre, lorsqu'il n'est suivi d'aucune tentative, est rarement puni, ou l'est très-faiblement. Un projet criminel et une action criminelle, dit-on communément, ne supposant pas le même degré de dépravation, ne méritent pas le même châtiment. Nous sommes capables, ajoute-t-on, de former beaucoup de résolutions, de prendre en conséquence beaucoup de mesures pour faire des choses que nous sommes incapables d'exécuter, lorsque le moment arrive. Cette raison, cependant, ne peut être objectée quand le projet du crime a été porté jusqu'à l'action même qui en commence l'exécution. Néanmoins, l'homme qui tire un coup de pistolet à son ennemi, et qui le manque, n'est puni de mort presque par les lois d'aucun pays; et, par les vieilles lois d'Écosse, il ne suffit pas, pour que le meurtrier encoure le dernier châtiment, qu'il ait blessé sa victime, il faut encore qu'elle ait péri dans un espace de temps donné. L'indignation des hommes contre celui qui ôte la vie à son semblable, est cependant si forte, la terreur qu'il inspire est si générale, que, dans tous les pays, la seule tentative du meurtre est regardée comme un crime capital; tandis que les tentatives des crimes moins affreux, ou sont légèrement punies, on ne le sont pas du tout. Le voleur dont on surprend la main dans la poche de son voisin avant qu'il lui ait rien dérobé, est puni par la seule infamie; et s'il avait eu le temps de prendre un mouchoir, il aurait été condamné à mort. Le voleur avec effraction, ou celui qui s'y dispose en mettant, par exemple, une échelle à la fenêtre de l'homme qu'il veut voler, n'est pas sujet à la peine capitale. Les tentatives de séduction, à l'égard d'une femme mariée, ne sont aucunement punies, tandis que la séduction même l'est très-sévèrement. Notre indignation contre l'essai du crime est rarement assez forte pour nous porter à le punir autant que le crime même lorsqu'il est consommé. Dans le premier cas, la joie d'avoir échappé aux coups du meurtrier affaiblit le ressentiment de l'atrocité de son action. Dans l'autre, ce ressentiment est accru par le malheur que le crime a causé. Cependant, dans ces deux hypothèses, le crime existe toujours, et est identiquement le même, puisque l'intention a été pareillement de le commettre. Il y a donc à cet égard une véritable inconséquence de jugements et de sentiments dans tous les hommes; un relâchement dans les principes et dans les lois de presque toutes les nations, et les plus civilisées, et les plus barbares. L'humanité des peuples civilisés les dispose à adoucir les châtiments ou à en exempter, lorsque leur indignation contre le crime n'est point aiguisée par le sentiment de ses effets; et les peuples barbares, d'un autre côté, sont peu capables, lorsqu'une action n'a eu aucune suite funeste, d'en sonder les motifs avec curiosité ou avec délicatesse.

La personne même qui, soit par un mouvement de passion, soit par l'influence d'une société corrompue, a résolu un crime, et qui, peut-être, a déjà pris des mesures pour le commettre, mais qui en a été empêchée par un accident hors de son pouvoir, regardera certainement toute sa vie cet obstacle (s'il lui reste quelque conscience) comme la mémorable délivrance du plus grand des malheurs. Elle n'y pensera jamais sans rendre grâces au ciel de l'avoir sauvée du crime où elle était prête à se plonger, et d'avoir empêché que le reste de sa vie ne devînt une scène non interrompue d'horreur et de remords. Cependant, si ses mains sont pures, son cœur est aussi coupable que si elles ne l'étaient pas. Sa conscience est, néanmoins, très-soulagée, en considérant que le crime n'a point été exécuté; quoique, s'il ne l'a pas été, ce ne soit par l'effet d'aucun mouvement de vertu. Elle trouve qu'elle mérite moins de châtiment et d'indignation: et le sentiment qu'elle avait d'être coupable s'affaiblit ou s'évanouit entièrement. Le souvenir de la résolution qu'elle avait prise de commettre le crime, n'a plus d'autre effet que de lui faire regarder ce qui l'en a garantie comme un bonheur d'autant plus grand et plus miraculeux, que sa résolution était plus décidée; car, elle considère toujours qu'elle a évité le crime; elle jette seulement les yeux sur le risque qu'elle a couru de perdre à jamais la paix de son âme, avec autant de terreur qu'en a celui qui, maintenant en sûreté, se rappelle l'abîme dans lequel il a été près de tomber; et elle frémit à l'idée seule du passé.

Le second effet de l'influence de la fortune sur nos jugements est de porter le sentiment que nous avons du mérite ou du démérite d'une action, au delà de ce qui est dû aux motifs d'où elle naît, lorsqu'ils donnent occasion à quelque peine ou à quelque plaisir extraordinaire. Les effets heureux ou défavorables d'une action jettent presque toujours, sur la personne qui en est l'agent, une apparence de mérite ou de démérite, quoique ses intentions ne puissent mériter ni la louange ni le blâme, ou qu'elles ne les méritent pas, au degré où nous les leur donnons. C'est ainsi que l'envoyé qui apporte de mauvaises nouvelles nous est désagréable, et que nous éprouvons quelque reconnaissance pour celui qui nous en apporte de bonnes. Nous les confondons un moment avec l'auteur du bien ou du mal que nous apprenons; et nous leur attribuons, en quelque sorte, les événements qu'ils viennent seulement annoncer, Celui qui communique, le premier, la joie d'un événement heureux, est naturellement l'objet d'une gratitude passagère. Nous l'embrassons avec transport et avec affection, et, tant que dure notre joie, nous serions heureux de lui rendre quelque service signalé. Suivant l'usage de toutes les cours, l'officier qui apporte la nouvelle d'une victoire, a droit à un avancement considérable: et les généraux choisissent toujours pour cette agréable commission, ceux qu'ils veulent favoriser. Celui qui, le premier, nous apprend quelque chose de triste, est aussi l'objet passager de notre ressentiment. Nous avons peine à le regarder sans chagrin; et les hommes violents et grossiers portent quelquefois sur lui l'humeur ou la colère que leur inspirent les nouvelles dont il est porteur. Tigrane, roi d'Arménie, coupa la tête à celui qui, le premier, lui apprit l'approche formidable de l'ennemi. Nous trouvons barbare et inhumain de punir ainsi le messager d'une mauvaise nouvelle; et, cependant, nous nous plaisons à récompenser celui qui en apporte de bonnes. Nous trouvons cette conduite digne de la générosité des rois. D'où vient cette différence, s'il n'y a pas plus de crime dans un cas que de mérite dans l'autre? C'est, sans doute, parce que la plus faible raison suffit pour motiver l'exercice des affections bienveillantes et sociales; et qu'il faut des causes très-raisonnables et très-puissantes pour nous faire sympathiser avec les affections insociales et malveillantes.

Mais quoiqu'il nous soit, en général, difficile de partager ces dernières affections, quoique nous soyons convenus de n'en approuver les effets que lorsqu'ils sont dirigés sur des personnes qui en sont les objets propres, par leurs intentions injustes et malicieuses, nous nous relâchons quelquefois de cette sévérité. Quand la négligence d'un homme a causé à un autre un très grand mal qu'il ne prévoyait pas, nous partageons ordinairement le ressentiment de celui-ci, jusqu'au point d'approuver qu'il punisse l'autre, au delà de ce que sa négligence aurait paru mériter, si les effets n'en eussent pas été aussi funestes.

Il est possible, cependant, que la négligence soit portée à un degré qui la rende vraiment digne de châtiment, quoiqu'elle n'ait causé de dommage à personne. Tel serait le cas d'un homme dont l'insouciance irait jusqu'à jeter dans la rue une grosse pierre, sans en avertir les passants, et sans s'embarrasser où elle tomberait. Une police active punirait une action si absurde, quoiqu'elle eût été sans effet funeste. La personne qui en serait coupable, aurait montré un mépris insolent pour la sûreté d'autrui, et ce serait là une véritable injustice. Elle aurait imprudemment fait courir aux passants un péril auquel aucun homme de bon sens ne va s'exposer, et elle manquerait évidemment du sentiment de ce qu'on doit à ses semblables, qui est la base de la justice et de l'ordre social. Une négligence grossière est donc traitée, par les lois, presque comme un dessein criminel. Quand même il n'en est résulté aucun dommage, la personne qui en est coupable, est presque toujours traitée comme si elle avait eu intention de faire le mal qui pouvait s'ensuivre; et sa conduite, qui n'était qu'étourdie, insolente, et qui mérite une punition légère, est considérée comme criminelle, et digne d'un sévère châtiment. Si donc, par une imprudence du genre de celle dont on vient de parler, un homme venait à être tué, l'auteur de cette imprudence serait condamné au plus mortel châtiment, par les lois de plusieurs pays, et particulièrement par les anciennes lois d'Ecosse. Quoique ce châtiment soit, sans doute, extrêmement sévère, il n'est point contraire à nos sentiments naturels. Notre indignation contre la folie et l'inhumanité d'une telle imprudence, est alors redoublée par notre compassion pour celui qui en est l'infortunée victime. Rien, cependant, ne blesserait davantage le sentiment naturel de la justice, que d'envoyer un homme à l'échafaud, seulement parce qu'il aurait jeté inattentivement, dans la rue, une pierre qui n'aurait blessé personne. La folie et l'inhumanité de sa conduite sont les mêmes, soit que la pierre tue quelqu'un, soit qu'elle n'atteigne personne: mais nos sentiments, dans ces deux cas, sont très-différents. La considération de cette différence suffit pour nous expliquer jusqu'à quel point l'indignation de celui qui est témoin d'une action, peut être exaltée par les conséquences de cette action. Aussi on trouvera, si je ne me trompe, une très-grande sévérité pour les faits de ce genre dans les lois de presque toutes les nations, et, pour les faits d'un genre opposé, un relâchement général de discipline.

Il y a aussi une autre espèce de négligence, qui ne renferme en elle aucune injustice. Telle serait la négligence d'un homme qui, sans avoir intention de nuire aux autres, sans aucun insolent mépris pour leur sûreté et pour leur bonheur, les traiterait avec la même inattention qu'il a pour lui-même; il manquerait seulement de soin et de prudence, et sous ce rapport, il mériterait le blâme plutôt que le châtiment. Si cependant il faisait tort à quelqu'un par sa négligence, les lois de tous les pays l'obligeraient à en donner un dédommagement; et quoique ce fût sans doute une véritable punition à laquelle personne n'aurait eu droit de le condamner, si sa conduite n'eût amené aucun désordre, ce jugement porté par les lois est conforme à tous nos sentiments naturels. Nous trouvons juste qu'un homme ne souffre pas de l'incurie d'un autre, et que les effets d'une blâmable négligence soient réparés par celui qui en a été coupable.

Il existe encore un autre genre de négligence: je veux parler de celle qui consiste seulement dans l'absence d'une circonspection et d'une timidité inquiète sur toutes les conséquences possibles de nos actions. Le manque de cette pénible attention est plutôt regardé comme une qualité que comme un défaut, pourvu qu'aucune conséquence fâcheuse n'en ait suivi l'oubli. La craintive prudence qui s'effraie de tout, n'est jamais considérée comme une vertu, mais comme une qualité qui, plus que toute autre cause, nous rend incapables d'activité et d'affaires; et cependant quand, pour avoir manqué de cette sorte de prudence, on a causé quelque dommage à un autre, on est condamné par les lois à en donner un dédommagement. Ainsi, par la loi Aquilia, l'homme qui, incapable de conduire un cheval, avait écrasé l'esclave de son voisin, par l'effroi accidentel de cet animal, était obligé à réparer le tort qu'il lui avait fait par-là. Dans tous les accidents de ce genre, nous trouvons qu'on n'aurait pas dû monter le cheval qu'on ne peut conduire, et qu'une pareille tentative est une légèreté impardonnable; tandis que si elle n'eût été suivie d'aucun accident, nous n'aurions pas fait cette réflexion, et que peut-être même nous aurions attribué le refus de le monter à une timide faiblesse, et à la préoccupation d'un événement dont nous ne devions pas nous mettre en peine. L'homme qui, par un semblable événement, a blessé un autre homme, a quelque sentiment du tort que renferme sa conduite envers celui-ci, il court à lui pour lui témoigner sa douleur de ce qui est arrivé, et lui faire toutes les excuses possibles. S'il a quelque générosité dans l'âme, il désirera compenser, de quelque manière que ce soit, le tort qu'il lui a causé, et il fera tout, pour apaiser cette espèce de ressentiment animal qu'il sent bien devoir exister contre lui dans le cœur de celui qu'il a fait souffrir. On regarde comme la brutalité la plus révoltante de ne témoigner alors, ni intérêt, ni surprise, et de ne faire aucune excuse; cependant (puisque nous n'avions aucune mauvaise intention), pourquoi, plus que tout autre, ferions-nous alors notre apologie? Étant aussi innocents de ce qui est arrivé, que les simples témoins, pourquoi serions-nous précisément choisis parmi eux pour réparer ce qu'un homme a essuyé par sa mauvaise étoile? On ne nous imposerait certainement pas ce devoir envers lui, si le ressentiment qu'il éprouve, tout injuste qu'il est, n'inspirait quelque sympathie, même au spectateur le plus impartial.


 
Chapitre III. De la cause finale de cette inconséquence de nos sentiments
Tel est l'effet des suites heureuses ou funestes de nos actions, sur les sentiments qu'elles nous inspirent ou qu'elles inspirent aux autres, et à ceux qui en sont l'objet. Ainsi la fortune qui gouverne le monde, influe sur ce que nous sommes le moins disposés à lui soumettre, et dirige les jugements que nous portons sur le mérite de notre conduite et de celle des autres. Que les événements, et non l'intention, déterminent le jugement qu'on porte d'une action, est la plainte que tous les siècles entendent répéter, et le plus grand découragement que reçoit la vertu. Tout le monde convient que celui qui agit, ne peut répondre des événements; que les événements ne doivent donc pas influer sur les sentiments que nous prenons de la convenance ou de l'impropriété de sa conduite: mais quand nous en venons à un fait particulier, cette équitable maxime est rarement la base du jugement que nous en portons. Les suites heureuses ou funestes d'une action, nonseulement nous donnent bonne ou mauvaise opinion de la prudence de l'auteur de cette action, mais nous inspirent toujours pour lui quelque gratitude ou quelque ressentiment, et déterminent presque entièrement le sentiment que nous avons du mérite ou du démérite de son intention.

La nature, cependant, en mettant dans nos cœurs le germe de ces inconséquences de nos jugements, paraît (comme en tout) avoir eu en vue le bonheur et la perfection de l'espèce humaine. Si la malignité de l'intention, si la malveillance des affections étaient les seules causes qui excitassent notre ressentiment, toutes les fureurs de cette passion s'allumeraient en nous, contre la personne à qui nous croirions ou à qui nous soupçonnerions cette intention et ces sentiments malveillants, quoique sa conduite n'en offrît aucune preuve. Les sentiments, les pensées, les projets deviendraient des objets de châtiments; et s'ils pouvaient seuls exciter l'indignation, si l'indignité de la pensée qui amène une action, paraissait aux yeux des hommes appeler la vengeance, autant que l'indignité même de l'action, toutes les cours de judicature deviendraient de véritables tribunaux d'inquisition. La conduite la plus innocente et la plus circonspecte ne mettrait personne en sûreté. Les désirs, les regards, les desseins criminels, tout serait suspect: car s'ils excitaient la même indignation qu'une conduit coupable, s'ils inspiraient absolument les mêmes sentiments qu'elle, ils exposeraient au même ressentiment et à la même punition. Aussi les actions qui causent un mal actuel, ou qui tendent à l'amener, et qui par cela même nous inspirent immédiatement la crainte, sont, par les lois de l'auteur de la nature, les seuls objets reconnus propres des punitions et des ressentiments humains. Le juge suprême des cœurs a placé les sentiments, les pensées, les intentions au delà de toute juridiction humaine, quoique, aux yeux de notre raison, nos actions en tirent tout leur mérite ou tout leur démérite, et il en a réservé la connaissance à son tribunal infaillible. Ainsi cette règle de justice, que les hommes ne peuvent être punis, en ce monde, que pour leurs actions seulement, et non pour leurs desseins et leurs intentions, a pour fondement cette sage et utile irrégularité de nos jugements sur le mérite ou le démérite des actions, qui paraît au premier coup d'œil également injuste et inexplicable. Chaque partie de la nature, lorsqu'on l'observe avec attention, peut prouver ainsi les soins conservateurs de celui qui l'a créée, et la sagesse et la bonté de Dieu se font admirer, jusque dans les faiblesses et les erreurs de l'homme.

Cette irrégularité de nos sentiments, par laquelle nous trouvons quelque chose d'incomplet aux essais infructueux d'une bonne action, et surtout aux inclinations et aux désirs bienveillants restés sans effet, n'est pas non plus sans utilité. L'homme était destiné à agir et à produire, par l'exercice de ses facultés, dans le mode extérieur de son existence et de celle des autres, tous les changements nécessaires à l'ordre et au bonheur général. Il ne doit donc pas se contenter d'une indolente bienveillance, ni se croire l'ami de ses semblables, parce qu'au fond de son cœur il fait des vœux pour leur prospérité. La nature lui apprend qu'il doit faire usage de toutes les forces de son corps et de son âme, pour marcher aux différents buts qui forment l'objet de son existence, et qu'il a besoin d'atteindre pour que les autres et lui-même soient satisfaits de sa conduite, et pour qu'elle obtienne tout ce qu'elle peut mériter d'applaudissements. Il doit reconnaître que le mérite des bonnes intentions, sans celui des bonnes actions, est peu capable d'obtenir ces applaudissements, et de lui faire éprouver, au plus haut degré, l'approbation de la conscience. Celui qui n'a rien fait d'important, mais dont les discours et la conduite manifestent les sentiments les plus justes, les plus nobles, les plus généreux, n'a droit à demander aucune récompense, même lorsque son inactivité n'a eu d'autre cause que le manque des occasions favorables d'agir. Nous pouvons la lui refuser, sans blâme, et lui dire: Qu'avez-vous fait? Quel service vous permet de prétendre à la gratitude? Nous vous estimons et vous aimons: mais nous ne vous devons rien. Il est donc inconvenable de récompenser et de demander des récompenses pour ces vertus cachées qui ont manqué des occasions d'agir, et de leur accorder des honneurs et des dignités, quoique cependant on puisse dire qu'elles les méritent, à quelques égards. La bienfaisance divine doit seule les récompenser. Mais il y aurait la plus absurde et la plus barbare tyrannie à punir les affections du cœur qui n'ont été suivies d'aucune action. Les affections bienveillantes méritent d'autant plus la louange, que l'instant où on les exerce est plus éloigné de celui où il y aurait une espèce de crime à ne pas les exercer. Les affections malveillantes, au contraire, ne sauraient agir avec trop de timidité, trop de lenteur et de réflexion.

Il est très-important que le mal fait sans dessein soit regardé comme un malheur, pour celui qui l'a causé, comme pour celui qui le souffre. L'homme apprend par là à respecter le bonheur de ses semblables, à craindre de le troubler, même par ignorance, à redouter de devenir l'objet de ce ressentiment presque animal qui éclaterait contre lui, s'il devenait involontairement le malheureux instrument de la ruine des autres. Comme dans le paganisme, on ne pouvait porter ses pas sur la terre consacrée aux dieux, que dans des circonstances importantes et solennelles; et comme le mortel qui y avait involontairement marché, paraissait souillé d'un crime, jusqu'à ce qu'il eût subi les expiations convenables, et encourait la vengeance de l'être invisible et tout-puissant pour lequel cette terre avait été réservée: de même le bonheur de tout homme est, par la sagesse de la nature, rendu sacré pour son semblable, et placé hors de ses atteintes. Elle a voulu qu'on ne pût, ni porter un pied téméraire sur cette terre consacrée, ni la profaner même par légèreté ou par ignorance, sans être sujet à une expiation, à une réparation proportionnée à un tel outrage. Un homme humain, qui accidentellement, et sans qu'on puisse lui reprocher la plus légère insouciance, a causé la mort d'un autre, sent que, quoiqu'il ne soit pas coupable, il a quelque chose à expier. Il considère, toute sa vie, cet événement comme le plus grand malheur qui ait pu lui arriver. S'il a quelque fortune, et que la famille de l'homme qu'il a tué n'en ait pas, il en prend soin aussitôt, et il croit qu'elle a un droit ineffaçable à toute son affection et à toute sa bienfaisance. Si elle est dans l'aisance, il cherche, par l'expression de sa douleur et de ses regrets, par ses égards, par tous les services qu'il peut lui croire agréables et lui faire agréer, à expier son malheur, et à adoucir, autant qu'il est possible, le ressentiment naturel, quoique injuste, de l'irréparable offense dont il est involontairement coupable.

Le malheur des personnes innocentes, conduites par la fatalité à une action qui, faite en connaissance de cause, aurait mérité les plus graves reproches, a été mis sur le théâtre par les auteurs tragiques anciens et modernes, et a donné lieu aux scènes les plus sublimes et les plus touchantes. C'est dans ce faux sentiment du crime que consiste tout le malheur d'OEdipe et de Jocaste chez les Grecs; de Monime et d'Isabelle chez les Anglais. Aucun d'eux n'est coupable, et tous semblent avoir à subir les plus grandes expiations.

Cependant, malgré ces apparentes irrégularités de nos sentiments, si un homme a été assez infortuné pour causer un malheur sans son intention, ou s'il a tenté quelque bien sans succès, la nature ne laisse alors, ni son innocence sans consolation, ni sa vertu sans récompense. Il a recours à cette consolante et équitable maxime: Que les événements, ne dépendant pas de nous, ne doivent pas diminuer l'estime qui nous est due. Il appelle à lui toute la force et toute l'élévation de son âme, t cherche à se voir lui-même, non comme les autres l'envisa gent, mais comme il aurait été jugé, si ses desseins avaient été couronnés par le succès, ou si les hommes portaient dans leur jugement plus de candeur, plus d'équité, et surtout plus de conséquence. Il est soutenu, dans cette juste opinion de luimême, par l'estime des hommes les plus droits car ceux-là s'exercent à corriger en eux-mêmes cette irrégularité de sentiments qui est la suite de notre nature, et à considérer la vertu trompée dans ses efforts, du même œil que la vertu agissant avec succès et avec gloire [23].


 
Troisième partie. Des motifs des jugements que nous portons de notre propre conduite et de nos propres sentiments et du sentiment que nous avons du devoir

 
Chapitre I. Des motifs pour lesquels nous nous approuvons ou nous nous désapprouvons nous-mêmes
Dans les deux premières parties de cet ouvrage, j'ai principalement considéré l'origine et les causes du jugement que nous portons de la conduite et des sentiments des autres. J'examine, plus particulièrement, maintenant, l'origine et la cause des jugements que nous portons sur nous-mêmes [24]. Les principes d'après lesquels nous approuvons ou désapprouvons notre propre conduite, paraissent être absolument les mêmes que ceux d'après lesquels nous jugeons la conduite des autres. Nous la louons, ou nous la blàmons, suivant qu'en nous mettant en imagination à leur place, nous sentons que nous sympathisons ou non avec les sentiments et les motifs qui l'ont dirigée. Ainsi, nous approuvons ou nous désapprouvons notre propre conduite, selon qu'en la jugeant de la situation. où sont les autres, et prenant, pour ainsi dire, leurs yeux pour l'envisager, nous réapprouvons ou nous ne réapprouvons pas les affections qui l'ont déterminée. Nous ne pouvons jamais examiner ni juger les motifs de nos actions et de nos sentiments, si nous ne nous séparons, pour ainsi dire, de nousmêmes, et si nous ne travaillons à les voir comme si elles étaient à une certaine distance de nous. Il faut donc nécessairement chercher à les voir comme avec les regards d'autrui, et de la manière dont probablement il les envisage. Quel que soit le jugement que nous portons sur nous-mêmes, il a donc toujours un rapport secret, ou à ce qu'est, ou à ce que doit être, ou enfin à ce que nous croyons que peut être le jugement des autres. Nous cherchons à examiner notre conduite, comme nous présumons qu'un spectateur impartial et juste pourrait l'examiner; lorsqu'en nous mettant à sa place, nous partageons tous les motifs qui nous ont fait agir, nous nous approuvons par sympathie pour l'approbation de ce juge que nous croyons équitable et désintéressé; dans le cas contraire, nous sympathisons avec la désapprobation du spectateur supposé, et nous nous condamnons nous-mêmes [25].

S'il était possible qu'une créature humaine parvînt à la maturité de l'âge dans quelque lieu inhabité, et sans aucune communication avec son espèce, elle n'aurait pas plus d'idée de la convenance ou de l'inconvenance de ses sentiments et de sa conduite, de la perfection ou de l'imperfection de son esprit, que de la beauté ou de la difformité de son visage. Elle ne pourrait voir ces diverses qualités, parce que naturellement elle n'aurait aucun moyen pour les discerner, et qu'elle manquerait, pour ainsi dire, du miroir qui peut les réfléchir à sa vue. Placez cette personne dans la société, et elle aura le miroir qui lui manquait: elle le trouvera dans sa physionomie et dans les manières de ceux avec lesquels elle vivra; et elle reconnaîtra infailliblement s'ils sympathisent avec ses sentiments, ou s'ils les désapprouvent alors'elle s'apercevra, pour la première fois, de la propriété ou de l'impropriété de ses affections, de la perfection ou de l'imperfection de son âme. Les corps extérieurs, selon qu'ils peuvent nuire ou plaire, occuperaient seuls toute l'attention de l'homme qui, dès son berceau, serait resté étranger à la société; le désir ou la joie, l'aversion ou le chagrin, toutes les passions que ces corps extérieurs pourraient lui faire éprouver, quoique lui étant immédiatement présents et sensibles, seraient à peine l'objet de ses réflexions: leur idée ne l'intéresserait pas assez pour le porter à les considérer attentivement. La pensée de sa propre joie ou de son propre chagrin n'exciterait pas en lui une joie nouvelle, ou un chagrin nouveau, quoique plus de réflexion sur la cause de ces impressions pût produire un pareil effet. Mettez-le dans la société, toutes ses passions y deviendront immédiatement la cause de passions nouvelles. Il remarquera que les hommes en approuvent quelques-unes, et sont repoussés par d'autres. Dans le premier cas, son âme se trouvera animée; dans le second, elle se trouvera abattue. Ses désirs et ses aversions, ses plaisirs et ses douleurs, feront naître d'autres désirs, d'autres aversions, d'autres plaisirs et d'autres douleurs; tous les sentiments qu'il éprouve l'intéresseront et deviendront souvent l'objet de ses réflexions les plus sérieuses.

Nos premières idées de beauté et de difformité sont tirées de la vue des formes des autres hommes, et non de la connaissance des nôtres. Nous sentons bientôt qu'à cet égard, les autres nous jugent comme nous les jugeons. Nous aimons qu'ils approuvent notre figure, et nous sommes peinés lorsqu'elle les repousse. Nous sommes inquiets de savoir jusqu'à quel point notre extérieur est loué ou blâmé par eux. Nous nous examinons, pour ainsi dire, trait pour trait; et nous plaçant devant un miroir, nous cherchons à nous voir à la même distance à laquelle les autres nous voient. Si cet examen nous satisfait, nous supportons plus aisément les jugements défavorables qu'ils portent de nous. Si nous sentons, au contraire, que nous sommes naturellement pour eux un objet de dégoût, les moindres signes de leur désapprobation nous mortifient au delà de toute expression. Un homme dont la figure est agréable, nous permettra de nous moquer d'un léger défaut qui s'y rencontre; mais les plaisanteries de ce genre sont insupportables aux personnes véritablement difformes. Il est donc évident que notre inquiétude sur nos avantages, ou sur nos désavantages extérieurs, vient uniquement de leurs effets sur les autres, et qu'ils nous seraient absolument indifférents, si nous n'avions aucun rapport avec la société.

C'est aussi d'après ce rapport que nous portons nos premières critiques morales sur le caractère et la conduite des autres, et que nous sommes disposés à observer les impressions qu'ils nous donnent. Mais nous nous apercevons bientôt que les autres jugent nos actions aussi librement que nous jugeons les leurs. Nous nous inquiétons de savoir, jusqu'à quel point nous méritons leurs censures ou leurs applaudissements, et jusqu'à quel point nous sommes pour eux ce qu'ils sont pour nous, des êtres agréables ou désagréables. Dans cette vue, nous examinons nos sentiments et notre conduite; et, pour savoir comment elle doit leur paraître, nous cherchons à découvrir comment elle nous paraîtrait à nous-mêmes si nous étions à leur place. Nous nous supposons spectateurs de nos propres actions, et nous travaillons à concevoir quel effet elles produiraient sur nous, envisagées de ce point de vue. C'est le seul miroir à l'aide duquel nous puissions examiner la convenance de notre propre conduite si elle nous plaît dans ce miroir, nous sommes jusqu'à un certain point satisfaits: nous devenons moins sensibles aux applaudissements, et nous méprisons presque les censures du monde; assurés que, quoique nous soyons mal connus de lui, ou que nous lui ayons été infidèlement représentés, nous sommes des objets réels d'estime et d'approbation. Mais si nous éprouvons quelque doute à cet égard, nous n'en sommes que plus inquiets d'obtenir l'approbation des autres; et leur censure nous frappe et nous affecte doublement, à moins qu'une corruption invétérée ne nous ait rendus tout à fait indifférents à l'opinion des hommes. Lorsque j'examine ma propre conduite, lorsque je veux la juger, et que je cherche à la condamner ou à l'approuver, il est évident que je me divise en quelque sorte en deux personnes, et que le moi appréciateur et juge remplit un rôle différent que cet autre moi dont il apprécie et juge la conduite. La première de ces deux personnes (réunies un instant en moi-même), est le spectateur dont je cherche à prendre les sentiments, en me mettant à sa place, et en considérant de là ma conduite. La seconde est l'être même qui a agi, celle que j'appellerai précisément moi, et dont je cherchais à juger la conduite sous le rôle de spectateur. En un mot, l'une était le juge, et l'autre la personne jugée: mais on sent qu'il est des rapports sous lesquels le juge et celui qui est jugé ne peuvent pas plus être une seule et même personne, que la cause et l'effet qu'elle produit ne peuvent être une seule et même chose.

Être aimable et digne de récompense, ou, en d'autres termes, mériter l'amour, et avoir droit à être récompensé, sont les principaux caractères de la vertu; comme être odieux et punissable sont les principaux caractères du vice. Mais ces caractères ont tous un rapport immédiat aux jugements des autres. La vertu n'est pas regardée comme aimable et comme digne de récompense parce qu'elle est l'objet de son propre amour ou de sa propre reconnaissance, mais parce qu'elle excite ces sentiments dans les autres hommes [26]. Le sentiment intime d'être l'objet de leurs regards favorables, est la source de cette satisfaction, de ce contentement intérieur qui la suit naturellement; et l'inquiétude d'exciter dans les autres les sentiments contraires, est la source des tourments du vice. Quel plus grand bonheur que d'être aimé, et de sentir que nous méritons de l'être! Quel plus grand malheur que d'être haï, et de sentir que nous méritons la haine!


 
Chapitre II. De l'amour de la louange, et du désir d'être digne de louange; de la crainte du blâme, et de la crainte d'être digne de blame
L'homme ne désire pas seulement d'être aimé: il désire aussi d'être aimable, ou d'être ce qui mérite véritablement l'amour. Il craint, et d'être haï, et aussi d'être haïssable, ou d'être ce qui mérite véritablement la haine. Il désire, non-seulement la louange, mais aussi la louange méritée, c'est-à-dire d'être un objet naturel de louange, quand même il ne serait loué par personne. Il craint, non-seulement le blâme, mais aussi le blâme mérité, c'est-à-dire d'être un objet naturel de blâme, quand même il ne serait blâmé par personne.

Le désir d'être digne de louange ne vient point de l'amour de la louange quoique ces deux principes de nos sentiments et de nos actions se ressemblent quelquefois dans leurs effets; quoiqu'ils aient un rapport intime, et qu'ils soient souvent réunis et confondus ensemble, ils sont cependant distincts et indépendants l'un de l'autre.

L'amour et l'admiration que nous concevons naturellement pour ceux dont nous approuvons le caractère et la conduite, nous mènent inévitablement à désirer de devenir nous-mêmes l'objet de ces sentiments heureux, et à vouloir être aimables et admirés, comme ceux que nous aimons et que nous admirons le plus. L'émulation, ce désir inquiet de surpasser les autres, a son origine dans l'admiration que leur mérite nous inspire. Notre satisfaction n'est pas complète en pensant seulement que l'on nous admire: nous avons besoin de ne nous croire admirés, que parce que nous sommes dignes d'admiration; mais pour parvenir à éprouver ce plaisir, nous voulons devenir le spectateur impartial de notre propre conduite. Nous cherchons à l'envisager avec les yeux des autres, et comme ils la voient probablement. Lorsque, en la considérant ainsi, elle nous paraît conforme à ce que nous désirons, nous sommes heureux et satisfaits: mais ce bonheur nous semble accompli quand nous trouvons que les autres nous ont jugés, comme nous nous sommes efforcés en imagination de nous juger nousmêmes, en nous mettant à leur place. Leur approbation confirme nécessairement alors celle que nous nous donnions intérieurement. Leurs louanges ajoutent un nouveau degré de force au sentiment que nous avons de mériter d'être loués. Dans ce cas, l'amour d'une louange méritée est si loin de naître de l'amour de la louange qu'il paraît dériver presque entièrement de l'amour d'une louange méritée.

L'éloge le plus sincère nous flatte peu, si nous ne pouvons le considérer comme une preuve du droit que nous avons à cet éloge même. Il ne nous suffit pas que l'estime et l'admiration nous soient accordées par méprise ou par ignorance. Notre satisfaction reste incomplète quand nous sommes certains de ne pas mériter ce qu'on pense de nous, et qu'on en prendrait une opinion contraire, si la vérité venait à être connue. Celui qui nous applaudit pour des actions que nous n'avons pas faites, pour des sentiments qui n'ont pas motivé notre conduite, applaudit un autre, et non pas nous. Ses louanges ne peuvent nous causer un véritable plaisir. Elles doivent au contraire nous mortifier plus qu'aucune censure, puisqu'elles nous portent à faire la plus humiliante de toutes les réflexions, à penser que nous ne sommes pas ce que nous devrions être. Une femme fardée, devrait, ce me semble, tirer peu de vanité des éloges que l'on donnerait à la beauté de son teint: ces éloges devraient plutôt lui rappeler l'impression que ferait sa carnation naturelle, et le contraste qu'elle pourrait offrir avec son coloris emprunté. Rien ne prouve autant de faiblesse et de légèreté, que d'être flatté des éloges qu'on ne mérite pas. C'est ce qu'on appelle proprement vanité. Elle est la source des vices les plus ridicules et les plus méprisables; de cette affectation et de ce mensonge habituel qu'offre le commerce du monde, et dont nous croirions que le moindre degré de bon sens devrait nous faire éviter la folie, si l'expérience ne nous apprenait le contraire. L'insensé hâbleur, qui cherche à captiver l'admiration d'un cercle par le récit mensonger de ses aventures, le fat important, qui se donne les airs d'un rang ou d'un mérite qu'il sait bien ne pas avoir, sont tous deux eni vrés des applaudissements qu'ils extorquent. Leur vanité naît d'une illusion d'imagination si grossière, qu'on conçoit à peine comment un être raisonnable peut en être la dupe. Cependant, quand ils se mettent à la place de ceux qu'ils ont trompés, ils sont saisis d'admiration pour eux-mêmes: ils s'envisagent, non comme les autres devraient les voir, mais sous le jour dans lequel ils se sont placés pour en être vus. Leur faiblesse, leur basse folic les empêchent de rentrer dans le fond de leurs cœurs et de s'y voir aussi méprisables qu'ils le seraient aux yeux des autres, s'ils en étaient véritablement connus.

La même raison qui nous empêche de trouver un plaisir réel et durable dans les louanges non méritées ou données par l'ignorance, nous fait trouver un contentement véritable à penser que, quoique notre conduite n'ait reçu aucun applaudissement, elle les méritait cependant par sa conformité avec les règles générales dont l'observation entraîne naturellement l'estime des hommes. Nous sommes heureux alors, non-seulement d'être loués, mais d'avoir fait ce qui méritait la louange [27]. Nous nous complaisons dans l'idée d'être les cbjets naturels de l'approbation, quand même elle ne nous serait point actuellement accordée, et nous éprouvons quelque peine lorsque nous pouvons penser que nous méritons le blâme, quoiqu'il ne s'exerce pas actuellement contre nous. L'homme qui a la conscience de n'avoir jamais manqué à aucune de ces règles dont l'observation est toujours agréable aux hommes, réfléchit avec satisfaction à la propriété de sa conduite. S'il la juge comme elle pourrait l'être par un spectateur impartial, il sympathise de nouveau avec tous les sentiments qui l'ont déterminé. Il s'en rappelle toutes les circonstances avec approbation et avec plaisir, et quoique ses actions soient ignores des hommes, il ne s'envisage pas comme il est envisagé, mais comme il pourrait l'être, si elles étaient connues d'eux. Il jouit d'avance des applaudissements et de l'admiration qu'il obtiendrait alors; et il sympathise avec ces sentiments dont l'ignorance seule du public le prive. Il sait que ces sentiments sont la suite nécessaire de la conduite qu'il a tenue: son imagination les lui montre comme ne faisant qu'un avec elle; et il prend l'habitude de les considérer ainsi. Les hommes ont souvent renoncé volontairement à la vie, pour acquérir, après leur mort, une renommée dont ils ne pouvaient être témoins. Leur imagination s'avançait alors dans l'avenir, pour y jouir de cette gloire, qui ne devait éclater qu'aux yeux de la postérité. Le bruit de ces applaudissements, qu'ils ne devaient jamais entendre, retentissait autour d'eux. La pensée de cette admiration immortelle, mais infructueuse, attachée à leur mémoire, errait avec complaisance au milieu de toutes leurs pensées. Elle bannissait de leurs cœurs la plus naturelle et la plus terrible de toutes les craintes, et les portait à des actions qui semblaient au-dessus de l'humanité. Il y a cependant bien peu de différence entre l'approbation qu'on ne nous donne que lorsque nous n'en pouvons plus jouir, et celle qu'on ne nous accordera jamais, quoiqu'elle dût nous être accordée si toutes les circonstances de notre conduite étaient véritablement connues. La soif d'obtenir l'une, produit quelquefois des effets si surprenants, que nous ne pouvons pas nous étonner de l'importance qu'on attache communément à l'autre.

La nature, en formant l'homme pour la société, l'a doué du désir de plaire à ses semblables et de la crainte de les offenser. Elle lui fait trouver un plaisir ou une peine dans les regards d'autrui, selon qu'ils sont favorables ou défavorables. Elle a voulu que l'approbation des autres lui fût, en ellemême, agréable et flatteuse, et leur désapprobation désagréable et offensante.

Mais ce besoin de l'approbation et cette crainte du blâme ne suffisaient pas pour rendre l'homme propre à la société; aussi la nature ne se borna pas à lui donner le désir d'être approuvé, elle lui donna également le désir d'être ce qui mérite l'ap probation. Le premier de ces désirs aurait pu ne lui faire chercher qu'à paraître propre à l'état social; le second était nécessaire pour le rendre véritablement soigneux d'acquérir toutes les qualités que cet état exige. Le premier ne le conduisait qu'à cacher ses vices et à l'affectation de la vertu; le second pouvait seul lui inspirer un véritable amour de la vertu et une véritable horreur du vice. Dans tous les cœurs bien nés, le second paraît être plus fort que le premier. L'homme le plus vain et le plus faible peut seul trouver quelque plaisir à recevoir des louanges qu'il sait ne pas mériter. L'homme sage les rejette toujours loin de lui; et tandis qu'il ne peut jouir des éloges auxquels il n'a pas droit, il éprouve souvent une joie très-vive à faire ce qui les mérite, quoiqu'il soit sûr de n'en jamais recueillir par là. Il n'attache jamais de prix à obtenir l'approbation des hommes, pour les choses qui ne doivent pas être approuvées: quelquefois même, il s'embarrasse peu de cette approbation, lorsqu'elle lui est réellement due mais le but sacré de toutes ses actions est qu'elles soient ce qui mérite davantage l'approbation et l'estime.

Désirer et même accepter les louanges non méritées, peut être uniquement l'effet d'une vanité méprisable et ridicule. Désirer les louanges véritablement dues, c'est seulement désirer qu'on remplisse envers nous un devoir de justice. L'amour de la célébrité, l'amour de la vraie gloire, pour la gloire même, et indépendamment des avantages qui peuvent la suivre, n'est pas indigne du sage. Il peut quelquefois, cependant, négliger et même mépriser la gloire. Il y est d'autant plus porté, qu'il a la conscience intime de la parfaite convenance de toute sa conduite. Sa propre approbation n'a pas besoin alors d'être confirmée par celle des autres. Elle lui suffit et le satisfait. Cette approbation intérieure, si elle n'est pas le seul objet dont il s'inquiète, est au moins le principal; et le besoin qu'il en a est l'amour même de la vertu.

Comme l'admiration et l'amour que nous concevons naturellement pour tel ou tel caractère, nous disposent à désirer de devenir nous-mêmes l'objet de ces sentiments agréables; de même le mépris et la haine que d'autres caractères nous inspirent, nous portent à redouter jusqu'à l'idée de leur ressembler en la moindre chose. L'idée d'être haï et méprisé nous effraie moins alors que celle d'être méprisable et haïssable. Tout ce qui nous peut rendre le juste objet de l'aversion et du mépris de nos semblables, nous effraie, même lorsque nous sommes sûrs que ces sentiments ne s'exerceraient pas actuellement contre nous. En vain celui qui a manqué dans sa conduite à tout ce qui pouvait le faire estimer, est-il assuré de la dérober, pour.jamais, aux regards des hommes; il ne peut y réfléchir et se mettre, pour la juger, à la place d'un spectateur désintéressé, sans reconnaître qu'il n'en peut approuver les motifs. Cette pensée l'abat et le confond; et déjà il ressent une grande partie de la honte dont il serait couvert, si ses actions paraissaient au grand jour. Son imagination anticipe alors, en quelque sorte, sur le mépris ou sur le ridicule, dont il n'est préservé que parce qu'il n'est pas connu. Il sent toujours qu'il est l'objet naturel de ces sentiments; et il frémit à l'idée de ce qu'il souffrirait, s'ils s'exerçaient actuellement contre lui. Mais si, au lieu d'avoir manqué à un simple devoir de convention, et mérité une simple désapprobation, il était coupable d'un de ces crimes monstrueux qui excitent l'indignation et la haine, il souffrirait toutes les angoisses de la terreur et du remords, tant qu'il lui resterait quelque sensibilité: ces sentiments rempliraient sa vie entière d'amertume; quand même il serait sûr que les hommes ne connaîtront jamais son forfait, et qu'il ne croirait pas à l'existence d'un Dieu vengeur, il s'envisagerait toujours comme l'objet naturel de l'aversion et de la haine de ses semblables; et si l'habitude du crime n'avait pas endurci son cœur, il ne pourrait se figurer, sans terreur, quelles expressions se trouveraient à son aspect dans les regards et dans la physionomie des autres hommes, s'il était connu d'eux. Ces terreurs naturelles d'une conscience troublée, sont les démons, et, pour ainsi dire, les furies vengeresses qui s'attachent au coupable en cette vie, qui ne lui laissent ni repos, ni sécurité, qui le portent souvent aux extrémités du désespoir, qui ne peuvent . être éloignées par aucun pouvoir humain, par aucun principe d'immoralité et d'irréligion, et dont enfin il n'est délivré qu'en tombant dans l'état le plus abject et le plus vil, dans l'insensibilité à l'honneur et à l'infamie, au vice et à la vertu. Les scélérats qui ont pris assez froidement leurs mesures, dans l'exécution des plus grands crimes, pour éviter même d'en être soupçonnés, ont quelquefois été poussés par l'horreur de leur situation intérieure, à révéler ce que la sagacité humaine n'aurait jamais pu découvrir. Ils espèrent, en s'offrant volontairement au ressentiment de leurs concitoyens offensés, en satisfaisant la vengeance dont ils sentent être eux-mêmes le juste objet, se réconcilier avec leurs semblables, au moins dans leur propre imagination, et se trouver moins dignes de mépris et de haine. Ils croient expier leurs crimes; et en devenant les objets de la compassion plutôt que de l'horreur, ils se flattent de mourir en paix, et pardonnés dans tous les cœurs. Ce seul espoir est un bonheur pour eux, comparé aux tourments qu'ils souffraient, tandis qu'on les croyait innocents [28].

On voit que, dans ces circonstances, l'horreur qu'un blâme mérité inspire aux hommes les moins sensibles et les moins délicats, étouffe entièrement la crainte du blâme en lui-même. Pour affaiblir cette horreur, pour apaiser les remords de leur conscience, les coupables se soumettent volontairement et aux reproches et aux châtiments dus à leurs crimes, quoiqu'il fût en leur pouvoir de les éviter.

Nous avons déjà observé que les hommes les plus légers et les plus frivoles pouvaient seuls trouver quelque plaisir à recevoir des louanges qu'ils savent ne pas mériter: et cependant les reproches non mérités blessent souvent les hommes dont l'âme est au-dessus des faiblesses ordinaires de la nature. Ils apprennent cependant bientôt à mépriser ces bruits mensongers qui circulent si rapidement dans le monde, et qui y meurent en peu de jours ou en peu de semaines, par leur propre folie et leur propre absurdité. Mais l'homme du caractère le plus ferme est blessé et affligé de l'imputation sérieuse d'un crime dont il est innocent, surtout lorsque cette imputation est appuyée par quelque circonstance qui lui donne un air de vérité. Il est humilié, en pensant que quelqu'un peut le croire capable d'un crime: la seule accusation de ce crime, malgré le sentiment intime de son innocence, lui paraît jeter un nuage défavorable sur son honneur et sur son caractère. L'indignation qu'excite en lui ce soupçon outrageant, dont il est quelquefois inconvenable ou impossible de tirer vengeance, est en elle-même un sentiment pénible. Le tourment le plus vif qui puisse entrer dans le cœur humain, c'est un ressentiment violent qu'on ne peut satisfaire. L'homme conduit à l'échafaud, par la fausse accusation d'un crime infamant, subit l'infortune la plus amère qui puisse accabler l'innocence. Il a plus d'horreur de sa destinée que celui qui subirait le même supplice, étant coupable du crime dont il est accusé. Les criminels tout à fait corrompus, les voleurs de profession, ont rarement le sentiment de la bassesse de leur conduite, et conséquemment n'ont point de remords. Sans s'embarrasser de la justice ou de l'injustice des châtiments infligés par les lois, ils se sont accoutumés à regarder l'échafaud comme un des événements probables de leur vie. Quand cet événement a lieu, ils pensent seulement qu'ils ont été moins heureux que leurs camarades; et ils se soumettent à leur destinée, sans d'autres angoisses que celles de la crainte naturelle de la mort, crainte que l'on voit souvent complétement et facilement étouffée, même dans leurs cœurs coupables et corrompus. L'homme innocent, dans une pareille situation, outre l'horreur naturelle de la destruction, est dévoré d'indignation contre l'injustice qu'il subit. Il est épouvanté à l'idée de l'infamie que son supplice peut répandre sur sa mémoire: il prévoit, avec une douleur amère, que si ses amis et ses parents s'occupent encore de lui, ce sera peut-être avec plus de honte et d'horreur de son crime supposé, que d'affection et de regret pour lui-même; et les ombres de la mort s'offrent à lui plus épaisses et plus terribles qu'elles ne le sont naturellement. Ces sanglantes et irréparables injustices sont (il faut le croire, pour le bonheur des hommes) rares dans tous les pays. Cependant elles ont existé quelquefois, et même chez les peuples parmi lesquels la justice est le mieux administrée. L'infortuné Calas, qui n'avait pas un courage ordinaire, et qu'on roua et brûla à Toulouse, comme coupable de l'assassinat de son fils, dont il était innocent, parut anéanti à ses derniers moments, moins de la cruauté de son supplice, que de l'opprobre dont son crime supposé pouvait flétrir sa mémoire. Expirant sur la roue, et prêt d'être jeté dans les flammes, le moine qui l'assistait dans son exécution, l'exhorta à l'aveu de ce crime: Et vous aussi, mon père, répondit-il, pouvez-vous croire que je sois coupable?

Cette philosophie modeste, qui borne ses vues à la vie présente, est une faible consolation pour ceux qui subissent de telles injustices: elle leur ôte ce qui donnait le plus de prix à la vie ou à la mort; elle les condamne à une destruction et à un opprobre éternel. La religion seule leur offre un appui solide; elle seule leur dit que peu importe l'opinion des hommes sur leur conduite, tandis que le maître éclairé de l'univers les approuve. Elle seule leur présente l'idée d'un monde à venir où l'innocence, où la justice, où l'humanité règnent, où leur innocence sera reconnue et leur vertu récompensée: et le seul principe qui puisse frapper de terreur le vice triomphant, peut seul aussi consoler efficacement l'innocence opprimée et méconnue.

Dans les plus légères offenses, une imputation injuste blesse davantage les hommes sensibles, que l'imputation réelle d'un grand crime ne blesse le criminel. Une femme galante rit souvent des justes soupçons répandus sur sa conduite: le moindre soupçon injuste de ce genre est un coup mortel pour une vierge innocente. On peut établir, je crois, comme une règle générale, que la personne coupable avec réflexion d'une action répréhensible, a rarement un vif sentiment de sa faute; et que la personne qui a l'habitude de cette action, n'en a presque aucun sentiment [29].

Il est peut-être intéressant d'observer comment les hommes du jugement le plus sain et le plus éclairé sont presque toujours si sensibles aux reproches non mérités, tandis que les hommes, même d'une raison commune, le sont rarement aux éloges auxquels ils n'ont pas droit.

J'ai déjà observé précédemment que l'intensité de la douleur était presque toujours plus forte que n'est celle du plaisir, dans les cas opposés et semblables. En effet, la douleur enlève beaucoup plus à notre état naturel de bonheur, que le plaisir ne peut y ajouter. Un homme très-sensible est souvent plus abattu par le blâme qu'il a mérité, qu'il n'est heureux des plus justes applaudissements. Un homme sage repousse toujours avec mépris des éloges non mérités; et il est quelquefois profondément affecté de l'injustice d'une censure sans fondement. Il sent qu'en s'attribuant un mérite qu'il n'a pas, en se laissant attribuer des actions qu'il n'a pas faites, il est coupable de fausseté, et doit être l'objet du mépris, plutôt que de l'admiration de ceux qui ne peuvent l'admirer, pour ainsi dire, que par méprise. Il éprouve peut-être quelque jouissance réelle à penser qu'on l'a jugé capable d'actions qu'il n'a pas faites mais, quoique cette opinion favorable puisse le flatter, il trouverait une sorte de bassesse à ne pas désabuser ceux qui l'ont. Il ne peut avoir beaucoup de plaisir à s'envisager comme il sent bien que les autres ne l'envisageraient pas longtemps, si la vérité leur était connue. Un homme d'un caractère trèsfaible est cependant capable de jouir très-vivement des trompeuses couleurs dont il est revêtu aux yeux des autres. Il s'enorgueillit du mérite de toutes les actions louables qu'on lui attribue, et de celles que personne ne pense à lui attribuer. Il prétend avoir fait ce qu'il n'a pas fait avoir écrit ce que d'autres ont écrit; avoir inventé ce que d'autres ont découvert; et il contracte peu à peu la méprisable habitude d'un mensonge journalier. Mais, quoiqu'il ne faille qu'un degré ordinaire de bon sens, pour ne pouvoir trouver aucun plaisir à nous voir attribuer une action que nous n'avons pas faite, un homme sage peut être véritablement malheureux de l'imputation d'un crime qu'il n'a pas commis. La nature, dans ce cas, a rendu la peine plus vive que le plaisir opposé, et l'a rendue telle au plus haut degré. Ce plaisir ridicule et insensé d'être regardé comme ayant fait ce que nous n'avons pas fait, peut s'évanouir par l'aveu de la vérité; mais cet aveu n'efface pas toujours la peine que fait éprouver une imputation sans fondement. Personne ne conteste la véracité d'un homme qui se refuse à lui-même le mérite qu'on lui attribue; et on en doute quelquefois, quand il nie le crime dont on l'accuse. Il est irrité de la fausseté de l'accusation, et affligé qu'on puisse y ajouter quelque foi. Il reconnaît avec peine que son caractère n'a pu le défendre d'être soupçonné, et que, loin d'être envisagé par les autres comme il désire l'être, il est cru capable de ce dont on l'accuse. Il sait bien qu'il n'est pas coupable; il sait ce qu'il a fait mais peut-être aucun homme ne sait absolument ce qu'il est capable de faire, ni ce qui peut résulter de l'organisation particulière de son esprit et de son âme. La confiance et l'estime de nos amis contribuent, plus que toute autre chose, à délivrer de cette incertitude où chacun est jusqu'à un certain point sur lui-même, comme leur méfiance et leur mésestime contribuent à l'accroître. Nous pouvons croire fermement que les autres se trompent lorsqu'ils jugent défavorablement de nous; mais cette confiance en nous-mêmes est rarement assez forte pour empêcher leur jugement de nous faire quelque impression, et elle nous en fait ordinairement d'autant plus que nous avons plus de sensibilité, plus de délicatesse, et que nous sommes plus dignes d'estime.

La convenance ou la disconvenance que les sentiments et les jugements des autres ont avec les nôtres sur nous-mêmes, nous touche plus ou moins, à proportion du plus ou moins de certitude que nous avons de la propriété de nos sentiments et de la justesse de nos jugements.

Un homme très-sensible craindra souvent d'avoir cédé trop vivement aux mouvements d'une passion juste en elle-même, à l'indignation qne lui inspirent les injures reçues par ses amis ou par lui-même. Voulant agir avec justice et avec fer meté, il redoutera d'outrager, par la violence de ses sentiments, un adversaire coupable sans doute, mais moins coupable peut-être qu'il ne l'avait paru d'abord. L'opinion des autres est importante pour lui dans une pareille situation. Leur approbation est le baume salutaire de sa blessure; leur désapprobation, le poison le plus dévorant qui puisse l'envenimer mais, s'il est parfaitement satisfait de toute sa conduite, il attache moins de prix à la manière dont les autres le jugent. Dans les arts de l'esprit, le degré de mérite et de perfection est jugé par la pureté et par la délicatesse du goût; mais de tels jugements paraissent toujours avoir quelque chose d'incertain. Il y a d'autres genres d'arts où le succès dépend de démonstrations évidentes, et de faits incontestables; et le soin d'y captiver l'approbation publique y est moins inquiet et moins empressé que dans les autres.

La perfection d'un poëme est une matière de goût sur laquelle un jeune auteur est rarement assuré de n'avoir rien laissé à désirer. Il est donc très-heureux des jugements favorables que le public ou ses amis en peuvent porter, et très-mortifié si ces jugements lui sont contraires. Dans le premier cas, ils confirment, dans le second, ils ébranlent la bonne opinion qu'il avait de son ouvrage. Les succès et l'expérience peuvent, à la longue, lui donner plus de confiance dans son propre jugement; mais il reste toujours susceptible d'être très-affecté de ceux du public, lorsqu'ils lui sont défavorables. Racine fut si dégoûté du peu de succès de Phèdre, la plus belle tragédie peut-être de toutes celles qui existent dans aucune langue, que, quoique dans la vigueur de son âge et de son talent, il résolut de ne plus écrire pour le théâtre. Ce grand poëte répétait souvent à son fils, que les critiques les plus absurdes et les plus extravagantes lui causaient toujours plus de peine que les éloges les nieux fondés et les plus flatteurs ne pouvaient lui donner de plaisir. On connaît l'extrême sensibilité de Voltaire aux plus légères censures. La Dunciade de Pope attestera à tous les siècles que le poëte anglais le plus élégant, le plus harmonieux et le plus correct, a été blessé de la critique des auteurs les plus obscurs et les plus méprisables. Gray (qui aussi sublime que Milton, a toute l'élégance et l'harmonie de Pope, et qui, pour devenir peut-être le premier poëte de notre nation, n'avait besoin que d'écrire davantage) fut, dit-on, si offensé d'une misérable parodie de ses deux belles odes, que depuis il n'entreprit aucun ouvrage important. Ce genre de sensibilité ne se rencontre pas moins souvent dans les écrivains en prose, que dans les poëtes.

Quant aux mathématiciens, qui sont assurés et de la vérité et de l'importance de leurs découvertes, on les voit, au contraire, presque toujours indifférents à la manière dont elles sont accueillies du public. Les deux plus grands mathématiciens que j'aie connus, et qui, ce me semble, aient existé de mon temps, Robert Simpson, de Glascow, et Matthew Stewart, d'Édimbourg, n'ont jamais paru affectés de l'insouciance avec laquelle le public ignorant reçut leurs plus importants travaux. L'immortel ouvrage de Newton, ses Principes mathématiques de philosophie naturelle, furent, dit-on, oubliés pendant plusieurs années; et il paraît que la tranquillité de ce grand homme n'en souffrit pas un moment. Les hommes qui cultivent la philosophie naturelle peuvent, par leur indépendance de l'opinion publique, être placés, à cet égard, après les mathématiciens; ils jouissent à peu près de la même tranquillité et de la même certitude, en évaluant le mérite de leurs observations et de leurs découvertes.

La grande différence qui se trouve dans la situation de ces différentes classes d'hommes de lettres, relativement au public, en met peut-être aussi quelqu'une dans leur moral.

Les mathématiciens et les philosophes naturels ne relevant, pour ainsi dire, pas, dans leurs travaux, des jugements du public, sont peu tentés de cabaler et de formerun parti pour soutenir leur réputation, ou pour rabaisser celle de leurs rivaux. Ils ont presque toujours les mœurs les plus douces, les manières les plus simples: ils vivent amiablement entre eux; ils s'intéressent réciproquement à la gloire l'un de l'autre; ils ne cherchent point à capter les suffrages du public: heureux quand il approuve leurs ouvrages, mais indifférents, et jamais blessés, lorsqu'il les néglige.

Il n'en est pas de même des poëtes, ni des grands écrivains en prose: ils se divisent presque toujours en factions littéraires, où des deux côtés chacun est l'ennemi mortel de la réputation de son rival, et emploie les moyens d'intrigue et de sollicitation les plus bas, pour assurer l'opinion du public à son parti, et l'enlever an parti ennemi. En France, Racine et Despréaux ne dédaignèrent pas de se mettre à la tête d'une cabale, pour abaisser la réputation, d'abord de Quinault et de Perrault, ensuite de Fontenelle et de La Motte; et ils allèrent même jusqu'à traiter le bon La Fontaine avec une sorte de familiarité choquante. En Angleterre, l'aimable Addison ne jugea pas indigne de la modestie de son caractère, de former une cabale du même genre, dont le but était d'étouffer la gloire naissante de Pope. Fontenelle, en traçant le caractère et la vie des membres de l'Académie des siences (société uniquement composée de mathématiciens et de philosophes naturels), rend souvent hommage à l'aimable simplicité de leurs manières, et observe que cette qualité est si commune parmi eux, qu'elle paraît caractériser toute cette classe d'hommes de lettres,plus encore qu'aucun des individus qui la composent. D'Alembert ne fait pas la même remarque dans ses éloges des membres de l'Académie française, réunion de poëtes, de littérateurs, de grands écrivains en prose, ou d'écrivains supposés tels.

Notre incertitude naturelle sur l'étendue de notre propre mérite, et le besoin que nous avons d'en être sûrs, devraient nous faire désirer de connaître ce que les autres en pensent, nous enorgueillir lorsque leur opinion nous est favorable, nous humilier, lorsqu'elle nous est contraire. Mais il semble que cette incertitude ne devait pas nous déterminer à captiver l'approbation des autres par l'intrigue de la cabale. Lorsqu'un homme a acheté ses juges, et gagné son procès, la décision de tous les tribunaux ne peut lui donner l'assurance de l'avoir emporté sur son adversaire par la justice de sa cause: car, s'il n'eût voulu continuer son procès que pour s'en assurer, il n'aurait pas corrompu ses juges. Mais, en même temps qu'il désirait avoir la raison pour lui, il désirait aussi gagner son procès; et c'est pour cela qu'il en a acheté le jugement favora ble. Si la louange n'avait d'autres conséquences pour nous, que d'être une preuve du droit que nous avons à être loués, nous n'essaierions jamais de l'obtenir par d'indignes moyens. Cependant, lorsque ce droit est douteux, la louange est encore importante, même pour l'homme sage, soit pour confirmer ce droit, soit pour les conséquences mêmes de la louange. Aussi l'on a vu les hommes les plus distingués (qui perdaient alors, il est vrai, le nom de sage), essayer, par des moyens absolument méprisables, d'obtenir la louange et d'éviter le blâme.

La louange et le blâme expriment les sentiments des autres sur notre caractère et sur notre conduite: la louange et le blâme mérités expriment leurs sentiments tels qu'ils doivent être, c'est-à-dire fondés en raison. L'amour de la louange, est le désir d'obtenir le jugement favorable des autres. L'amour d'une louange méritée est le désir de se rendre l'objet propre de la louange. Jusque-là ces deux sentiments se ressemblent et paraissent liés ensemble, comme le paraissent aussi la crainte du blâme, et la crainte du blâme mérité.

L'homme qui désire faire, ou qui fait actuellement une action digne d'éloges, peut, et désirer les louanges vraiment dues à cette action, et désirer plus de louanges qu'elle n'en mérite. Ces deux sentiments sont alors confondus l'un avec l'autre, et souvent la personne même qui agit ne saurait distinguer lequel des deux a le plus influé sur sa conduite. Les autres doivent également l'ignorer. Ceux qui sont disposés à affaiblir le mérite de son action, l'imputeront particulièrement à l'amour de la louange, ou à ce qu'ils appellent proprement vanité; ceux qui la voient plus favorablement, l'imputeront à l'amour d'une louange méritée, à l'amour de ce qui est vraiment grand et honorable dans le cœur humain, au désir, non-seulement d'obtenir, mais de mériter l'estime de ses semblables. L'imagination du spectateur envisagera l'action sous l'un ou sous l'autre de ces deux points de vue, suivant les habitudes propres de sa manière de juger, et suivant son plus ou moins de bienveillance pour la personne qui a agi.

Quelques philosophes mélancoliques, en jugeant la nature humaine, se sont conduits, pour ainsi dire, comme les homes de mauvaise humeur, qui veulent juger les autres: ils ont imputé à l'amour de la louange, à ce qu'ils appellent vanité, toutes les actions qui devaient être attribuées au désir d'une louange méritée. J'aurai plus loin occasion de parler de leur système, auquel je ne m'arrête pas en ce moment.

Peu d'hommes ont absolument la conscience de posséder certaines qualités, ou d'avoir tenu une certaine conduite qu'ils admirent et trouvent digne d'éloges dans les autres, à moins que cette qualité et cette conduite n'aient été généralement reconnues en eux, ou, pour parler plus clairement, à moins qu'ils n'aient obtenu les louanges qu'ils croyaient dues à l'une et à l'autre. Mais les hommes diffèrent beaucoup entre eux à cet égard quelques-uns sont absolument indifférents aux louanges, quand ils sont parvenus à avoir la certitude intime de les mériter; d'autres paraissent moins inquiets de mériter la louange, que de l'obtenir.

Personne n'est entièrement satisfait d'avoir évité, dans sa conduite, ce qui aurait pu mériter le blâme, s'il n'a réellement évité le blâme même. Un homme sage peut négliger les louanges, même lorsqu'il les mérite le plus: mais, dans toutes les occasions importantes, il évitera avec soin, non-seulement d'encourir justement le blâme, mais tout ce qui pourrait le lui attirer, mérité ou non. Il ne lui suffira pas, pour arriver à ce but, de s'abstenir de ce qui est véritablement répréhensible: il s'attachera à ne négliger aucun devoir, ni aucune action digne de louanges. Telles sont les précautions par lesquelles il cherchera à éviter tout reproche. Il y a toujours moins de sagesse que de faiblesse de caractère, à être inquiet d'obtenir la louange: mais, dans le soin d'éviter l'ombre même d'un reproche, on ne peut trouver qu'une prudence digne d'éloges.

Beaucoup de gens, dit Cicéron, méprisent la gloire, tandis qu'ils sont vivement affectés du plus injuste reproche; et rien n'est plus contradictoire que ces deux manières de sentir. La contradiction qui s'y trouve est cependant fondée sur des principes invariables de la nature humaine.

En effet, celui qui nous a créés, nous a appris à attacher du prix aux sentiments et aux jugements des autres; à être plus ou moins satisfaits, quand ils approuvent notre conduite, et plus ou moins blessés, quand ils la désapprouvent. Il a établi l'homme (si je puis m'exprimer ainsi) juge de l'homme même; il l'a, en quelque sorte, choisi pour le représenter sur la terre, et surveiller la conduite de ses semblables. La nature nous enseigne à reconnaître cette juridiction que nous exerçons réciproquement les uns sur les autres, puisque, par les lois mêmes de notre organisation, nous sommes plus ou moins affectés et humiliés d'être blâmés par les autres, plus ou moins satisfaits et enorgueillis d'obtenir leurs applaudissements.

Mais, quoique l'homme ait été établi, en quelque sorte, le juge immédiat de l'homme, il n'a été, pour ainsi dire, établi son juge qu'en première instance. Il appelle de la sentence prononcée contre lui, par son semblable, à un tribunal supérieur, à celui de sa conscience, à celui d'un spectateur que l'on suppose impartial et éclairé, à celui que tout homme trouve au fond de son cœur, et qui est l'arbitre et le juge suprême de toutes les actions [30]. La juridiction de ces deux tribunaux est fondée sur des principes et des sentiments qui, quoique assez semblables, et étroitement liés entre eux, sont cependant trèsdifférents et très-distincts. L'empire que les jugements des autres exercent sur nous, est fondé sur le désir actuel de la louange et sur la crainte du blâme. L'empire de la conscience est fondé sur le désir de la louange méritée, sur l'aversion du blâme mérité, sur le désir de posséder ces qualités et de faire ces actions que nous aimons et admirons dans les autres, sur la crainte de participer à ces qualités et de faire ces actions qui sont l'objet de notre haine et de notre mépris dans nos semblables. Si le jugement des autres nous approuve et nous applaudit pour ce que nous n'avons pas fait, pour des sentiments qui ne nous ont pas déterminés à agir, la conscience vient aussitôt humilier cet orgueil que les applaudissements excitaient en nous, et nous dire que, puisque nous connaissons ce que nous méritons, nous nous rendons méprisables d'accepterau delà. Si le jugement extérieur des autres nous reproche des actions que nous n'avons pas faites, des motifs qui ne nous ont jamais déterminés, le jugement intérieur de la conscience corrige ce faux jugement étranger, et nous montre que nous ne sommes, en aucune manière, l'objet propre du blâme injustement versé sur nous. Mais alors, comme il arrive trop souvent, le sentiment intime que nous avons de notre innocence, est, en quelque sorte, surpris et confondu par la violence et parl'éclat du jugement que les hommes portent contre nous: le poids, et, pour ainsi dire, la clameur de l'injustice, semble glacer et engourdir le sentiment naturel que nous avons de ce qui est digne de louange ou digne de blâme: les jugements de la conscience, sans pouvoir être anéantis, restent tellement obscurcis et ébranlés, qu'ils ne sont plus suivis de cette paix, de cette tranquillité qui en est la conséquence ordinaire: nous osons à peine nous absoudre nous-mêmes, quand les autres nous condamnent. Il nous semble que ce témoin, supposé impartial de notre conduite, avec lequel notre conscience sympathise toujours, hésite à nous approuver quand nous avons unanimement et violemment contre nous les véritables spectateurs, ceux dont nous cherchons à prendre les yeux et la place, pour nous envisager nous-mêmes. Cet esprit intérieur, cette espèce de demi-dieu qui juge, dans nos âmes, du bien et du mal, semble alors, comme les demi-dieux des poëtes, avoir une origine mortelle et une origine immortelle. Il paraît obéir à son origine céleste, quand ses jugements sont l'empreinte ineffaçable du sentiment de ce qui mérite la louange, et de ce qui mérite le blâme; il semble rester soumis à son origine terrestre, quand il se laisse ébranler et confondre par les jugements de l'ignorance et de la faiblesse humaines.

Dans ce dernier cas, la seule consolation efficace qui reste à l'homme abattu et malheureux, est d'en appeler au tribunal suprême du juge clairvoyant et incorruptible des mondes. Une ferme confiance dans la rectitude immortelle de ses jugements qui, en dernier ressort, proclament l'innocence et récompensent la vertu, nous soutient seule contre l'abattement et le désespoir d'une conscience qui n'a d'autre témoignage que lesien propre, quoique la nature ait, cependant, destiné la con science à être la sauvegarde de la tranquillité de l'homme, comme de sa vertu. Ainsi, dans ce monde, notre bonheur dépend souvent de l'humble espoir d'une autre vie, espoir profondément enraciné dans nos cœurs, espoir qui peut seul justifier la dignité de notre nature, éclairer les redoutables et continuelles approches de notre destruction, et nous rendre capables de quelque sérénité, au milieu des malheurs qu'engendrent les désordres de la vie humaine. Le système d'une vie à venir, où l'homme trouvera une justice exacte, et sera enfin à côté de ses égaux; où les talents, les vertus cachées, longtemps opprimées par la fortune, et presque inconnues de celui qui les possédait, puisque la voix de sa conscience lui en rendait à peine le témoignage; où le mérite modeste et silencieux sera placé à côté et quelquefois au-dessus du mérite qui, favorisé par sa situation, parvint à la célébrité et à la gloire: un tel système enfin, si respectable sous tous les rapports, si flatteur pour la grandeur de notre nature, si rassurant pour sa faiblesse, lorsqu'il laisse encore quelques doutes à l'homme vertueux, lui laisse aussi le désir et le besoin d'y croire. Jamais ce système n'aurait été tourné en ridicule, si la distribution des récompenses et des peines, qu'un zèle trop ardent nous annonce dans cette vie à venir, ne s'était trouvée en opposition avec tous nos sentiments moraux [31].

Nous avons souvent entendu de vieux et vénérables militaires se plaindre, dans leur mécontentement, que les courtisans assidus étaient plus favorablement traités que les serviteurs les plus actifs et les plus fidèles; et qu'une campagne à Versailles ou à Saint-James, était souvent mieux récompensée qu'une campagne en Flandre ou en Allemagne. Ce que l'on considère cependant comme le plus grand reproche qu'il soit possible de faire à la faiblesse des souverains de la terre, a été attribué à la Divinité comme un acte de justice. En effet, les pratiques de dévotion, les adorations publiques et particulières rendues à la Divinité, ont été représentées par les hommes les plus religieux et les plus instruits, comme les premiers titres aux récompenses célestes et à l'exemption des châtiments de la vie à venir. Telles étaient peut-être les vertus les plus faciles dans leur situation, et celles où ils excellaient eux-mêmes: nous sommes tous naturellement portés à exagérer la valeur de nos propres qualités. L'éloquent et philosophique Massillon, en bénissant les étendards du régiment de Catinat, adressa aux officiers les paroles suivantes: «Ce que votre situation présente de plus touchant, Messieurs, c'est que dans une vie dure et pénible, où les devoirs et les services surpassent en austéri«tés la rigueur même des cloîtres, vous souffrez toujours en vain pour la vie à venir, et souvent aussi en vain pour cel«le-ci. Le moine solitaire qui, dans sa cellule, soumet, par la «mortification, la chair à l'esprit, est soutenu par l'espoir «d'une récompense assurée, et par l'onction secrète de cette «grâce qui allége toujours le joug du Seigneur. Mais vous, au « lit de la mort, oserez-vous lui offrir le poids de vos services «journaliers? Oserez-vous lui en demander la récompense? «Dans toutes les entreprises que vous avez formées, dans «tous les efforts que vous avez faits, qu'avez-vous tenté pour «lui plaire? Les plus beaux jours de votre vie ont été sacri«fiés à votre profession, et votre corps a été plus fatigué par dix années de services, qu'il n'eût pu l'être par une vie entière de repentir et de mortification. Hélas! mes frères! «un seul jour de ces souffrances consacrées au Seigneur, «vous eût peut-être obtenu un bonheur éternel! Une seule «action pénible à la nature, si elle lui eût été offerte, vous «eût assuré l'héritage des saints: et vous en avez fait mille peut-être en vain pour ce monde!

Comparer ainsi les frivoles mortifications du cloître, et les nobles et périlleux travaux de la guerre; supposer qu'un jour, une heure, consacrée aux premières, est plus méritoire, aux yeux du juge et du maître éternel, qu'une vie entière honorablement consacrée aux autres, c'est contredire tous les sentiments que nous avons de la moralité de notre conduite, tous les principes d'après lesquels la nature nous apprend à distri buer l'admiration ou le mépris. Tel est cependant l'esprit qui, d'un côté, réserve le ciel aux moines ou à ceux qui ont leurs habitudes et leurs mœurs; et qui, de l'autre, destine l'enfer à tous les héros, les hommes d'Etat, les législateurs, les poëtes, les philosophes; à tous ceux qui ont inventé et perfectionné les arts, soutiens consolateurs et ornements de la vie; enfin à tous ceux qui ont protégé, éclairé, honoré l'humanité, et auxquels le sentiment naturel de ce qui est digne d'être loué, nous à fait reconnaître le mérite le plus rare et les vertus les plus sublimes. Peut-on s'étonner qu'une si étrange application de la plus respectable doctrine ait été l'objet du mépris ou de la dérision, surtout de la part des hommes que leurs inclinations et leurs habitudes éloignaient des vertus mystiques et contemplatives?


 
Chapitre III. Du pouvoir de la conscience
Quoique l'approbation de la conscience, quoique le témoignage du spectateur que nous supposons impartial, ne suffisent pastoujours à notre faiblesse, qui aurait besoin de s'appuyer sur un suffrage plus général, cependant ces sentiments ont ordinaí-rement sur nous une grande influence et une grande autorité. Ce n'est même qu'en consultant le juge intérieur que nous portons au dedans de nous, qu'il nous est possible de voir les choses qui ont rapport à nous, telles qu'elles sont en effet, et de comparer véritablement nos intérêts et ceux des autres.

Comme les objets extérieurs paraissent plus ou moins grands aux yeux de notre corps, non pas selon leur grandeur réelle, mais plutôt selon la distance à laquelle nous sommes d'eux; il en est de même de ce que nous discernons par les regards de notre intelligence: et nous remédions, pour ainsi dire par les mêmes moyens, aux vices des organes du corps et à ceux des facultés de notre âme. Dans ma situation présente, par exemple, un paysage immense, couvert de bois, de montagnes lointaines, semble n'occuper que le petit espace de la fenêtre devant laquelle j'écris; il semble être hors de toute proportion avec la chambre où je suis. Le seul moyen que j'aie pour comparer les objets qui sont autour de ma personne et ces grands objets éloignés, est de me transporter, en imagination, à différentes places du paysage, d'où je les pourrai voir, situé à une égale distance et des uns et des autres, afin d'en' vérifier les véritables proportions. L'habitude et l'expérience m'ont rendu cette opération si facile, que je la fais, pour ainsi dire, sans m'en apercevoir; et il était nécessaire que le système de la vision nous devînt aussi familier et propre, avant que nous eussions complétement reconnu combien ces objets éloignés resteraient petits à nos yeux, si l'imagination, instruite de leurs dimensions réelles, ne les rétablissait pour nous dans leur véritable grandeur.

Il en est de même à l'égard des passions originelles de l'homme, de celles qui tiennent à l'amour de soi. En effet, la plus petite perte ou le plus petit gain que nous faisons, a plus d'importance pour nous, nous cause plus de peine, ou plus de joie, que ce qui arrive de plus considérable aux personnes avec lesquelles nous ne sommes pas étroitement liés: tant que nous ne jugeons pas de leur place ce qui les touche, leurs intérêts ne peuvent balancer les nôtres; et jamais la crainte de leur nuire ne nous empêche de rechercher ce qui peut nous être avantageux. Il faut donc que nous changions de position, pour comparer les intérêts opposés: nous ne devons les voir, ni de notre place, ni avec nos yeux, ni de la place ni avec les yeux de la personne en opposition avec nous, mais de la place et avec les yeux d'un tiers impartial et désintéressé. C'est aussi ce que l'habitude et l'expérience nous ont appris à faire avec tant de facilité et de promptitude, que nous ne nous en apercevons même pas: et alors aussi, il faut quelque réflexion et quelque philosophie, pour nous persuader combien l'intérêt que nous prendrions à ce qui regarde les autres, serait faible, si le sentiment de la justice et de l'équité ne rectifiait l'inconséquence, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'inégalité naturelle de nos sentiments, selon qu'ils ont pour objet, ou les autres, ou nous-mêmes.

Supposons que le vaste empire de la Chine et ses millions d'habitants soient soudainement engloutis par un tremblement de terre; et examinons de quelle manière la nouvelle de cette affreuse calamité pourrait affecter l'Européen le plus humain, qui n'aurait aucune relation dans ce pays. J'imagine que d'abord il exprimerait vivement la douleur que lui cause l'infortune d'un peuple entier; qu'il ferait quelques réflexions mélancoliques sur l'instabilité de cette vie et sur la vanité de tous les travaux et de toutes les entreprises des hommes, qu'un instant peut voir anéantir. S'il était doué d'un esprit spéculatif, il pourrait réfléchir sur les effets de cet événement, à l'égard du commerce de l'Europe et même des autres parties du monde: et quand ses observations philosophiques seraient achevées, quand il aurait exprimé tout ce que son humanité lui inspire, il s'occuperait de ses affaires et de ses plaisirs, il se livrerait aux distractions ou au repos, avec autant de fermeté et de tranquillité que si une telle catastrophe n'eût pas eu lieu. Le moindre accident qui pourrait lui arriver à lui-même, l'affecterait plus longtemps; si on devait lui couper un doigt le lendemain, il ne dormirait pas pendant la nuit; mais, pourvu, que le tremblement de terre ne soit pas celui du pays qu'il habite, la destruction de plusieurs millions d'hommes ne roublera pas son sommeil, et l'affligera moins que la plus petite infortune personnelle. Dira-t-on que, pour éviter cette infortune, un homme qui a quelque humanité, sacrifierait la vie d'un million d'hommes, pourvu qu'ils périssent loin de lui? Cette seule pensée fait horreur; et, malgré la dépravation et la corruption générales, il n'existe peut-être pas un seul homme capable de s'y arrêter. D'où vient cette différence entre nos pensées et nos sentiments? Comment se fait-il que le principe qui nous fait agir soit si pur et si noble; tandis que notre sym pathie pour les maux des autres est si faible et, pour ainsi dire, si personnelle? Qu'est-ce qui porte constamment les hommes généreux, et qu'est-ce qui détermine quelquefois ceux qui ne le sont pas, à sacrifier leur intérêt propre à l'intérêt de leurs semblables; tandis que naturellement nous sommes toujours si profondément affectés de ce qui nous regarde, et si peu de ce qui regarde les autres? Le doux pouvoir de l'humanité, cette faible bienveillance placée par la nature dans le cœur de l'homme pour son semblable, ne saurait étouffer l'impression presque irrésistible de l'amour de soi-même. Un pouvoir plus puissant et qui s'exerce, pour ainsi dire, indépendamment de nous, nous entraîne alors: mais c'est la raison [32], c'est la conscience, c'est cette espèce de divinité que nous portons en nous, qui est le juge et l'arbitre suprême de notre conduite. C'est elle qui, lorsque nous sommes prêts à troubler le bonheur des autres, se fait entendre à nos passions les plus violentes et les plus présomptueuses, et nous rappelle que nous ne sommes qu'un seul individu, dans la multitude, qui peutêtre, sous aucun rapport, ne vaut mieux qu'un autre; qu'enfin, en nous préférant nous-mêmes, avec tant d'audace et d'aveuglement, nous devenons les objets propres du ressentiment, de l'aversion et de la haine. C'est notre conscience seule qui nous apprend toute l'étendue de notre faiblesse, la véritable valeur de ce qui a rapport à nous, et qui corrige les illusions naturelles de l'amour propre. C'est elle qui nous montre la convenance de la générosité et la monstruosité de l'injustice; qui nous rend sensibles les raisons par lesquelles nous devons faire céder nos plus grands intérêts aux plus grands intérêts des autres, et ne pas même troubler leur bonheur, quels que soient les avantages que nous puissions en retirer. L'amour de ceux qui nous entourent, l'amour même de l'humanité, ne nous portent pas toujours à ces actes généreux de vertu. Il faut, pour nous y déterminer constamment, un sentiment plus puissant et plus fort: il faut l'amour même de ce qui est honorable et grand, et tout ce que ce sentiment peut nous inspirer pour la dignité et l'élévation de notre caractère.

Lorsque le bonheur ou le malheur des autres dépend, à quelques égards, de la manière dont nous nous conduirons, nous n'osons pas suivre les suggestions de l'amour-propre, et préférer notre intérêt au leur: la conscience nous dit aussitôt que ce serait nous estimer trop, et estimer les autres trop peu, et que par là nous nous attirerions le mépris et l'indignation de nos semblables. Ce n'est pas seulement aux hommes les plus vertueux et les plus magnanimes qu'elle parle ainsi: elle donne les mêmes idées au soldat obscur; elle lui fait sentir qu'il serait méprisé de ses camarades s'il se dérobait au danger, et s'il hésitait à exposer, à prodiguer sa vie, lorsque le bien de son pays le demande.

Un homme ne doit jamais se préférer aux autres, au point de leur nuire, pour son propre avantage, quoique cet avantage dût être beaucoup plus grand que le tort qu'il leur causerait. Le pauvre ne doit jamais, ni voler, ni tromper le riche, quoique alors ce qui est acquis soit beaucoup plus important pour lui, que ce qui est perdu n'est important pour l'autre [33]. La conscience du pauvre lui rappelle, dans cette circonstance, qu'il ne vaut pas mieux qu'un autre, et que, par l'injuste préférence qu'il se donne, il se rend l'objet du mépris et du ressentiment de ses semblables, comme aussi des châtiments qui les suivent, puisqu'il a violé ces lois sacrées, d'où dépendent la tranquillité et la paix de la société. Tout homme honnête craint mille fois davantage la honte intérieure qui suit la violation de ces lois, la souillure ineffaçable que cette violation laisserait dans son âme, que les conséquences extérieures dont elle pourrait être suivie: et il sent, au fond de son cœur, la vérité de cette grande maxime des stoïciens: que priver injustement un homme de ce qui lui appartient, et chercher son avantage par le mal d'autrui, est plus contraire à la nature que la mort, la pauvreté et la douleur; en un mot, que toutes les souf frances intérieures, ou extérieures, dont nous pouvons être assaillis.

Lorsque le bonheur ou le malheur des autres ne dépend pas de nous, lorsque nos intérêts sont séparés et isolés des leurs, et qu'il ne s'y trouve, ni concurrence, ni opposition, alors nous n'imaginons pas devoir restreindre l'extrême, et naturelle inquiétude que nous portons à tout ce qui a rapport à nous, ni corriger notre indifférence naturelle, et peut-être également extrême pour ce qui intéresse les autres. L'éducation la plus ordinaire nous apprend à garder, dans toutes les occasions importantes, une sorte d'impartialité entre nous et les autres, et le commerce du monde nous accoutume à joindre un sentiment de justice aux motifs de toutes nos actions. Mais il n'y a (comme il a déjà été observé) qu'une éducation très-pure et très-soignée qui puisse rectifier l'inconséquence naturelle de nos mouvements sympathiques, et peut-être même un pareil effet n'est-il jamais le fruit que d'une philosophie très-sévère et très-enracinée.

Deux genres différents de philosophes ont cherché à nous faire atteindre ce dernier degré de moralité: les uns ont travaillé à nous rendre plus sensibles aux intérêts d'autrui; les autres, à diminuer notre sensibilité pour nous-mêmes. Les premiers voulaient que nous sentissions pour les autres ce que nous sentons naturellement pour nous; les seconds, que nous ne sentissions, pour nous-mêmes, que ce que nous sentons naturellement pour les autres; et tous ont peut-être été au delà des convenances et de la nature.

Les premiers sont ces moralistes, sombres et mélancoliques, qui nous reprochent continuellement le bonheur dont nous jouissons, tandis qu'un grand nombre de nos semblables est dans le malheur; qui regardent comme impie la joie de la prospérité, dans laquelle on oublie cette foule de malheureux accablés de diverses calamités: les uns, des langueurs de l'indigence, des angoisses de la maladie, des horreurs de la mort; les autres, des insultes et de l'oppression de leurs ennemis. Ils pensent que la compassion due à tant de maux dont nous n'avons jamais été témoins, dont nous n'avons pas même immé diatement entendu parler, mais qui affligent, certainement, un grand nombre de nos semblables, doit corrompre les jouissances d'une situation heureuse; et donner à tous les hommes l'habitude d'un abattement mélancolique. Cette sympathie exagérée, pour des infortunes qui ne nous sont pas connues, renferme d'abord quelque chose d'absurde et de déraisonnable jetez les yeux sur l'univers entier; pour un homme souffrant et malheureux, vous en trouvez trente pleins de santé et de bonheur, ou au moins dans une situation supportable. Par quelle raison pleurerions-nous plutôt avec le premier, que nous ne nous réjouirions avec les trente autres? Cette commisération factice n'est pas seulement absurde, elle semble même impossible; et ceux qui prétendent la ressentir, n'ont réellement qu'une mélancolie' affectée, toujours loin de leur cœur, et dont tout l'effet est de donner à leurs manières et à leur conversation un caractère de tristesse désagréable et ridicule. En un mot, cette disposition d'esprit, fût-elle possible à la nature humaine, şerait absolument inutile, et ne servirait qu'à rendre malheureuse la personne qui en serait susceptible. Quel que soit notre intérêt pour ceux qui n'ont aucun rapport à nous, et qui sont placés hors de la sphère où nous vivons, il n'est hon qu'à nous, tourmenter nous-mêmes, sans aucun avantage pour eux. Tous les hommes, à quelque distance qu'ils soient de nous, ont droit à nos vœux, et nous les leur accordons naturellement. Si, nonobstant nos désirs, ils sont malheureux, et que nous en soyons affectés, nous passons les bornes du devoir. La nature a même été sage en ordonnant que nous ne prissions qu'un faible intérêt à ceux qui sont trop loin de nous pour pouvoir nous nuire ou nous être utiles; et, s'il était possible, à cet égard, d'altérer ses lois, nous ne pourrions y gagner.

On ne nous accuse jamais de sympathiser faiblement avec la joie et le bonheur. Lorsque l'envie ne s'y oppose pas, nous voyons toujours la prospérité avec trop de bienveillance; et les mêmes moralistes qui nous blament de manquer de compassion pour le malheur, nous reprochent la légèreté avec laquelle nous prodiguons notre admiration, et Presque nos adorations, aux hommes riches, puissants et heureux. Parmi les philosophes qui, pour rectifier l'inconséquence naturelle de nos sentiments sympathiques, ont voulu' affaiblir l'intérêt personnel, on compte toutes les sectes des philosophes anciens et particulièrement les stoïciens. L'homme, selon ces derniers, ne doit pas s'envisager comme un être à part et isolé de ses semblables, mais comme un habitant de l'univers, comme un membre de la grande famille répandue sur toute la terre. Il doit être prêt, en tout temps, à sacrifier son intérêt particulier à cet intérêt général. Ce qui le touche ne doit pas l'occuper plus que ce qui regarde tout autre, puisque chaque homme est une partie aussi importante que lui du système général du monde. Nous ne devons donc pas nous voir de la place où nous mettent nos passions et notre amour-propre, mais de celle où nous voient tous les autres citoyens de l'univers. Les malheurs qui nous arrivent ne doivent pas nous affecter plus que ceux qui frappent nos voisins, ou nous affecter autrement que nos voisins n'en sont eux-mêmes affectés. Lorsqu'un homme perd sa femme ou son fils, dit Épictète, tout le monde reconnaît que cet événement est dans l'ordre de l'humanité, et dans le cours ordinaire des choses; mais quand nous éprouvons le même malheur, nous crions à l'in «fortune, comme si celle-là nous était particulière.» Nous devrions cependant nous rappeler comment nous avons été affectés en pareille circonstance pour les autres, et ne pas l'être davantage pour nous-mêmes.

Les malheurs particuliers pour lesquels notre sensibilité paraît toujours extrême, sont de deux espèces: ou ils ne nous affectent qu'indirectement et frappent immédiatement ceux qui nous sont chers, comme nos parents, nos amis; ou ils nous frappent directement, et portent sur notre santé, sur notre fortune, sur notre réputation, comme la douleur, la maladie, la vieillesse, la pauvreté, la calomnie, l'oppression, etc., etc.

Dans les malheurs du premier genre, notre sensibilité peut, sans doute, aller au delà des bornes; et, ce qui arrive plus souvent encore, elle peut rester en deçà. Celui qui ne serait pas plus affecté de la mort de son père ou de son enfant, que de la mort du père ou de l'enfant d'un autre, ne nous paraîtrait, ni un bon fils, ni un bon père. Une insensibilité si contraire à la nature, loin d'obtenir l'approbation, serait généralement blâmée. Quelques-unes de ces affections privées nous blessent par leur excès, d'autres par leur défaut. La nature a sagement donné plus de force à la tendresse paternelle et maternelle, qu'à la piété filiale: la durée et la conservation de l'espèce humaine était liée à l'un de ces sentiments, et non pas à l'autre. L'existence des enfants dépend ordinairement des soins du père et de la mère, et rarement l'existence de ceux-ci dépend des soins de leurs enfants. Aussi la nature a rendu la tendresse des premiers si vive, qu'elle a besoin d'être plutôt modérée qu'excitée; les moralistes, loin de nous presser jamais d'en suivre les mouvements, ont souvent tâché de mettre des bornes à la faiblesse et à la partialité avec laquelle nous voyons nos enfants. Mais ils nous rappellent souvent la tendresse que nous devons à nos parents, et nous portent à rendre à leur vieillesse les soins qu'ils nous ont prodigués dans notre enfance et dans notre jeunesse. Le Décalogue renferme le précepte d'honorer nos pères et nos mères, et non pas celui d'aimer nos enfants. La nature nous a préparés elle-même à remplir ce dernier devoir. Rarement on accuse les parents d'une tendresse simulée pour leurs enfants, et l'on soupçonne souvent d'affectation l'amour que les enfants témoignent pour leurs parents, et les éclats de douleur d'une femme qui perd son mari. Nous respecterions l'excès de ces sentiments affectueux, si nous pouvions le croire sincère, et même en ne l'approuvant pas, nous ne pourrions le condamner. L'affectation de ces sentiments prouve, certainement, qu'aux yeux de la personne qui les exagère, ils paraissent dignes de louanges.

L'excès des affections bienveillantes n'est jamais odieux, lors même qu'il peut blesser ou paraître condamnable. Nous blâmons la tendresse et la sollicitude immodérées des parents, parce qu'elle peut leur nuire et nuire à leurs enfants; mais nous la leur pardonnons facilement, et jamais elle ne nous inspire d'aversion, tandis que nous en éprouvons toujours pour le défaut de cette tendresse communément excessive.

Nous regardons comme une brute haïssable, l'homme qui n'a point d'entrailles pour ses enfants et qui les traite sans sujet avec dureté et avec sévérité. Il y a toujours plus de convenance dans l'excès de notre sensibilité pour les malheurs de ceux qui nous sont chers, que dans notre peu d'intérêt pour eux. Jamais une stoïque apathie ne saurait plaire, et toutes les subtilités par lesquelles on la justifie, ne servent qu'à rendre l'insensibilité d'un fat beaucoup plus impertinente qu'elle ne l'était naturellement. Les poëtes et les romanciers qui ont le mieux peint l'amour, l'amitié, les affections privées et domestiques, comme Racine, Voltaire, Richardson, Marivaux et Riccoboni, sont meilleurs à lire sur ce sujet que Zénon, Chrysippe et Épictète...

Un degré de sensiblité aux infortunes des autres, assez modéré pour ne nous distraire d'aucun devoir, le tendre et mélancolique souvenir des amis que nous avons perdus, cette douleur si chère aux chagrins secrets (suivant l'expression de Gray), sont des impressions délicieuses; quoique leurs signes extérieurs soient la peine et la tristesse, elles participent au fond de nos cœurs au noble caractère de la vertu, et sont accompagnées comme elle de notre propre approbation.

Nous ne jugeons pas notre sensibilité aux maux qui nous affectent personnellement, qui touchent notre santé, notre fortune, ou notre réputation, comme nous la jugeons relativement aux infortunes des autres. Lexcès de notre sensibilité pour tout ce qui nous regarde, blesse beaucoup plus la convenance que le défaut de cette sensibilité, et il y a peu de cas où nous approchions assez, pour nous-mêmes, de l'indifférence et de la tranquillité stoïcienne.

On a déjà observé que notre sympathie pour les passions qui tirent leur origine du corps, était très-faible. La douleur occasionnée par une cause visible, comme celle qui résulte du déchirement des chairs ou de la fracture d'un õs, est peut-être, de toutes les souffrances physiques, celle que le spectateur partage le plus vivement. L'approche de la mort de nos voisins rarement aussi manque de nous affecter; et cependant, dans ces circonstances, ce que nous souffrons est si peu de chose auprès de ce qu'éprouve la personne intéressée, que jamais celle-ci n'est importunée de l'excès d'intérêt qu'on lui témoigne. Le défaut de fortune, la pauvreté même obtient peu de compassion; les plaintes qu'elle arrache nous font pitié, plus qu'elles ne nous touchent. Nous méprisons un mendiant, et quoique son importunité obtienne de nous un léger secours, il est rarement l'objet d'une commisération profonde. Le renversement de fortune qui précipite un homme du comble de l'aisance dans la dernière indigence, le rendant ordinairement très-malheureux, excite presque toujours une très-vive sympathie. Quoique, dans l'état actuel de la société, une pareille catastrophe résulte le plus souvent d'une inconduite plus ou moins grande, il est rare que celui qui la subit n'excite pas un intérêt qui le sauve du dernier degré de la misère; l'affection de ses amis et l'indulgence même des créanciers qui souffrent davantage de son imprudence, lui permettent toujours de se maintenir dans une situation décente, quoique obscure. Nous pouvons sûrement pardonner quelques mouvements de faiblesse à ceux qui éprouvent de semblables malheurs, et cependant l'homme qui les supporte avec fermeté, qui se ploie sans murmure à sa nouvelle situation, qui n'en paraît point humilié, et qui conserve non plus par sa fortune, mais par son caractère, le même rang qu'il avait dans le monde, semble .nous commander l'estime, l'intérêt et l'admiration.

Comme de tous les malheurs qui peuvent accabler directement un homme honnête, il n'en est pas de plus grand que la perte de la réputation, une extrême sensibilité à ce malheur n'est jamais inconvenable. Un jeune homme nous paraît d'autant plus estimable, qu'il ressent plus vivement les reproches injustes faits à son caractère ou à ses mœurs. Nous trouvons quelque chose d'aimable et de pur dans la douleur d'une jeune femme dont on soupçonne calomnieusement l'innocence. Les personnes plus âgées, auxquelles une longue expérience de la légèreté et de l'injustice des hommes fait attacher peu de prix à leurs applaudissements ou à leurs censures, ne daignent pas même honorer leurs calomniateurs, d'un ressentiment sérieux. Cette indifférence, fondée sur la confiance que leur donne un caractère éprouvé et connu, siérait mal aux jeunes gens qui n'ont pas les mêmes motifs d'assurance, et ferait craindre qu'avançant en âge, ils ne devinssent tout à fait insensibles à l'honneur et à l'infamie.

Dans toutes les infortunes personnelles qui n'ont pas rapport à la réputation, il n'est jamais inconvenable de montrer peu d'émotion. Nous nous rappelons toujours avec plaisir notre sensibilité aux malheurs d'autrui; mais ce n'est jamais sans quelque honte et quelque désapprobation que nous nous rappelons combien nous avons été affectés de nos malheurs personnels.

Si nous examinons les différentes alternatives de faiblesse et d'empire sur soi-même, qu'on éprouve dans le cours ordinaire de la vie, nous reconnaîtrons bientôt que cet empire sur soi ne saurait être le fruit des pénibles raisonnements d'une logique subtile, mais qu'il est le résultat de notre obéissance à une des lois les plus générales de la nature, qui est aussi le moyen d'acquérir toutes les vertus, à celle de sympathiser avec le spectateur réel ou supposé de notre conduite.

Un enfant très-jeune n'a point d'empire sur lui-même. Mais quels que soient les sentiments qui l'agitent, ou la crainte, ou la douleur, ou la colère, il s'efforce toujours d'attirer l'attention de sa nourrice ou de ses parents par la violence de ses cris: tant qu'il reste sous la garde de ces indulgents protec-. teurs, la colère est la première, et peut-être la seule de ses passions qu'il apprenne à modérer; on est souvent obligé, pour obtenir quelque repos, de l'effrayer par le bruit et par les menaces alors la passion par laquelle l'enfant attaquait en quelque sorte ceux qui l'environnaient, cède à la passion de sa propre sûreté qui lui défend la résistance. Quand il est assez grand pour aller à une école, et pour vivre avec ses égaux, il voit aussitôt qu'ils n'ont pas pour lui la même partialité que ses parents. Alors il désire gagner la bienveillance de ses camarades, et il veut éviter leur haine ou leur mépris. Le soin même de sa conservation l'y engage; et il sent bientôt qu'il n'a pas d'autre moyen pour parvenir à ce but, que de modérer sa colère, et de réduire toutes ses passions au dégré qui peut leur convenir. C'est ainsi qu'il commence la grande leçon d'empire sur lui-même, qu'il s'étudie à en être de plus en plus maître, et qu'enfin il soumet sa propre sensibilité à des règles, auxquelles le cours de la plus longue vie ne suffit peut-être pas pour la ployer complétement.

Dans tous les maux particuliers, dans la douleur, dans le chagrin, dans les maladies, l'homme le plus faible, lorsque ses amis, et surtout lorsque des étrangers viennent le voir, est immédiatement occupé de la manière dont ils envisagent sa situation. Il est distrait par là de l'impression qu'elle lui faisait à lui-même, et il est un moment calmé par leur présence. Cet effet est instantané et, pour ainsi dire, machinal. Chez un homme faible, cet état plus calme a peu de durée, et il revient bientôt au sentiment de ce qu'il souffre. Il s'abandonne comme auparavant, aux plaintes et aux gémissements, et semblable à l'enfant qui n'a pas encore quitté ses parents, il s'efforce d'établir quelque rapport entre sa douleur et la compassion du spectateur; non pas, il est vrai, en modérant la première, mais en appelant l'autre avec importunité.

Un homme, d'un caractère un peu plus ferme, restera plus longtemps occupé de la présence des autres. Il cherchera à fixer son attention sur l'impression qu'il fait aux spectateurs. Il songera à l'estime et à l'approbation qu'ils lui accorderont s'il parvient à souffrir avec tranquillité; et, quoique accablé d'un malheur affreux et récent, il n'en paraîtra affecté qu'au degré auquel les autres le sont pour lui. Il s'estimera et s'applaudira lui-même par sympathie pour leur approbation et leur estime; et la satisfaction qu'il retirera de ces divers sentiments, le soutiendra dans le généreux effort qu'il fait sur luimême. Il évitera presque toujours de parler de son malheur; et si ceux qui le voient ont quelque délicatesse, ils s'abstiendront de tout ce qui pourrait le lui rappeler. Il les entretiendra d'objets indifférents, ou, s'il se sent assez de fermeté pour rappeler l'objet de sa douleur, il s'efforcera d'en parler comme il croit que les autres en parleraient eux-mêmes. Mais, s'il est peu exercé dans l'art pénible de se modérer soi-même, cette contrainte lui deviendra bientôt insupportable: les longues visites l'importuneront, et vers la fin il sera prêt à s'abandonner à toutes les faiblesses et à tout l'excès de sa douleur, comme il s'y abandonne dès qu'il se voit seul. Nos usages modernes,. ́ qui sont très-indulgents pour les faiblesses de la nature, interdisent, dans les grands malheurs de famille, d'autres visites que celles de nos parents mêmes, et de nos amis les plus intimes. Leur présence impose moins de gêne que celle des étrangers, parce qu'il est plus facile de se rapprocher des sentiments de ceux dont on, a droit d'attendre une sympathie plus indulgente. On voit quelquefois, daus de pareilles circonstances, des ennemis cachés, qui croient ne pas être connus comme tels, s'empresser autant que les amis les plus tendres. Alors, par indignation et par mépris pour leur hypocrisie, les hommes même les plus faibles s'efforcent de paraître aussi tranquilles et aussi libres d'inquiétude qu'il est possible de l'être.

L'homme d'un caractère ferme et constant, le sage qui, dès l'aurore de sa vie, cherche à se rendre maître de lui-même, reste supérieur à ses passions au milieu du bruit du monde, et du soin des affaires, parmi l'agitation et l'injustice des partis, au sein même des dangers de la guerre, et semble garder la même contenance, et être affecté de la même manière, soit qu'il vive avec les hommes, soit qu'il reste dans la solitude. Il reconnaît souvent que cette mâle indépendance lui est nécessaire dans les succès comme dans les disgrâces, dans la prospérité comme dans l'adversité, devant ses amis comme devant ses ennemis. Jamais il n'oublie le jugement qu'un spectateur impartial peut porter de ses sentiments et de sa conduite: jamais il ne permet à sa conscience de cesser un moment de les surveiller. Il s'est accoutumé à juger tout ce qui a rapport à lui, avec les yeux de ce témoin intérieur. L'habitude lui a rendu comme inévitable de modeler, ou au moins de chercher à modeler, et sa conduite extérieure et ses sentiments, sur ceux de ce juge impartial et redoutable: il finit par s'identifier tellement avec lui, qu'il en adopte tous les sentiments, et ne peut plus éprouver que ceux vers lesquels il le dirige.

Dans une telle surveillance de notre propre conduite, nous nous approuvons d'autant plus, que nous avons acquis plus d'empire sur nous-mêmes. Quand cet empire est peu nécessaire, il n'y a pas lieu à beaucoup d'approbation intérieure. L'homme qui se déchirera le doigt, ne s'applaudira pas d'avoir aussitôt paru l'oublier; mais celui qui, ayant eu une jambe emportée par un boulet de canon, parle et agit, le moment d'après, avec sa tranquillité ordinaire, exerçant un véritable empire sur lui-même, sent bien qu'il a lieu d'en être satisfait. Un tel accident nous frappe et nous affecte presque toujours, au point de nous rendre incapables de toute autre pensée. Nous n'entendons rien, nous n'écoutons rien; nous appartenons uniquement à nos craintes et à nos douleurs; et, loin de nous rappeler le juge intérieùr que nous portons en nous, nous oublions et ne voyons pas même les spectateurs qui nous environnent.

Cette satisfaction intime, récompense accordée par la nature à la vertu dans l'infortune, est exactement proportionnée au degré de force qu'on y porte. Ainsi la seule compensation infaillible qui peut être assignée à la couleur et à l'infortune, est aussi (en les supposant imméritées) dans une exacte proportion avec le degré de cette douleur et de cette infortune. Plus nous avons besoin d'empire sur nous-mêmes, pour régler notre sensibilité, plus une telle victoire nous inspire d'orgueil' et de joie cet orgueil et cette joie sont des jouissances si véritables et si vives,. que celui qui les éprouve ne peut pas être complétement malheureux. Le malheur ne peut occuper tout entier le cœur de l'homme qui a le droit de s'estimer lui-même: et quoiqu'on ne puisse pas dire avec les Stoïciens, que le sage, au comble de l'infortune, soit aussi heureux que dans une autre situation, on ne peut nier cependant que le témoignage de sa conscience, s'il ne peut guérir ses douleurs, n'en adoucisse beaucoup le sentiment. Au milieu de cette amertume du malheur, l'homme le plus sage, le plus courageux a encore besoin de faire effort sur lui-même pour conserver toute sa tranquillité. Le sentiment de son infortune, la vue de la situation affreuse à laquelle il est réduit, oppresse son cœur, et il a peine à s'occuper de la manière dont elle serait envisagée par un spectateur împartial. Deux points de vue s'offrent en meme temps à lui: d'un côté, le sentiment de l'honneur, le respect de sa propre dignité, vient appeler son attention; de l'autre, les indomptables mouvements de l'indignation et du ressentiment s'emparent de lui; il cesse de pouvoir s'identifier avec l'homme idéal qui est en lui; et il ne peut devenir le spectateur impartial de sa propre conduite. Ces impressions contraires, se disputent et son cœur et sa conduite. Quand il écoute sa conscience et qu'il revoit, pour ainsi dire, son innocence, il lui semble qu'elle reste sans récompense; il en jouit cependant encore et s'applaudit lui-même: mais, par les lois immuables de la nature, il souffre toujours; et ce qu'il souffre n'est pas compensé par la satisfaction intérieure destinée à payer sa vertu. Cette compensation serait même contraire à l'intérêt particulier et à l'intérêt général: car si la vertu trouvait dans la conscience qu'elle a d'elle-même, un véritable dédommagement à l'infortune, l'homme n'aurait pas d'assez puissants motifs d'éviter ce qui peut lui nuire, ou nuire à la société; et la nature, dans ses vues maternelles, a voulu conserver à ces motifs toute leur force. Le sage, au sein de l'oppression, souffre donc par ses lois mêmes; et le calme de son visage et la fermeté de son âme ne sont que le prix de ses efforts.

Les lois de notre organisation ne permettent cependant pas qu'une douleur extrême ait une longue durée; si nous parvenons à survivre à cette douleur, nous recouvrons bientôt notre tranquillité ordinaire. Un homme à qui on met une jambe de bois, se trouve très-malheureux, et prévoit qu'il le sera toute sa vie. Mais, au bout de quelque temps, il parvient à voir l'accident qui lui est arrivé, comme l'envisage un spectateur impartial, et à trouver qu'il ne l'empêche de jouir ni de la solitude, ni de la société. Il s'accoutume même tellement à la perte qu'il a faite, qu'il la juge aussi froidement qu'elle est jugée par les autres, et qu'il cesse de gémir et de se plaindre, comme il aurait fait dans les premiers moments, s'il n'avait eu qu'un médiocre courage.

La certitude reconnue de cette vérité que tous les hommes s'accoutument tôt ou tard à ce qui devient pour eux un état permanent, peut nous conduire à penser que les Stoïciens n'étaient pas loin d'avoir raison, en prétendant que, par rapport à notre bonheur, il y avait peu de différence entre une situation constante et une autre; ou, que s'il y avait quelque différencé, elle suffisait bien, il est vrai, pour faire choisir ou préférer certains objets, pour en faire repousser et fuir d'autres; mais non pour nous faire désirer ceux-là avec passion et avec inquiétude, et redouter ceux-ci avec trouble et avec aversion. En effet, le bonheur consiste à être en paix et à jouir. Sans la paix il n'y a point de jouissance; et, quand nous sommes dans une tranquillité parfaite, il n'y a presque rien qui ne soit capable de nous donner quelque plaisir. Or, dans toute situation constante, et où l'on ne prévoit aucun changement, l'esprit de l'homme, au bout de quelque temps, revient à son état naturel de tranquillité. Au sein de la prospérité, l'âme retombe dans cet état après un certain temps, et elle s'y élève aussi après un certain temps dans le malheur. Le frivole comte de Lauzun, au milieu de l'esclavage et de la solitude de la Bastille, parvint, après quelque temps, à recouvrer assez de tranquillité pour trouver quelque amusement à nourrir une araignée. Un homme d'un esprit plus solide eût fait rentrer plus tôt le calme dans son âme, et aurait trouvé, dans ses propres pensées, un meilleur objet d'amusement.

Le prix extrême que nous attachons à la différence qui se trouve entre une situation permanente et une autre, est la source des malheurs et des désordres de la vie humaine. L'avarice exagère la différence qu'il y a entre la pauvreté et les richesses; l'ambition, celle qui se trouve entre la vie privée et la vie publique; la vaine gloire, celle qui paraît être entre l'obscurité et une réputation éclatante. L'homme qui est dominé par quelqu'une de ces passions extravagantes, n'est pas malheureux de son état actuel; mais il est ordinairement disposé à troubler la paix de la société, pour parvenir à ce qu'il admire dans sa folie. Il faudrait peu d'observations cependant, pour le convaincre, que dans toutes les situations ordinaires de la vie humaine, un esprit sain peut être également calme, également serein, également satisfait. Quelques-unes de ces situations, sans doute, méritent d'être préférées à d'autres; mais aucune d'elles ne doit être recherchée avec cette ardeur passionnée, qui entraîne à violer les règles de la prudence et de la justice; aucune d'elles ne mérite que nous lui sacrifiions le repos de notre vie entière, qui nous serait enlevé, soit par le souvenir que nous laisserait la honte de nos folies, soit par le remords qu'exciterait en nous l'horreur de nos injustices. Celui qui, pour changer de situation, tente de faire ce que la prudence ne peut diriger, ce que la justice ne saurait permettre, joue le plus inégal de tous les jeux de hasard: il risque toutes choses, à peine contre une seule. On peut appliquer à tous les hommes placés dans les situations ordinaires de la vie, ce que le favori du roi d'Épire dit à son maître, lorsque celui-ci lui eut raconté toutes les conquêtes qu'il se proposait de faire, et qu'il en fut à la dernière: Qu'est-ce que Votre Majesté compte faire après? dit le favori. Alors, répondit le roi, je me réjouirai avec mes amis, et nous dinerons gaiement ensemble. Qu'est-ce qui empêche Votre Majesté de commencer par là? répliqua le favori. Ainsi, les plaisirs dont nous nous proposons de composer notre bonheur, lorsque nous serons arrivés à la situation la plus brillante et la plus élevée que puisse enfanter notre vaine imagination, sont presque toujours les mêmes plaisirs qui, dans notre état présent, se trouvent en notre pouvoir, et que nous avons, pour ainsi dire, à chaque instant sous la main. Excepté les frivoles jouissances de la vanité et du pouvoir, nous pouvons trouver dans la situation la plus obscure (si nous y avons conservé notre liberté personnelle) toutes celles que peut offrir la situation la plus brillante; et les jouissances de la vanité et du pouvoir sont presque toujours incompatibles avec cette tranquillité parfaite, qui est la source de tous les plaisirs véritables. Il est au moins certain que nous ne jouissons pas de ces plaisirs dans une situation élevée, avec autant de charme et de sécurité que dans cet état modeste ou ignoré, qu'une inquiète activité nous porte à mépriser et à fuir. Examinez toutes les pages de l'histoire, rappelez-vous ce qui vous est arrivé dans le cercle de votre propre expérience, étudiez avec soin la con'duite de tous les hommes célèbres par leurs malheurs publics ou privés, et vous reconnaîtrez que la plupart de leurs infor tunes n'ont eu lieu, que parce qu'ils ont ignoré qu'il ne leur manquait rien pour être bien, et qu'ils n'ont paş su qu'ils devaient rester tranquilles et se trouver satisfaits. On peut appliquer avec justice, à l'avarice et à l'ambition trompées dans leurs poursuites, cette inscription gravée sur la tombe d'un homme qui avait essayé de perfectionner, par les médicaments, une constitution physique passablement bonne: J'étais bien, j'ai voulu étre mieux, et je suis ici.

Une observation constante, quoique très-bizarre, a fait reconnaître que, dans les malheurs sans remède, la plupart des hommes recouvraient plus facilement leur tranquillité naturelle, qu'ils ne la recouvraient dans les malheurs qui leur laissaient quelque espoir. C'est dans les infortunes de la première espèce, et au milieu des premières atteintes de la douleur, que l'on aperçoit toute la différence qu'il y a entre l'homme doué d'une âme forte, et celui dont l'âme est faible. Le temps, ce consolateur universel, rend graduellement à l'une la même tranquillité qu'un mouvement de dignité et d'empire sur luimême avait fait conserver d'abord à l'autre, et ce que nous avons dit de l'homme qui est obligé de prendre une jambe de bois, en peut servir de preuve. Dans les malheurs irréparables, tels que la mort de nos enfants, de nos parents, de nos amis, l'homme le plus sage s'abandonnera quelque temps à une douleur modérée; et une femme tendre, mais faible, sera quelquefois affectée jusqu'à l'égarement. Le temps cependant ne manque jamais tôt ou tard de la rendre aussi calme que l'homme du caractère le plus courageux. Mais celui-ci, dans tous les maux irréparables dont il est atteint, s'efforce d'anticiper en quelque sorte sur cette tranquillité, qu'il sait bien que le cours de quelques mois ou de quelques années doit infailliblement lui rendre.

Dans les malheurs qui, par leur nature, sont ou paraissent être susceptibles de remède, mais qui ne peuvent être réparés que par des moyens hors du pouvoir de la personne qui les subit, il est prouvé que par les tentatives inutiles qu'elle fait pour recouvrer sa première situation, par son agitation, par son inquiétude, par ses efforts vains et trompés, elle s'éloigne beaucoup plus de sa tranquillité naturelle, et se rend plus misérable pour le reste de sa vie, qu'elle ne l'aurait été, si elle eût éprouvé quelques-uns de ces malheurs irréparables, auxquels on se soumet après la crise du désespoir. Celui qui tombe de la faveur dans la disgrace, du pouvoir dans la nullité, de la richesse dans l'indigence, de la liberté dans l'esclavage, de l'état de santé dans un état de maladie ou languissant, ou douloureux, ou incurable, et qui se débat le moins possible contre son malheur, qui se soumet le plus promptement aux arrêts du sort, recouvre sa tranquillité plus tôt qu'un autre, et même envisage les circonstances les plus pénibles de sa situation, d'une manière moins désagréable et moins douloureuse que ne le fait peut-être le spectateur le plus indifférent. Les factions, les intrigues, les cabales troublent et occupent l'homme d'Etat disgracié et malheureux. Le banqueroutier est agité dans son sommeil, par la vue d'immenses richesses, ou par la combinaison des projets les plus extravagants. Le prisonnier, qui rêve sans cesse aux moyens de s'échapper, ne jouit pas même, dans sa prison, de l'insouciante sécurité qu'elle peut offrir. Les remèdes qu'un médecin ordonne sont souvent le plus grand tourment d'un malade incurable. Ce moine, qui, pour consoler Jeanne de Castille de la perte de son mari Philippe, lui parlait d'un roi rendu à la vie quatorze ans après sa mort, par les prières et les vœux de sa femme, avait pris un mauvais moyen pour calmer et guérir l'esprit troublé de cette malheureuse princesse. Elle tenta, en effet, une semblable expérience, avec l'espoir du succès. D'abord elle s'opposa longtemps aux funérailles de son mari; puis elle le fit ôter du tombeau, et veilla nuit et jour auprès de lui, attendant avec l'impatience et l'anxiété d'une folle espérance, le moment heureux où ses désirs et ses larmes rendraient à la vie l'époux qu'elle adorait [34].

Notre sensibilité pour les souffrances des autres, loin d'être incompatible avec l'empire sur soi-même, part du même principe. En effet, c'est le même principe qui, dans les malheurs d'autrui, nous porte à la compassion, et qui, dans nos propres malheurs, nous fait affaiblir et restreindre l'expression naturelle de notre douleur. C'est le même principe qui nous fait partager les succès et le bonheur des autres, et qui, lorsque nous sommes heureux nous-mêmes, nous porte à modérer l'accent de notre joie. Dans ces deux cas, la convenance de nos sentiments pour nous-mêmes est, pour ainsi dire, en proportion avec la vivacité et la force des sentiments que nous concevons pour les autres.

L'homme le plus vertueux, l'homme que nous aimons et révérons davantage, est celui qui joint à l'empire le plus étendu sur ses passions et sur son amour-propre, la sensibilité la plus exquise pour tout ce qui affecte et intéresse les autres. Car l'homme qui aux vertus douces, aimables et compatissantes, joint les vertus sévères et respectables, est sûrement l'objet propre de l'admiration et de l'amour.

Celui qui a été le mieux doué par la nature pour acquérir ce premier genre de vertu, est aussi le plus propre à acquérir les autres. L'homme qui ressent le plus vivement la joie et la douleur de ses semblables, est le mieux disposé pour se rendre maître de ses propres impressions. Il peut cependant ne pas arriver tout à fait à ce but, ou même en rester absolument éloigné: il peut avoir été nourri dans la mollesse et dans le repos, n'avoir jamais couru les hasards de la guerre, ou n'avoir jamais été exposé à l'injustice et aux orages des factions. Il peut n'avoir jamais éprouvé l'insolence de ses supérieurs, l'envie et la malignité de ses égaux, et reconnu l'immoralité de ses inférieurs; lorsque, dans un âge avancé, il vient à en faire l'épreuve, sa sensibilité, inexercée jusque-là, peut être trop vive. S'il avait tout ce qui rend capable d'acquérir de l'empire sur soi-même, il a manqué des occasions sans lesquelles il n'en pouvait contracter l'habitude. Les périls, les outrages, les revers, sont les seuls maîtres qui nous exercent à cette importante vertu; et il n'est personne qui recherche volontairement leurs sévères leçons.

Les situations dans lesquelles on peut cultiver plus facilement les vertus bienfaisantes qu'inspire l'humanité, ne sont pas celles où il est le plus aisé d'acquérir les vertus austères, qui tiennent à l'empire sur soi-même. Celui qui est dans l'abondance a plus de loisir pour faire attention aux besoins des autres; et l'homme qui est le plus exposé aux maux de la vie, est plus disposé à être maître de lui-même. Les vertus douces et bienfaisantes fleurissent et atteignent toute leur perfection dans les loisirs philosophiques d'une retraite tranquille et fortunée. Mais ce n'est pas là que nous avons lieu d'apprendre à gouverner nos passions. Cet empire sur elles, fruit des efforts les plus grands, les plus nobles, les plus sévères, ne s'acquiert qu'au milieu des orages, des factions et de la guerre, dans l'agitation et le tumulte des désordres civils. En passant par ces situations violentes, nous étouffons souvent la voix de l'humanité, ou nous la méprisons; et dès qu'on cesse de lui obéir, le principe même de l'humanité s'affaiblit bientôt. Comme le devoir d'un soldat est presque toujours de ne pas recevoir de quartier, son devoir aussi est souvent de n'en pas faire; et l'humanité de celui qui obéit fréquemment à cet affreux devoir, doit être bientôt extrêmement altérée. Pour souffrir moins du mal qu'il fait, il est obligé d'en détourner ses regards, et les circonstances où l'empire sur soi peut se déployer jusqu'à l'héroïsme, sont celles même qui, en forçant au pillage et au meurtre, diminuent toujours ou éteignent absolument ce respect sacré pour la propriété et la vie, qui est l'unique base de la justice et de l'humanité. Ces diverses observations nous expliquent comment des hommes très-humains, qui ont peu d'empire sur eux-mêmes, sont souvent les plus faibles, les plus indolents, les plus irrésolus, les plus facilement découragés des entreprises honorables par les difficultés et les périls; tandis que nous voyons, au contraire, les hommes accoutumés à cet empire sur soi, ne pâlir devant aucun danger, ne se laisser abattre par aucun revers, courir même au-devant des entreprises les plus téméraires et les plus incertaines; mais aussi être endurcis contre tous les sentiments de l'humanité et de la justice.

Dans la solitude, nous sentons trop fortement tout ce qui a rapport à nous-mêmes. Nous nous exagérons le bien que nous avons fait, et le mal que nous avons souffert. Nous sommes susceptibles de trop d'exaltation dans le bonheur, de trop d'abattement dans l'infortune. L'entretien de nos amis nous vaut mieux que la solitude, et la conversation d'un étranger que celle d'un ami.-L'idée abstraite d'un témoin impartial de nos sentiments et de notre conduite, la conscience, a besoin d'être éveillée par la présence d'un spectateur réel; et c'est toujours de ce spectateur dont nous attendons le moins de sympathie et d'indulgence, que nous pouvons recevoir les meilleures leçons d'empire sur nous-mêmes.

Êtes-vous dans le malheur? ne pleurez point dans l'obscurité de la retraite; ne réglez pas votre douleur sur l'indulgente sympathie que vos amis ont pour elle. Retournez le plus tôt que vous pourrez dans la société et dans le monde; consentez à vivre avec des étrangers, avec des hommes qui ignorent vos chagrins, ou qui n'y prennent aucun intérêt; n'évitez pas même de rencontrer vos ennemis. Donnez-vous, au contraire, le plaisir d'humilier leur maligne joie, en montrant une douleur modérée, et en paraissant, à leurs yeux, au-dessus des coups du sort.

Êtes-vous dans la prospérité? ne vous bornez pas à jouir de votre bonheur dans l'intérieur de votre maison, avec vos amis, avec vos flatteurs, ou peut-être avec ceux qui comptent sur votre fortune pour le rétablissement de la leur: fréquentez, au contraire, ceux qui ne dépendent pas de vous, ceux qui vous recherchent par estime pour votre caractère, et non pour votre prospérité. Ne fuyez ni ne cherchez la société des hommes qui furent autrefois vos supérieurs, et qui peuvent être blessés de vous trouver maintenant à côté ou au-dessus d'eux; leur insolence ou leur vanité peut vous les rendre désagréables: mais, s'il en est autrement, c'est la meilleure compagnie dans laquelle vous puissiez vivre; et si la simplicité de vos manières captive leur bienveillance, vous pouvez vous croire assez modestes et être sûrs que le bonheur n'a point troublé votre raison.

Nos sentiments moraux ne sont jamais si près d'être corrompus que lorsqu'un spectateur indulgent et partial est près de nous, tandis que le spectateur indifférent et impartial en est éloigné.

Les nations neutres sont les seuls juges désintéressés des nations indépendantes et ennemies; mais celles-ci sont si loin des autres pour en être jugées, qu'elles se trouvent, pour ainsi dire, hors de leur vue. Quand deux peuples sont en guerre, les citoyens de chaque pays font peu d'attention au jugement que les étrangers portent de leur conduite: ils n'ont pas d'autre ambition que l'approbation de leurs concitoyens; et comme, de chaque côté, tous ont les passions de chacun, la haine contre le peuple ennemi est le seul moyen de plaire à la multitude. Le spectateur partial et intéressé est là, et est là de tous côtés: tandis que celui qui est désintéressé se trouve placé à une très-grande distance. Aussi on ne voit presque jamais observer les règles de la justice dans la guerre et dans les négociations; la vérité et la loyauté y sont ordinairement méprisées. Les traités sont violés, et si leur violation peut avoir la moindre utilité, il est rare qu'elle entraîne aucun déshonneur. L'ambassadeur qui trompe les ministres d'une nation étrangère, est admiré et applaudi. L'homme équitable qui méprise les avantages que la ruse peut donner à lui ou à son adversaire, et qui aimerait encore mieux en laisser prendre sur lui que d'en acquérir par un tel moyen; celui, enfin, qu'on aimerait et qu'on estimerait le plus dans les transactions particulières, serait regardé comme un fou, ou un imbécile, dans les négociations politiques: il y deviendrait bientôt l'objet du mépris de ses concitoyens, et peut-être même de leur haine. Non-seulement les lois des nations sont fréquemment violées, sans que celui qui les viole encoure (du moins aux yeux de ses concitoyens) aucun déshonneur, mais ces lois mêmes ont été établies et convenues sans aucune attention à leur conformité aux premières, et aux règles les plus ordinaires de la justice. Une de ces règles est que jamais l'innocent ne doit souffrir ou être puni pour le coupable, quoiqu'il ait pu avoir quelque rapport involontaire avec lui. Cependant, dans les guerres les plus injustes, ce sont les sou verains ou leurs ministres qui, ordinairement, sont seuls coupables; les sujets sont toujours parfaitement innocents; nous voyons néanmoins les armées ennemies prendre, selon leur convenance, les biens des citoyens les plus paisibles, ravager leurs terres, incendier leurs maisons, et même leur donner la mort, ou les conduire en esclavage s'ils font la moindre résistance; et tout cela est parfaitement conforme à ce qu'on appelle les lois des nations.

Il y a souvent plus d'animosité entre des factions ennemies pour des causes religieuses ou pour des causes politiques, qu'entre des nations même en guerre l'une contre l'autre, et souvent aussi leur conduite est plus atroce. Les auteurs les plus graves, en établissant ce qu'on appelle les lois des factions, ont moins fait encore attention aux règles immuables de la justice, qu'en parlant de celles des nations. Jamais un homme de parti n'a mis en doute si l'on doit tenir sa, parole à un ennemi; et même les plus célèbres professeurs du droit civil ou ecclésiastique ont débattu entre eux, avec une sorte de fureur, la question de savoir, si on doit tenir sa parole à un rebelle, à un hérétique. Il n'est pas, ce me semble, nécessaire d'observer que ces ennemis publics, ces rebelles, ces hérétiques, ne sont autre chose (quand on en est venu aux plus violentes extrémités) que les infortunés qui ont le malheur de se trouver du parti le plus faible. Dans une nation déchirée par les factions, il y a, sans doute, bien peu d'hommes dont l'animosité contagieuse de l'esprit de parti n'ait pas corrompu le jugement. Si l'on en peut découvrir un seul, c'est un individu solitaire, isolé, sans aucuue influence, exclu des deux partis, privé de leur confiance par sa candeur et par sa vertu, et qui, parce qu'il est un des hommes les plus sages, devient précisément aussi un des plus inutiles. De tels hommes sont l'objet de la dérision, du mépris, et souvent même de l'aversion des chefs les plus violents dans les deux partis. Un véritable homme de parti hait et méprise la sincérité, et, en effet, cette vertu le rend, plus qu'aucun vice, incapable d'agir comme homme de parti. Le spectateur impartial est donc, dans toutes les circonstances possibles, à une très-grande distance de ceux qu'entraînent la violence et la rage des factions ennemies. On peut dire que, pour ceux-là, il existe à peine un tel spectateur sur la terre: ils vont même jusqu'à prêter leurs préjugés haineux à la Divinité, et ils la supposent animée de toutes leurs passions furieuses. Les factions et le fanatisme sont donc les plus fortes causes de la corruption de nos sentiments moraux.

Il me reste encore à observer, relativement à l'empire que nous acquérons sur nous-mêmes, qu'en admirant le courage et la fermeté avec laquelle un homme soutient les revers les plus accablants et les plus inattendus, nous supposons toujours sa sensibilité à ces revers assez vive, pour n'être modérée que par de grands et pénibles efforts. S'il pouvait exister un homme presque insensible aux douleurs corporelles, il ne serait pas admiré, pour avoir supporté les plus violentes tortures avec tranquillité et avec patience. De même, celui qui n'est pas né avec la crainte ordinaire de la mort, paraît presque sans mérite, lorsqu'il conserve son sang-froid dans les plus terribles dangers. Une des extravagances de Sénèque était de prétendre qu'à cet égard, le stoïcien devenait supérieur à Dieu même, puisque la sécurité de Dieu tenait à sa nature et en était la suite, au lieu que celle du sage lui était propre, et était le fruit de ses efforts.

Quelques hommes sont si sensibles à ce qui les affecte directement, que tout empire sur eux-mêmes leur est absolument impossible à acquérir. Aucun sentiment d'honneur ne peut réprimer la frayeur de celui qui se trouve mal, ou qui perd connaissance à la vue du danger; et il est douteux qu'une telle faiblesse puisse être jamais guérie par aucune tentative et par aucun effort.


 
Chapitre IV. De la nature des illusions que nous nous faisons sur nous-mêmes; de l'origine et de l'usage des règles generals
Il n'est pas nécessaire que le spectateur impartial de notre conduite soit éloigné de nous, pour que la rectitude des jugements que nous en portons se trouve altérée, lors même que ce spectateur est présent; la violence et l'injustice de nos passions suffit quelquefois pour que nous envisagions intérieurement les choses d'une manière contraire à la vérité.

Il y a deux occasions différentes dans lesquelles nous examinons notre conduite, et dans lesquelles nous cherchons à la voir avec les yeux d'un spectateur impartial. La première a lieu quand nous sommes prêts à agir; la seconde, quand nous avons agi: nous sommes disposés à la partialité dans ces deux cas; et nous en sommes d'autant plus susceptibles, qu'il nous serait plus important de n'en point avoir.

Quand nous sommes prêts à agir, la véhémence de nos passions nous permet rarement d'examiner, avec le désintéressement d'une personne indifférente, ce que nous allons faire. Les émotions qui nous agitent, changent pour nous la couleur des objets, même quand nous voulons nous mettre à la place d'un autre, et considérer ces objets sous le point de vue où il les verrait lui-même. La violence de nos passions nous ramène constamment à notre propre place; et de là, l'amour de soi exagère ou déguise tout. Si nous voyons les objets tels que les autres les peuvent voir et juger, ce n'est, pour ainsi dire, qu'un moment, à l'aide d'une lueur passagère, qui s'évanouit aussitôt, et qui, même pendant sa durée, ne nous fait pas apercevoir la vérité tout entière. Nous ne pouvons jamais alors nous séparer entièrement des préventions que notre situation nous donne, ni renoncer en juge équitable aux subtilités que nos passions nous inspirent. Les passions alors, dit Malebranche, se justifient toutes elles-mêmes, et nous paraissent raisonnables, et proportionnées à leur objet, aussi longtemps qu'elles nous agitent.

Quand une action est faite, et que les passions qui l'ont déterminée sont calmées, nous pouvons entrer plus froidement dans les sentiments d'un spectateur impartial: ce qui nous intéressait avant d'avoir agi, nous devient souvent après presque aussi indifférent qu'à lui-même, et nous pouvons nous examiner et nous juger avec impartialité. L'homme d'aujourd'hui n'est plus l'homme d'hier; il n'est plus agité des mêmes passions: quand leur crise est passée, il arrive ce qui a lieu quand: les crises de la douleur sont aussi passées dans l'un et dans l'autre cas, nous envisageons intérieurement, et notre conduite, et notre situation, avec les yeux sévères du juge le plus impartial. Mais nos jugements sont alors peu importants, auprès de ce qu'ils étaient avant d'avoir agi; ils n'amènent guère que de vains regrets et un inutile repentir, sans nous préserver même dans l'avenir de semblables erreurs. Il est cependant rare qu'après l'action, nous soyons tout à fait exempts de prévention. L'opinion que nous avons de notre caractère, dépend de la manière dont nous jugeons notre conduite passée: il est si désagréable de mal penser de nous-mêmes, que nous détournons souvent volontairement nos yeux des circonstances qui nous en feraient juger défavorablement. On dit qu'un chirurgien est hardi et courageux, quand sa main ne tremble pas lorsqu'il fait une opération sur lui-même. L'homme qui ne balance point à lever le voile mystérieux des illusions des passions jeté sur notre conduite, n'est pas moins hardi. Trop souvent, plutôt que d'avoir à nous blâmer nous-mêmes, nous cherchons lâchement et follement à exaspérer de nouveau les passions qui nous avaient déjà égarés; nous travaillons à réveiller de vieilles haines et des ressentiments éteints, et en nous exerçant à atteindre ce coupable but, nous persévérons dans l'injustice, uniquement parce que nous avons été injustes une fois, et que nous sommes effrayés et honteux de le reconnaître.

Telle est la partialité avec laquelle les hommes jugent leur conduite, soit avant, soit après avoir agi; et tels sont les obstacles qui les empêchent de l'envisager du même œil qu'elle l'est par les autres. Mais s'ils jugeaient leur conduite par une faculté propre (telle qu'on suppose être le sens moral), s'ils étaient véritablement doués d'une puissance de perception particulière, qui leur fit discerner la perfection ou l'irrégularité de leurs inclinations et de leurs sentiments, il est évident qu'étant plus près de leurs propres passions que de celles des autres, il les jugeraient mieux.

Cette continuelle illusion sur nous-mêmes, cette funeste faiblesse de l'esprit humain, est la source de la plupart des désordres qui troublent la vie. Si nous voyions nos erreurs et nos défauts comme ils sont vus par les autres, ou comme ils les verraient si nous étions bien connus d'eux, chacun se corrigerait bientôt, ou bien personne ne pourrait jeter les yeux sur lui-même.

La nature, cependant, ne nous a pas absolument abandonnés aux illusions de l'amour-propre, et n'a pas voulu laisser sans remède de si grandes sources d'erreurs. Les observations habituelles que nous faisons sur les autres, nous conduisent à reconnaître certaines règles générales sur ce qui doit être fait ou évité. Il est certaines actions qui blessent constamment nos sentiments naturels; nous entendons tout le monde exprimer l'horreur et l'aversion qu'elles inspirent, et cette opinion universelle confirme et exalte la certitude intime que nous avons de leur inconvenance. Nous sommes satisfaits de voir les autres les juger comme nous les jugeons, et de reconnaître que nous les avons envisagées avec vérité: nous prenons la résolution de ne point nous en rendre coupables, et même de ne devenir, par aucune cause, l'objet de la désapprobation universelle. Nous reconnaissons ainsi nous-mêmes, comme règle générale, que telles actions doivent être évitées, parce qu'elles tendent à nous rendre l'objet du mépris, de l'aversion, de la vengeance, en un mot, de tous les sentiments qui nous inspirent le plus d'effroi. D'autres actions, au contraire, excitent notre approbation: chacun l'exprime autour d'elles, et s'empresse de les honorer et de les récompenser; elles inspirent tous les sentiments que nous désirons naturellement obtenir: l'amour, la reconnaissance, l'admiration. Nous aspirons donc à faire de semblables actions, et nous reconnaissons ainsi des règles d'un autre genre, qui nous portent à rechercher toutes les occasions de nous distinguer en les observant.

C'est ainsi que les règles générales de la morale ont été formées. Elles sont fondées sur ce que nos facultés intellectuelles, et notre sentiment naturel du bien et du mal, nous ont fait approuver ou désapprouver constamment dans une suite de circonstances particulières. Nous n'approuvons originellement ni'ne désapprouvons aucune action, parce qu'en l'examinant elle paraît conforme ou opposée à certaines règles générales: mais les règles générales, au contraire, se sont établies en reconnaissant, par l'expérience, que les actions d'une certaine nature et composées de certaines circonstances, sont généralement approuvées ou désapprouvées [35]. L'homme qui est, pour la première fois, témoin d'un meurtre commis par l'avarice, par l'envie, ou par un ressentiment injuste, et sur quelqu'un qui aimait le meurtrier et qui se fiait à lui; l'homme qui voit les derniers tourments de la victime expirante, qui entend ses derniers accents reprocher au meurtrier sa trahison plus encore que sa barbarie; un tel homme, dis-je, pour reconnaître combien cette action est criminelle, n'a pas besoin de réfléchir qu'une des règles les plus sacrées de la morale est celle qui défend d'ôter la vie à une personne innocente, que le meurtre est une violation de cette règle, et qu'il mérite conséquemment le blâme il est évident que l'horreur qu'il en éprouve, naît instantanément et antérieurement à toute règle générale reconnue par lui. Les règles générales qu'il se forme ensuite, sont, au contraire, le résultat de son horreur naturelle pour un tel crime et pour toutes les actions du même genre [36].

Quand nous trouvons, dans une histoire ou dans un roman, le récit de quelque action généreuse ou vile, notre admiration pour l'une et notre mépris pour l'autre ne viennent pas de la réflexion que nous faisons que certaines règles générales déclarent dignes d'admiration toutes les actions de la première espèce, et dignes de mépris toutes celles de la seconde. Ces règles générales sont toutes le résultat de l'expérience des effets que ces diverses actions produisent constamment sur nous.

Une action généreuse, une action respectable, une action criminelle, obtiennent naturellement, à la personne qui les fait, l'amour, le respect, ou l'horreur du spectateur. Les règles générales qui prononcent que ces actions sont ou ne sont pas l'objet de chacun de ces sentiments, ne peuvent avoir été formées qu'en observant les actions mêmes qui les excitent actuellement et certainement.

Lors donc que ces règles générales ont été établies, lorsqu'elles ont été reconnues et adoptées par des sentiments communs à tous les hommes, nous en appelons à elles, comme au type de nos jugements, toutes les fois que nous voulons décider quel degré de louange ou de blâme est dû à certaines actions dont la nature est douteuse et compliquée. Nous citons alors ces règles, comme la base de ce qui est juste ou injuste: c'est ce qui a conduit plusieurs auteurs respectables à supposer dans leurs systèmes de morale, que le premier jugement des hommes sur le bien et le mal s'était formé en quelque sorte comme les jugements des cours de judicature, en établissant d'abord, certaines règles générales, et en examinant ensuite quel rapport l'action qu'on voulait juger pouvait avoir avec elles.

Ces règles générales, une fois gravées dans notre esprit par des réflexions habituelles, nous servent à corriger les rapports infidèles de notre amour-propre, sur ce que nous devons faire dans notre situation particulière. L'homme agité par les fureurs du ressentiment, s'il s'abandonne à tout ce que cette passion lui inspire, regardera la mort de son ennemi comme une faible compensation du mal qu'il lui a fait, quoique ce mal ne soit peut-être qu'une provocation légère. Mais ses observations sur la conduite et sur les sentiments des autres lui ont appris l'horreur qu'inspirait une vengeance sanguinaire. A moins que son éducation n'ait été négligée, il s'est accoutumé à regarder comme un devoir sacré de s'en abstenir. Ce devoir conserve assez d'empire sur lui pour le rendre incapable d'une semblable action; cependant la violence de son caractère peut être telle, que s'il eût considéré cette action avant d'avoir reconnu la manière dont elle était envisagée par les autres, il l'aurait trouvée juste, convenable, et qu'il l'aurait même crue digne d'être approuvée par un spectateur impartial. Mais son respect pour une règle générale que l'expérience lui a fait adopter, réprime l'impétuosité de ses sentiments, et l'aide à rectifier la partialité avec laquelle l'amour-propre lui fait voir ce qu'il convient de faire dans sa situation. S'il s'abandonne à sa passion jusqu'à violer cette règle, alors même il ne perd pas entièrement le respect qu'il était accoutumé à lui porter; à l'instant d'agir, à ce moment où l'émotion est au plus haut degré, il hésite encore, et frémit à l'idée du crime qu'il va commettre il sent au fond de son cœur, qu'il va violer des lois que dans le calme de son âme il avait juré de ne jamais enfreindre, dont l'infraction, a attiré sur d'autres et attirera sur lui la désapprobation et l'horreur: prêt à prendre la dernière et fatale résolution, il éprouve toutes les anxiétés du doute et de l'incertitude. Il est saisi d'effroi, à la seule pensée de braver une loi sacrée parmi les hommes, et en même temps il y est poussé par la fureur et l'aiguillon de ses passions; il change sans cesse de projet. Quelquefois il veut se rattacher au devoir qu'il était près d'oublier, et il se résout à vaincre une passion qui répandrait sur toute sa vie l'amertume de la honte et du remords; le calme rentre un moment dans son âme à la vue de la sécurité dont il peut s'assurer, en ne s'exposant pas aux horreurs du crime: mais aussitôt la passion renaît; elle renaît avec une nouvelle violence, et le précipite dans l'abîme que tout à l'heure il avait résolu d'éviter. Accablé et déchiré de tant de mouvements contraires, une sorte de désespoir lui fait enfin franchir irréparablement le dernier pas; mais il le franchit avec la même terreur et le même effroi qui portent un homme poursuivi par un ennemi, à se jeter lui-même dans un précipice, où il voit une mort plus certaine que celle qu'il était prêt à recevoir. Telles sont les agitations et les pensées de l'homme criminel, même en consommant son crime, quoique alors, sans doute, il en sente moins la monstruosité qu'après l'avoir commis; car, aussitôt que sa fureur est assouvie, il commence à voir ce qu'il a fait du même œil que les autres le voient, et il reconnaît qu'il n'a prévu qu'incomplétement ce qu'est l'aiguillon du remords attaché pour jamais au fond de son cœur.


 
Chapitre V. De l'influence et de l'autorité des règles générales de la morale, et qu'elles sont justement regardées comme des lois émanées de la Divinité meme
Notre respect pour ces règles générales de conduite est ce qu'on appelle proprement le sentiment du devoir. C'est un principe très-important dans la vie humaine, et le seul par lequel la masse des hommes puisse être dirigée dans ses actions. Beaucoup de gens ont toujours agi avec convenance, et ont évité pendant le cours entier de leur vie toute action blâmable, sans cependant avoir jamais éprouvé eux-mêmes le sentiment. d'après lequel nous avons approuvé leur conduite. Ils ont uniquement agi d'après les règles qu'ils ont vues établies. Un homme qui a reçu d'un autre de grands bienfaits, peut, par la froideur naturelle de son caractère, n'éprouver qu'une trèsfaible reconnaissance. Si on lui a donné une bonne éducation, on lui aura souvent fait observer combien toutes les actions qui dénotent ce manque de sensibilité, inspirent d'aversion, et combien les actions qui indiquent des dispositions contraires, paraissent aimables. Quoique son cœur ne soit pas susceptible de toute la chaleur de la reconnaissance, il voudra agir comme s'il l'éprouvait, et il aura, pour son bienfaiteur, tous les égards et tous les soins que la plus vive gratitude peut suggérer. Il le verra souvent; il le traitera avec respect; il n'emploiera jamais, en parlant de lui, que les expressions de la vénération et de la reconnaissance; il cherchera même avec soin l'occasion de lui rendre les services qu'il en a reçus. Il peut se conduire ainsi, sans aucune dissimulation blàmable, sans aucune hypocrisie, sans intention cachée d'obtenir de nouveaux bienfaits, et sans aucun dessein d'en imposer sur ses sentiments, ni au public, ni à son bienfaiteur: il peut, en tout cela, n'avoir d'autres motifs et d'autres vues que son respect pour un devoir reconnu, et le désir vif et sincère de le remplir. Une femme peut aussi ne pas éprouver pour son mari toute la tendresse qu'exige leur union; elle s'efforcera, cependant, d'agir comme là ressentant, si elle a reçu quelques principes de vertu; elle voudra être attentive, douce, fidèle, sincère; elle craindra de manquer à quelques-uns des soins que le sentiment de l'amour conjugal aurait pu lui dicter. Un tel ami et une telle femme ne sont cependant pas les meilleurs entre les femmes et les amis; et quoiqu'ils désirent sincèrement l'une et l'autre remplir tous leurs devoirs, ils manqueront souvent de ces soins tendres et délicats; ils négligeront ces occasions fugitives d'attacher et de plaire, qu'un sentiment plus profond et plus convenable à leur situation n'aurait pas laissé échapper. Quoiqu'ils ne soient pas au premier rang entre les meilleurs amis et entre les meilleures femmes, ils sont peut-être au second; et si le respect des règles généra les de la morale leur a été fortement imprimé, ils ne manqueront jamais à aucune partie essentielle de leurs devoirs. Mais, dans une situation telle que la leur, il faut les plus heureuses données de la nature pour satisfaire à tout ce qu'elle demande, et pour se conduire toujours de la manière la plus régulière et la plus parfaite; la plupart des hommes, étant élevés dans des principes peu délicats, ne sauraient atteindre ce degré de perfection. Mais il n'y a personne qui ne soit susceptible de recevoir de l'habitude, de l'éducation, de l'exemple, un respect des règles générales, assez fort pour le déterminer à se conduire presque toujours d'une manière convenable, et pour éviter toute sa vie d'encourir véritablement le blâme.

Sans ce respect sacré pour les règles générales de la morale, il n'est possible de compter sur la conduite de personne. Cette possibilité fait la différence essentielle qui se trouve entre un homme qui a des principes et de l'honneur, et l'homme incertain et vil qui n'en a pas. L'un adhère toujours avec constance et avec fermeté à ces règles, et tient toute sa vie la même conduite; l'autre agit au hasard, et selon qu'il est dominé par son humeur, par son intérêt ou par les circonstances. Telles sont même les inégalités d'humeur auxquelles tous les hommes sont sujets, que, sans ces règles générales, celui qui, de sangfroid, porte dans sa conduite le sentiment le plus délicat de ce qui est bien, peut se laisser aller à agir de la manière la plus déraisonnable pour les moindres causes, et sans qu'il soit pos sible de lui trouver un motif sérieux. Votre ami peut venir vous voir au moment où vous êtes disposé à trouver toute visite importune. Ses prévenances alors peuvent ne vous paraître que des importunités; et si vous vous abandonniez à vos impressions, quoique poli dans vos manières, vous le traiteriez bientôt avec une froideur repoussante: si vous ne vous conduisez pas ainsi, c'est seulement parce que les règles générales de la politesse vous le défendent. Le respect habituel que l'expérience vous a fait prendre pour ces règles, vous rend capable, dans de telles occasions, d'agir avec décence, et vous fait réprimer ces inégalités de caractère qui influent trop sensiblement sur la conduite de tous les hommes. Mais si le défaut d'attention pour ces règles générales fait souvent manquer aux devoirs de politesse (trop faciles en eux-mêmes, pour que personne ait un motif sérieux de les violer), qu'en arriverait-il de ceux de la justice, de la vérité, de la chasteté, de la bonne foi, qu'il est quelquefois si difficile d'observer, et qu'on a tant de motifs d'enfreindre? Un certain degré d'observation de ces devoirs est heureusement nécessaire à l'existence de la société, qui s'anéantirait bientôt si l'on n'avait soin d'inspirer généralement aux hommes du respect pour ces importantes règles de conduite.

Ce respect augmente encore par l'opinion que la nature nous inspire d'abord, et qu'ensuite la raison et la philosophie, viennent confirmer, que les règles les plus importantes de la morale ne sont autre chose que des commandements et des lois émanées de la Divinité même, qui doit un jour en récompenser la pratique et en punir la transgression.

Je sais que cette opinion, ou plutôt cette crainte, nous a d'abord été inspirée par la nature. En effet, les hommes sont naturellement portés à attribuer leurs sentiments et leurs passions à ces êtres mystérieux, qui sont, dans tous les pays, l'objet des craintes religieuses; et ne connaissant que leurs propres passions, ils ne peuvent en imaginer d'autres. Ces intelligences inconnues, qu'ils se figurent, mais qu'ils ne peuvent voir, leur paraissent avoir quelque espèce de ressemblance avec les êtres intelligents qu'ils connaissent. Pendantles ténèbres et l'ignorance du paganisme, les hommes s'étaient formé des idées si grossières de la Divinité, qu'ils lui attribuaient indistinctement toutes leurs passions, même celles qui honorent le moins notre espèce, telles que la faim, l'avarice, l'envie, la vengeance. Ils ne pouvaient donc s'empêcher d'attribuer aux êtres qu'ils admiraient à cause de la supério`rité de leur nature, ces sentiments et ces qualités, ornements de l'humanité, et qui semblent la rapprocher de la perfection divine, telles que l'amour de la vertu, la bienfaisance, l'horreur du vice et de l'injustice. Un homme opprimé prenait Jupiter à témoin de l'injustice qui lui était faitę, persuadé qu'elle enflammerait ce dieu d'indignation, comme tout homme qui l'aurait vu commettre. L'oppresseur sentait qu'il était devenu le juste objet de la haine et du ressentiment de ses semblables, et une crainte naturelle lui faisait attribuer les mêmes sentiments aux êtres tout-puissants et redoutables, dont on ne peut fuir la présence ni braver le pouvoir; ces espérances, ces soupçons et ces craintes naturelles étaient propagés par la sympathie, et confirmés par l'éducation: et l'on regardait partout les dieux comme des êtres qui récompensaient l'humanité et la bienfaisance, et qui vengeaient l'injustice et la perfidie. Ainsi, la religion, même la plus grossière, sanctionna les règles générales de la morale, longtemps avant les siècles de la philosophie et d'une raison acquise. Il importait trop au bonheur des hommes, que les terreurs religieuses fortifiassent ainsi le sentiment naturel du devoir, pour que la nature laissât dépendre ce sentiment des lentes et incertaines recherches de la philosophie.

Ces recherches cependant, lorsqu'elles curent lieu, vinrent aussi confirmer l'instinct originel et premier de la nature. Quelle que soit la cause à laquelle on rapporte nos facultés morales, que ce soit à certaines modifications de notre raison, ou à cet instinct originel, appelé sens moral, ou à tout autre principe de notre nature, on ne peut douter qu'elles ne nous aient été données pour diriger notre conduite. Elles portent avec elles les caractères évidents de cette destination; ce qui prouve qu'elles ont été données pour être les arbitres suprê mes de toutes nos actions, pour gouverner tous nos sentiments, tous nos penchants, toutes nos passions, et pour juger jusqu'à quel point chacune d'elles doit être réprimée ou suivie. Nos facultés morales ne sont pas (comme on l'a quelquefois prétendu) placées sur le même rang que d'autres facultés propres de notre nature: elles ne sont pas plus destinées à réprimer celles-ci, que celles-ci à réprimer les autres. Aucune de nos facultés, en particulier, n'est destinée à être juge d'une autre. L'amour ne doit point juger le ressenliment, ni le ressentiment juger l'amour. Ces deux passions peuvent être opposées l'une à l'autre, ou être différentes; mais il serait impropre de dire qu'elles peuvent s'approuver ou se désapprouver réciproquement: au lieu que le but particulier des facultés morales dont nous parlons est d'approuver ou de désapprouver tous les principes de nos actions. Ces facultés sont comme une espèce de sens, dont les principes de nos actions deviennent les objets propres. On ne peut appeler des jugements de l'œil sur la beauté des couleurs; de ceux de l'oreille sur l'harmonie des sons, ni de ceux du goût sur le charme des saveurs. Chacun de nos sens juge en dernier ressort des objets qu'il perçoit: ce qui satisfait le goût, est agréable; ce qui plaît aux yeux, est beau; ce qui flatte l'oreille, est harmonieux. L'essence de chacune de ces qualités est de satisfaire celui de nos sens auquel elle s'adresse. Il appartient de même à nos facultés morales de décider quand notre oreille doit être flattée, quand nos yeux doivent être enchantés, quand notre goût doit être satisfait, quand et jusqu'à quel degré nous devons obéir à chaque principe de nos actions, ou lui résister. Ce qui satisfait nos facultés morales est bien, est juste, et doit être fait: ce qui les blesse, est nuisible, est mal, et doit être évité; les sentiments qu'elles approuvent sont agréables et doivent être suivis; les sentiments qu'elles désapprouvent, sont inconvenables, et doivent être réprimés. Les mots mêmes de bon et de mauvais, de juste et d'injuste, de convenable et d'inconvenable, d'agréable ou de désagréable, n'expriment autre chose que ce qui leur plaît ou ce qui leur ́ déplaît.

D'après cela, les règles générales qui sont, pour ainsi dire, les jugements de nos facultés morales, et qui nous ont été données pour nous régler et nous gouverner, ont été regardées comme des préceptes et des lois mêmes de la Divinité, promulguées par cette espèce d'interprète de ses volontés, qu'elle a placé dans chacun de nos cœurs. C'est d'après cette opinion qu'on a donné le nom de lois à toutes les règles générales. Les règles générales que les corps observent dans la communication du mouvement, sont appelées lois du mouvement. Mais ce nom convient encore davantage à ces règles générales qui suivent nos facultés morales, en approuvant ou en condamnant les sentiments et les actes soumis à leur examen. Elles ont, en effet, une beaucoup plus grande ressemblance avec ce qu'on appelle proprement lois, avec ces règles générales par lesquelles les souverains déterminent la conduite de leurs sujets; elles sont, comme elles, destinées à diriger les actions volontaires des hommes; elles sont établies par une autorité suprême, et accompagnées aussi de la sanction des récompenses et des châtiments. Elles ont été placées, par Dieu, au fond de nos cœurs, comme ses mandataires, pour y punir infailliblement leur violation, par la honte et le remords, et pour y récompenser fidèlement leur exécution, par la paix et le contentement intérieur.

Une foule d'autres considérations confirment encore cette opinion. Le bonheur des hommes et celui de toutes les autres créatures raisonnables paraît avoir été le but primitif de l'auteur de la nature en les créant. Celulà seul aussi paraît digne de la suprême sagesse et de la suprême bonté qu'on lui attribue nécessairement et cette opinion, à laquelle nous sommes conduits par l'idée abstraite des perfections divines, est sans cesse confirmée par l'observation de tous les ouvrages de la nature, qui paraissent généralement destinés à nous rendre heureux, et à empêcher que nous ne soyons misérables. En outre, lorsque nous suivons les règles dictées par les jugements de nos facultés morales, nous contribuons nécessairement au bonheur de nos semblables, nous coopérons, en quelque manière, à l'ouvrage de la' Divinité, et nous concou rons, autant qu'il est en nous, à l'exécution du plan arrêté par sa providence éternelle. En agissant d'une manière contraire, nous contrarions l'ordre établi par l'auteur de la nature pour le bonheur et la perfection du monde, et nous nous déclarons, pour ainsi dire, ennemis de son auteur. Dans la première hypothèse, nous sommes nécessairement soutenus et encouragés par l'espoir d'obtenir sa bienveillance et d'être récompensés par lui; et, dans la seconde, nous redoutons sa vengeance et ses châtiments.

Il y a encore beaucoup d'autres raisons et d'autres principes qui tendent à confirmer et à graver, pour ainsi dire, dans nos cœurs cette doctrine salutaire. Si nous considérons les règles générales par lesquelles les biens et les maux sont distribués en ce monde, nous reconnaîtrons que nonobstant le désordre apparent dans lequel ils paraissent distribués, chaque vertu, cependant, y trouve sa récompense, et la récompense la plus propre à l'encourager; et qu'il faut un concours de circonstances véritablement extraordinaires, pour qu'elle lui soit refusée. Quelle est la récompense la plus encourageante pour l'industrie, la prudence, la circonspection? c'est le succès dans toutes sortes d'entreprises, et il est impossible que, dans le cours entier d'une vie, ces qualités n'y arrivent pas. Les richesses et les dignités sont leur récompense propre, et il est rare qu'elles manquent de les acquérir. Quelle est la récompense la plus capable d'exciter à la pratique de la justice, de la bonne foi, de l'humanité? C'est la confiance, c'est l'estime, c'est l'amour de ceux avec qui l'on vit. L'amour des hommes fait désirer d'être aimé d'eux, et non de leur être supérieur: un homme juste et vrai ne désire point d'être riche; mais la confiance qu'il inspire est le plus doux des biens qu'il puisse posséder. Une circonstance extraordinaire et malheureuse peut faire soupçonner d'un crime celui qui en est le plus incapable, et il peut, par ce seul soupçon, rester injustement exposé à l'horreur et à l'aversion générale: il peut perdre inopinément ainsi tout son bonheur, malgré sa probité et son innocence, comme l'homme le plus prudent, malgré sa circonspection, peut être ruiné par un tremblement de terre, ou par une inon dation. Un événement du premier genre est peut-être encore plus rare et plus contraire que le second, au cours ordinaire des choses; et il est toujours vrai de dire que la pratique de la justice, de l'humanité, de la bonne foi, est un moyen infaillible d'atteindre le but auquel tendent ces vertus, je veux dire la confiance et l'affection de ceux avec lesquels on vit. On peut, dans une circonstance particulière, défigurer la manière dont un homme agit; mais il est difficile. de peindre sa conduite entière sous des couleurs absolument fausses. On peut attribuer un crime à un innocent; mais cela même arrive rarement. Tandis qu'au contraire, une certaine réputation de probité nous porte souvent à justifier, malgré de fortes présomptions, celui qui est vraiment coupable. Un fripon échappe quelquefois ainsi au mépris, ou même recueille des applaudissements pour une friponnerie cachée, dans laquelle on n'a pas connu toute sa conduite. Mais personne n'est soupçonné souvent et généralement de ce dont il n'a jamais été coupable, et un homme véritablement malhonnête manque rarement d'être connu pour tel. Tant que le vice et la vertu seront récompensés et punis par les sentiments et les jugements des hommes, le cours ordinaire des choses leur fera toujours obtenir un peu au delà de ce qu'une exacte justice pourrait leur accorder.

Mais, quoique les règles générales, d'après lesquelles la prospérité et le malheur sont dispensés parmi nous, paraissent (du moins aux yeux de la philosophie) parfaitement adaptées à la situation des hommes en ce monde, elles sont cependant contraires à quelques-uns de leurs sentiments naturels. Nous admirons, par exemple, et nous aimons tellement certaines vertus, que nous voudrions les honorer et les récompenser sans mesure, et même comme le méritent d'autres vertus ou d'autres qualités, dont nous savons bien que celles-là ne sont pas toujours accompagnées. Notre haine pour quelques vices est si forte encore, que nous désirerions les voir punis par les malheurs et par tous les revers possibles, sans excepter. même ceux qui sont les conséquences naturelles de vices trèsdifférents. La générosité, la justice, la grandeur d'âme com tous mandent tellement l'admiration, que nous souhaiterions les voir couronnées par les richesses, par le pouvoir, par les honneurs, avantages qui sont les récompenses et les suites naturelles de l'industrie et du travail, dont les vertus dont nous parlons ne sont pas toujours accompagnées. La fraude, la dissimulation, la violence excitent d'un autre côté tant d'horreur et de mépris, que nous sommes indignés de voir les hommes souillés par ces vices, obtenir des avantages qu'ils paraissent, sous d'autres rapports, avoir mérités par leur industrie et leur activité. Un fripon industrieux cultive son champ; l'honnête homme indolent laisse le sien sans culture: qui est-ce qui doit recueillir la moisson? qui est-ce qui doit mourir de faim et vivre dans l'abondance? Le cours naturel des choses décide, dans ce cas, pour le fripon, et le sentiment naturel des hommes, en faveur de l'honnête homme. Nous trouvons que l'activité de l'un a été trop récompensée par les avantages qu'elle lui a procurés, et que la négligence de l'autre serait trop punie par les malheurs qui la suivraient naturellement; les lois humaines, qui sont fondées sur les sentiments des hommes, ôtent donc la vie au fripon industrieux qui entretient ́ l'abondance, et accordent des récompenses signalées au citoyen honnête, que son insouciance rend presque inutile à la société. C'est ainsi que l'homme est porté par la nature à rectifier, en quelque manière, l'ordre de choses qu'elle avait ellemême disposé dans d'autres vues. Les règles qu'elle lui fait suivre alors, ne sont pas celles qu'elle-même observe: elle donne à chaque vertu et à chaque vice la récompense ou le châtiment le plus propre à encourager l'un, et à prévenir l'autre. Elle n'a pas d'autre but, et fait peu d'attention aux différents degrés de mérite ou de démérite que l'on a aux yeux des passions humaines. Mais les hommes, au contraire, ne s'attachent qu'au degré du mérite ou du démérite, et voudraient que chaque vice ou chaque vertu fùt puni ou récompensé précisément en proportion du mépris, de l'horreur, ou de l'amour et de l'estime que l'un ou l'autre leur inspirent. La nature et l'homme suivent chacun les règles qui leur conviennent; mais toutes ces règles diverses tendent à la meme fin générale, à l'ordre de l'univers, à la perfection et au bonheur de la nature humaine.

Quoique l'homme serve ainsi à modifier l'ordre que les choses suivraient naturellement si elles étaient livrées à ellesmêmes; quoique, semblable aux divinités des poëtes, il cherche continuellement des moyens extraordinaires de soutenir la vertu contre le vice; quoiqu'il s'efforce, comme eux, de détourner le trait qui menace la tête de l'homme vertueux, et d'accélérer les coups qui peuvent anéantir le méchant, il est néanmoins hors de son pouvoir de rendre le destin de l'un et de l'autre tel qu'il le désirait. Le cours naturel des choses ne peut pas être entièrement dirigé par ses efforts impuissants; leur mouvement est trop rapide et trop fort pour être arrêté par lui; et quoique les lois qui dirigent ce mouvement, semblent avoir été choisies dans les vues les plus utiles et les plus sages, elles peuvent amener des effets, qui blessent tous nos sentiments naturels. Que les combinaisons d'un grand nombre d'hommes l'emportent sur les combinaisons d'un seul; que .ceux qui ont formé une entreprise, étant assurés de tous les moyens de succès, réussissent plutôt que ceux qui ont négligé de les prendre; que chaque fin soit atteinte uniquement à l'aide de ce que la nature avait préparé pour y arriver; tout cela paraît être conforme à une règle immuable, nécessaire, et même utile et propre à exciter l'activité et l'attention des hommes. Cependant, lorsqu'en conséquence de cette règle nous voyons la violence et la fraude prévaloir sur la justice et sur la bonne foi, quelle indignation s'élève dans tous les cœurs! Quel intérêt et quelle compassion ne nous inspirent pas les souffrances de l'innocent, et quel ressentiment et quelle fureur ne s'élèvent pas en nous à la vue du triomphe de l'oppresseur! Nous sommes également affectés et révoltés de l'injustice, et impuissants à la réparer. Quand nous désespérons de voir son triomphe renversé sur la terre, nous en appelons au ciel, et nous espérons que l'auteur de la nature exécutera dans l'autre vie ce que tous les principes. qu'il nous avait donnés pour diriger notre conduite, nous portaient à tenter dans celle-ci. Nous nous flattons qu'il achèvera l'ouvrage qu'il nous a fait commencer, et qu'il rendra à chacun dans un autre monde ce qu'il a mérité dans celui-ci. Ainsi nous sommes portés à croire à une autre vie, non-seulement par les faiblesses, par les espérances et par les craintes. propres à notre nature, mais aussi par les plus nobles principes qui lui appartiennent, par l'amour de la vertu et par l'horreur du vice et de l'injustice.

«Convient-il à la grandeur de Dieu,» disait l'éloquent et philosophe évêque de Clermont (avec cette force passionnée d'imagination qui exagère tout et passe quelquefois les bornes), «convient-il à la grandeur de Dieu de laisser le monde qu'il «a créé dans un désordre si universel? de voir le méchant l'emporter sans cesse sur le juste? de voir l'innocent dé trôné par l'usurpateur; le père devenir la victime de l'am «bition d'un fils dénaturé; l'époux expirant sous les coups «d'une épouse barbare et infidèle? Dieu peut-il voir du haut «de sa grandeur ces tristes événements, comme un simple amusement sans y prendre aucune part? Faut-il, parce qu'il «est grand, qu'il soit faible, injuste ou barbare? Faut-il, parce «que les hommes sont peu de chose, qu'ils soient dissolus sans châtiment, ou vertueux sans récompense? Grand Dieu! «si tel est le caractère de votre essence suprême, si c'est vous «que j'adore sous ces affreuses idées, puis-je vous reconnaître plus longtemps pour mon père, pour mon protecteur, pour «le consolateur de mon chagrin, pour le soutien de ma fai»blesse, pour le rémunérateur de ma fidélité? Non: vous ne seriez pour moi qu'un tyran capricieux et indolent, qui sa «crifie les hommes à sa vanité méprisante, et qui ne les a ti»rés du néant que pour en faire l'amusement de son loisir et «de son caprice.»

Lorsque les règles générales qui déterminent le mérite ou le démérite de nos actions, sont ainsi regardées comme des lois émanées d'un être tout-puissant qui en récompensera l'observation et en punira le mépris dans une vie à venir, elles nous paraissent plus respectables et plus sacrées. Il n'y a que ceux qui ne croient pas à l'existence de Dieu, qui doutent de la nécessité de prendre sa volonté pour règle de notre con duite. La seule pensée de lui désobéir révolte tous les hommes qui le reconnaissent. Quelle vanité et quelle insolence n'y aurait-il pas à négliger ou à mépriser les lois imposées par une sagesse et par une puissance infinies! Quelle ingrate et absurde impiété de ne pas respecter ce que nous prescrit la céleste bonté qui nous créa, lors même que notre désobéissance ne serait suivie d'aucune punition! Le sentiment du devoir n'est-il pas alors fortifié par les plus puissants motifs d'intérêt! L'idée de ne pouvoir nous dérober aux regards et aux châtiments d'un Dieu vengeur de l'injustice, quand même nous échapperions aux regards et aux châtiments des hommes, lorsqu'elle est devenue familière par la réflexion et l'habitude, est capable de réprimer les passions les plus indomptables.

La religion fortifie donc le sentiment naturel du devoir: c'est ce qui donne généralement plus de confiance dans la probité des hommes profondément religieux; on suppose toujours qu'ils sont attachés à l'observation de leurs devoirs par un lien de plus. L'homme religieux, comme l'homme du monde, a en vue, dans toutes ses actions, et leur moralité, et l'approbation de sa conscience, et le suffrage des hommes, et le soin de sa réputation. Mais une considération encore plus importante le dirige: il n'agit jamais qu'en présence du juge suprême qui doit un jour le récompenser selon ce qu'il aura fait; c'est un puissant motif d'avoir une double confiance dans la rectitude de sa conduite, pourvu toutefois que les principes naturels de la religion ne soient pas corrompus en lui par l'esprit de secte et de parti; que les premiers devoirs imposés au nom de Dieu soient les devoirs de la morale, de la justice, de la bienfaisance, et non ces cérémonies puériles, ces vaines prières à l'aide desquelles on veut souvent composer avec la Divinité, et compenser à ses yeux la trahison, l'injustice et l'inhumanité.


 
Chapitre VI. Dans quels cas le sentiment du devoir doit être le seul principe de notre conduite, et dans quels cas d'autres motifs doivent se joindre à celui-là pour le diriger
La religion nous fournit de si grands motifs de pratiquer la vertu, et un frein si puissant pour nous détourner de la route du vice, qu'on a souvent été porté à regarder les principes religieux comme les seuls principes louables de nos actions. Nous ne devons pas, dit-on, récompenser par reconnaissance, punir par ressentiment, protéger la faiblesse de nos enfants, ni soigner la vieillesse de nos parents par affection naturelle. Tous nos attachements pour des objets particuliers doivent s'anéantir dans notre cœur, et y être effacés par un sentiment unique, par l'amour de la Divinité, par le désir de lui être agréables, et de diriger notre conduite d'après ses lois. Nous ne devons point faire du bien parce qu'on nous en a fait, être charitables par humanité, aimer notre patrie pour elle-même, ni être justes et généreux par amour des hommes. Notre unique but, dans l'accomplissement de tous ces devoirs, doit être d'obéir à ce que Dieu nous a commandé. Je n'examinerai point ici une telle opinion; j'observerai seulement qu'on n'aurait pas dû s'attendre à la trouver adoptée par une secte qui professe une religion dont le premier précepte est bien d'aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de toutes nos forces, mais dont le second est d'aimer notre prochain comme nous-mêmes. Nous nous aimons nous-mêmes sûrement pour l'amour de nous, et non parce qu'on nous l'a commandé. Le christianisme ne nous dit point que le sentiment du devoir doive être le seul principe de notre conduite, mais seulement qu'il doit la régler et la diriger, comme la philosophie et le bon sens nous l'enseignent. On peut cependant mettre en question dans quels cas nos actions doivent être uniquement déterminées par le sentiment du devoir, ou par notre respect pour les règles générales; et dans quelles circonstances un autre sentiment ou une autre affection doivent concourir à les déterminer, ou avoir le plus d'influence sur elles.

La décision de cette question est peut-être difficile à donner avec précision, et elle dépend de deux différentes circonstances d'abord, de la convenance ou de l'inconvenance des sentiments qui nous portent à une action, indépendamment de toute attention aux règles générales; et, secondement, de l'exactitude ou de l'inexactitude des règles générales ellesmêmes.

Je dis d'abord qu'elle dépend de la convenance ou de l'inconvenance de nos affections, en tant que nos actions en résultent, ou qu'elles procèdent de notre respect pour les règles générales.

Toutes les actions qu'on aime et qu'on admire, et auxquelles les affections bienveillantes nous portent, naissent autant de nos passions mêmes que de notre respect pour les règles générales. Un bienfaiteur sera mécontent si celui qu'il a obligé lui rend un bon office, seulement pour obéir au froid sentiment du devoir, et sans aucune affection pour lui-même. Un mari sera peu satisfait de sa femme, s'il a lieu de croire que sa sagesse n'a pas pour principe l'affection naturelle et nécessaire dans le lien qui les unit. Quoiqu'un fils ne manque à rien de ce que la piété filiale exige, ses parents se plaindront de son indifférence, s'il ne leur témoigne pas la tendresse et le respect qu'il lui siérait si bien de sentir pour eux. Un fils désirera toujours quelque chose d'un père, même lorsqu'il remplit tous les devoirs de père, s'il n'y joint cette tendresse et cette indulgence qu'on a droit d'attendre de lui. On aime à voir, dans toutes les affections bienveillantes et sociales, le sentiment du devoir nous retenir plutôt que de nous exciter, nous empêcher d'aller au delà des bornes plutôt que nous avertir de ce qui est à faire. Nous nous plaisons à voir un père obligé de modérer sa tendresse pour ses enfants, un ami forcé de modérer sa générosité naturelle pour un ami, une personne qui a reçu un bienfait, obligée de mettre, des bornes aux mouvements naturels de sa reconnaissance.

La maxime contraire est reçue à l'égard des passions insociales et malveillantes. Nous devons récompenser par générosité et par une reconnaissance naturelle, sans avoir besoin de réfléchir que la reconnaissance est un devoir; mais nous devons toujours punir avec répugnance, et plutôt par un sentiment de la justice du châtiment, que par aucun penchant sauvage à la vengeance. Nous aimons la conduite d'un homme qui paraît plus sensible à une offense par l'idée de ce qu'elle mérite, et du ressentiment dont elle est l'objet propre, que par un mouvement furieux de cette désagréable passion; nous estimons celui qui, avec l'impartialité d'un juge, ne fait attention qu'aux règles générales, pour déterminer le degré de vengeance méritée par chaque offense particulière; qui, en agissant ainsi, s'occupe moins de ce qu'il a souffert que de ce que l'agresseur est près de souffrir; qui, au milieu même de son indignation, se ressouvient de l'indulgence, et est disposé à interpréter les règles générales de la manière la plus favorable et la plus douce, et à céder à tout ce que la raison et l'indulgente humanité peuvent permettre.

On voit ici, comme on l'a déjà vu précédemment, que les passions qui ont pour objet l'intérêt personnel, tiennent en quelque sorte le milieu entre les passions sociales et les passions insociales. La poursuite de ce qui nous intéresse particulièrement dans toutes les circonstances ordinaires et habituelles doit plutôt être déterminée par ce que les règles générales prescrivent, que par aucune passion pour les objets mêmes; mais si nous ne les recherchions pas avec ardeur dans les circonstances importantes, nous paraîtrions insensibles, méprisables ou ridicules. Le moindre marchand serait avili dans l'esprit de ses voisins, s'il était inquiet, ou s'il prenait des mesures pour gagner ou pour éviter de perdre un schelling lors même qu'il est dans le besoin, il ne doit faire aucune attention à une si petite valeur, du moins pour l'amour de cette valeur même. Sa situation, il est vrai, peut demander une sévère économie et une grande assiduité; mais, dans ce que l'une et l'autre peuvent lui dicter, il doit avoir pour but d'obéir plutôt à ce que lui prescrit rigoureusement une règle générale, que d'obtenir tel gain, ou de prévenir telle perte. Son économie ne doit pas paraître fondée sur le désir d'épargner une bagatelle, ni son assiduité à son commerce, sur la passion de gagner un peu davantage. L'une et l'autre doivent avoir pour motif l'observation de la règle générale, qui prescrit sévèrement cette conduite à toutes les personnes de son état. C'est dans la différence des motifs que consiste la différence de caractère qu'il y a entre l'avare et l'homme économe. L'un s'inquiète des moindres choses pour l'amour d'elles-mêmes; l'autre ne s'en occupe qu'en conséquence du plan de vie qu'il s'est imposé.

Il n'en est pas de même à l'égard des objets extraordinaires et importants qui nous intéressent personnellement. Celui qui ne les recherche pas avec une certaine activité, paraît manquer de cœur. Nous méprisons le prince qui néglige de conquérir ou de défendre une province. Nous faisons peu de cas de l'homme qui n'agirait pas pour obtenir un bien ou un emploi considérable dont il pourrait devenir possesseur sans bassesse et sans injustice. Un membre du parlement qui ne s'inquiète point de son élection, est abandonné de ses amis comme indigne de leur zèle. Un négociant est regardé par ses associés comme un imbécile, lorsqu'il ne se remue pas pour faire ce qu'on appelle un bon coup, ou pour obtenir quelque gain extraordinaire. C'est cette adresse et cette activité qui distinguent l'homme capable et entreprenant, de celui qui ne l'est pas. Les grands objets d'intérêt personnel, dont la perte ou l'acquisition changent le rang et la fortune d'un homme, sont les objets propres de l'ambition, de cette passion toujours admirée dans le monde, quand elle ne passe pas les bornes de la prudence et de la justice, et qui, même lorsqu'elle va au delà, éblouit l'imagination par une grandeur et un éclat extraordinaires. De là vient cette admiration générale qu'ont toujours obtenue les héros, les conquérants, les ministres dont les projets vastes et hardis étaient cependant injustes, tels que ceux du cardinal de Retz et du cardinal de Richelieu. Le but de l'avarice et celui de l'ambition ne diffèrent que par leur étendue: l'avare est aussi avide d'un sou, que l'ambitieux l'est d'un royaume.

Je dis, en second lieu, que ces règles générales détermineront notre conduite, selon qu'elles seront précises ou vagues, exactes ou inexactes.

Les maximes générales de presque toutes les vertus, celles qui spécifient les devoirs de la prudence, de la générosité, de la reconnaissance, de l'amitié, sont presque toujours vagues et indéterminées; et elles admettent tant de modifications et d'exceptions, qu'elles peuvent difficilement servir de règles à nos actions. Les maximes communes et proverbiales de la prudence, étant fondées sur une expérience universelle, sont peut-être les meilleures règles générales qu'on puisse donner. Il y aurait cependant une pédanterie absurde et ridicule à les suivre à là lettre. La reconnaissance est peut-être, de toutes les vertus, celle dont les règles générales sont les plus précises, et qui admet le moins d'exceptions. Il n'y en a point en effet, au premier abord, à la loi naturelle qui nous prescrit de rendre les bienfaits que nous avons reçus, dès que nous le pouvons, et de les rendre, s'il se peut, au delà. Cependant cette règle générale, dès qu'on l'examine, paraît vague et incertaine, et susceptible de mille exceptions. Si votre bienfaiteur a pris soin de vous dans votre maladie, devez-vous lui rendre un pareil service, ou bien votre reconnaissance peut-elle s'acquitter par un service d'un autre genre? Si vous devez lui rendre de semblables soins, quelle en doit être la durée? doit-elle être égale ou être la même que celle des soins que vous avez reçus, ou devez-vous les rendre sans mesure? Si votre ami vous a secouru dans vos besoins, devez-vous l'aider aussi dans les siens? jusqu'à quel point devez-vous le faire et dans quel moment? est-ce aujourd'hui, demain, ou plus tard, ou toujours? Il n'y a évidemment aucune règle générale qui puisse répondre à toutes ces questions d'une manière précise, et pour tous les cas possibles. La différence qu'il y a entre votre caractère et celui de votre ami, entre sa situation et la vôtre, peut être telle que vous puissiez refuser de le secourir sans manquer à la reconnaissance; et vous pouvez, au contraire, en voulant lui prêter ou même en lui donnant beaucoup plus qu'il ne vous a prêté, être accusé d'ingratitude et ne pas lui rendre réellement la centième partie des services que vous en avez reçus. Et cependant les devoirs de la reconnaissance étant peut-être les plus sacrés de tous ceux que prescrivent les vertus douces et bienveillantes, les règles générales qui en ordonnent l'observation sont, comme je l'ai déjà dit, les plus précises; tandis que celles qui commandent l'amitié, l'humanité, l'hospitalité, la générosité, sont toutes vagues et incertaines.

Il est cependant une autre vertu, dont les règles générales déterminent exactement toutes les actions qui y ont rapport. Cette vertu est la justice. Les règles de la justice sont précises, invariables, et n'admettent que des exceptions et des modifications aussi aisées à déterminer que les règles générales ellesmêmes, et qui se tirent des mêmes principes. Si je dois 10 livres à.un homme, la justice veut que je paie exactement 10 livres, soit au temps convenu, soit lorsqu'il le requiert. L'action, le temps où elle doit être placée, et toutes les circonstances qui l'accompagnent, sont complétement déterminés. Quoiqu'il y ait peut-être quelque faiblesse et quelque pédanterie à suivre scrupuleusement toutes les règles de la prudence et de la géné rosité, il n'y en a point à se conformer en tout à celles de la justice. Elles méritent, au contraire, un respect sacré; et les devoirs que prescrit cette vertu ne sont jamais mieux remplis que quand on en observe les règles générales avec un religieux scrupule. A l'égard des autres vertus, notre conduite doit plutôt être dirigée par certaines idées de convenance, par un certain goût pour telle ou telle suite d'actions, que par notre respect pour une maxime ou pour une règle générale. Nous devons alors avoir plus d'attention au but de la règle, qu'à la règle même. Il n'en est pas ainsi à l'égard de la justice: celui qui la raisonne le moins, et qui en suit obstinément, à la lettre, les règles générales, est le plus estimable, et celui sur lequel on peut compter davantage. Quoique le but de toutes les maximes de la justice soit de nous empêcher de nuire à autrui, il est presque toujours criminel de violer ces maximes, lors même qu'il paraîtrait n'en résulter aucun mal pour les autres. Celui qui, dans le fond de son cœur, veut composer ainsi avec les règles de la justice, cesse bientôt d'être un honnête homme. Dès qu'il s'éloigne de leur observation sévère, on ne peut plus se fier à lui, ni prévoir où il s'arrêtera dans la route du orime. Le voleur se persuade qu'il ne fait pas un grand mal, en dérobant au riche quelque chose qui peut-être ne lui manquera jamais, et qu'il ne saura peut-être pas même qu'on lui a volé. L'adultère qui a corrompu la femme de son ami, se croit presque innocent pourvu qu'il lui cache son intrigue, et qu'il ne trouble pas la paix de son ménage. Dès qu'une fois on s'est permis, à l'aide de quelques subtilités, de composer ainsi avec le devoir, il n'y a point de crime dont on ne devienne capable.

Si l'on peut se permettre ici quelque comparaison, les règles de la justice sont semblables aux règles de la grammaire [37], et celles des autres vertus à ces règles établies par les critiques pour juger l'élégance et la perfection d'un ouvrage. Les premières sont précises, complètes, nécessaires; les secondes sont vagues, incertaines, indéterminées, et offrent plutôt des idées générales sur la perfection à laquelle on doit tendre, que des moyens et une direction certaine pour y arriver.' Un homme peut apprendre à écrire très-correctement par les règles de la grammaire, et il peut aussi devenir juste en pratiquant sévèrement toutes les règles de la justice. Mais il n'y a point de règles dont l'observation fidèle puisse conduire d'une manière certaine à l'élégance et à la sublimité du style, quoiqu'il y en ait peut-être quelques-unes qui corrigent ce que nos idées peuvent avoir de vague et d'erroné sur cette élégance et sur cette sublimité. De même, il n'y a point de règles dont l'observation nous conduise infailliblement à agir toujours avec prudence, avec magnanimité, avec générosité, quoiqu'il y en ait quelques-unes qui rectifient et complètent à quelques égards l'idée imparfaite et vague que nous nous étions faite de ces vertus.

Il peut arriver, malgré le désir le plus vif et le plus sincère d'agir de manière à mériter l'approbation, que nous nous trompions sur les véritables règles de conduite, et que nous soyons égarés par le principe même qui devait nous diriger. Ce serait en vain alors que nous nous flatterions d'obtenir l'approbation des hommes: ils ne partagent, ni les fausses idées de devoir qui nous ont déterminés, ni les actions qui en ont été la suite. Il y a cependant quelque chose de respectable dans la conduite de celui qu'un faux sentiment du devoir, ou ce qu'on appelle une conscience erronée, conduit dans la route du vice. Quelque funestes que puissent être ses erreurs, il inspirera toujours plus de commisération que de ressentiment et de haine aux hommes humains et généreux. Ils déploreront la faiblesse de notre nature, qui nous expose à ces dangereuses méprises, lors même que nous cherchons sincèrement la perfection, et que nous travaillons à agir d'après les motifs les plus purs. Les fausses idées, en matière de religion, sont presque les seules causes qui puissent égarer complétement nos sentiments naturels; et le principe qui donne le plus d'autorité aux règles du devoir, peut seul en pervertir absolument les notions. Dans tout ce qui est étranger à la religion, le sens commun suffit pour nous amener, si ce n'est à la perfection, du moins à une conduite qui en est peu éloignée: et pourvu que nous désirions de bien faire, nos actions seront presque toujours dignes de louanges. Tous les hommes reconnaissent que l'obéissance aux lois de la Divinité est la première règle du devoir; mais ils diffèrent beaucoup d'opinion à l'égard des commandements particuliers qu'il nous impose. Il convient donc d'avoir, sur cet objet, la plus grande indulgence et la plus grande tolérance. Aussi, quoique la conservation de la société demande la punition des crimes, quel qu'en soit le motif, un homme humain punira toujours à regret ceux qui procèdent évidemment des fansses idées des devoirs que la religion impose. Il ne sentira jamais, contre ceux qui les ont commis, l'indignation que les autres coupables lui inspirent; il plaindra plutôt, et quelquefois même il admirera leur fermeté et leur grandeur d'âme, tout en punissant leur crime. Dans la tragédie de Mahomet, la plus belle peut-être de toutes celles de Voltaire, nous voyons quels doivent être nos sentiments pour les crimes commis par de tels motifs. Deux personnages d'un sexe différent, dans la fleur de la jeunesse et de l'innocence, disposés à toutes les vertus, et n'ayant d'autre faiblesse qu'une tendresse mutuelle qui nous intéresse encore à eux, y parais sent poussés par les plus puissants motifs religieux à commettre un meurtre affreux et qui révolte l'humanité. Un vieillard vénérable qui leur a témoigné la plus vive tendresse, qui leur inspire un respect et une estime profonde, quoiqu'il se soit déclaré l'ennemi de leur religion; qui, sans qu'ils le sachent, est leur père, est poignardé de leurs propres mains comme une victime demandée par le ciel, et qu'eux seuls doivent frapper. Au moment d'exécuter leur crime, ils sont tourmentés et déchirés, d'un côté, par l'idée du devoir inévitable que la religion leur impose; de l'autre, par la compassion, la reconnaissance, le respect que leur inspirent les vertus et l'humanité de celui à qui ils vont donner la mort. Cette situation est un des spectacles les plus touchants, et peut-être le plus instructif de tous ceux qui ont été offerts sur le théâtre. Le sentiment du devoir finit cependant par triompher de toutes ces touchantes faiblesses de la nature: ils exécutent le crime qu'on leur a commandé; mais aussitôt ils découvrent leur erreur, l'imposture qui les avait séduits, et ils sont dévorés de remords, d'indignation et d'horreur. Tel est notre intérêt pour l'infortuné Séide et pour sa sœur; et tels doivent être nos sentiments pour tous ceux que la religion égare, quand nous sommes sûrs toutefois qu'ils ne sont égarés que par elle, et qu'elle ne sert ni de voile ni de prétexte aux passións vicieuses.

Comme nous pouvons agir mal par un faux sentiment du devoir, de même aussi la nature peut l'emporter et nous faire agir convenablement, en dépit de ce sentiment erroné. Dans ce cas, nous aimons à voir prévaloir le motif que nous reconnaissons devoir l'emporter, quoique la personne qui agit n'ait pas assez de lumières pour avoir été déterminée par lui. Mais sa conduite alors ayant été décidée par sa faiblesse, et non par un principe de raison, ce n'est pas une approbation complète que nous pouvons lui donner. Un catholique, fanatique et superstitieux, qui, entraîné par la compassion, eût sauvé un malheureux protestant du massacre de la Saint-Barthélemy, quoiqu'il crût de son devoir de l'immoler, nous paraîtrait moins digne de louanges que s'il eût cédé à l'humanité en s'en applaudissant lui-même: nous rendrions justice à la générosité de son caractère; mais l'espèce de pitié que nous avons pour son fanatisme aveugle est absolument opposée à l'admiration qu'inspire une vertu sans mélange. Il en est de même à l'égard des autres sentiments naturels. Nous aimons à en voir suivre les justes mouvements, même quand de fausses notions de devoir porteraient à les réprimer. Un pieux quaker qui a reçu un soufflet, et qui, au lieu de tendre l'autre joue à celui qui l'a frappé, oublierait l'interprétation littérale du précepte de JésusChrist, jusqu'à donner un coup de bàton à l'insolent qui l'aurait outragé, ne nous déplairait pas en se vengeant ainsi. Nous ririons de son ressentiment, et, loin de le désapprouver, nous l'en aimerions davantage; mais nous n'aurions pas pour lui le respect et l'estime dus à celui qui, dans une pareille circonstance, se conduit par un sentiment réfléchi de ce qu'il convient de faire. Aucune action ne peut donc être appelée vertueuse, lorsqu'elle n'est pas accompagnée, dans celui qui l'a faite, du sentiment intérieur de l'approbation de soi-même.


 
Quatrième partie. De l'effet de l'utilité sur le sentiment de l'approbation

 
Chapitre I. De la valeur que l'apparence de l'utilité donne à toutes les productions des arts, et de l'influence très-étendue de cette espèce de valeur
Ceux qui ont observé en quoi consiste la valeur que nous attachons à toutes choses, ont remarqué que l'utilité la déterminait presque toujours. La commodité d'une maison fait autant de plaisir à celui qui l'examine que sa régularité, et il n'est pas moins choqué du défaut de commodité, qu'il le serait de voir placées, d'une manière irrégulière, les parties correspondantes du bâtiment. Il a été généralement observé et convenu que la propriété de toutes les parties d'un système ou d'une machine, pour arriver au but auquel on l'a destinée, répand sur elle un certain charme et une certaine grâce, qui la rend agréable à l'œil et même à la pensée.

La raison pour laquelle l'utilité nous plaît, a été développée, dans ces derniers temps, par un philosophe aimable et ingénieux, qui joint l'élégance du style à la profondeur des pensées, et qui possède le rare et heureux talent de traiter les sujets les plus abstraits avec autant d'éloquence que de clarté. Selon lui, l'utilité d'un objet charme celui qui le possède, en lui rappelant continuellement le plaisir ou la commodité qu'il peut en retirer; toutes les fois qu'il y pense, le même plaisir renaît en lui, et cet objet devient ainsi une source continuelle et inépuisable de jouissances. Le spectateur partage par sympathie la satisfaction qu'il éprouve, et voit l'objet possédé sous le même point de vue. Quand nous entrons dans le palais d'un grand, nous ne pouvons nous empêcher de nous figurer aussitôt le plaisir que nous éprouverions s'il nous appartenait, et si nous possédions une réunion aussi complète de commodités élégantes et ingénieuses. On a également observé que l'apparence de l'incommodité rend toute espèce d'objet désagréable à celui qui le possède, et même à celui qui le voit.

Mais on n'a point encore remarqué, ce me semble, que cette convenance, cette ingénieuse invention des productions des arts, était souvent plus estimée que l'utilité même qu'on en attend; et que cette heureuse combinaison des objets pour notre commodité ou pour nos plaisirs attirait plutôt notre attention, que la commodité et que les plaisirs mêmes qui en sont cependant le but et qui leur donnent toute la valeur. C'est ce qu'on peut reconnaître également dans une foule de circonstances importantes ou frivoles.

Quand un homme entre chez lui, par exemple, et qu'il trouve ses chaises dans le milieu de sa chambre, il s'impatiente contre son valet; et plutôt que de les laisser ainsi en désordre, il prend la peine de les ranger autour de la muraille. Toute la convenance de cette disposition nouvelle des chaises consiste à laisser le plancher vide et libre: et, pour atteindre ce but, il se donne certainement plus de peine que le désordre de sa chambre ne lui en eût causé, puisqu'il aurait pu s'asseoir également sur une de ces chaises, comme il le fera probablement après les avoir mises à leur place. Ce qui le choquait donc était moins le manque de commodité, que l'absence de l'ordre qui l'assure: et cependant, c'est la commodité qui était le but de cet ordre, et qui lui donne de la convenance et du charme.

Une montre qui retarde de deux minutes par jour, est, par la même raison, méprisée de celui qui est curieux d'horlogerie. I la vendra peut-être deux guinées, et en achètera cinquante une autre, parce qu'elle ne retardera que d'une minute en quinze jours. L'unique usage d'une montre est cependant d'indiquer l'heure qu'il est, et de prévenir tous les incon vénients qui peuvent résulter pour nous de ne pas le savoir précisément. Mais la personne la plus attachée à avoir une montre qui ne retarde ou qui n'avance pas d'une minute, n'en est pas plus exacte qu'une autre, ni plus occupée de savoir précisément l'heure qu'il est. Elle s'intéresse donc beaucoup moins au but de la montre, qu'à la perfection de l'objet destiné à atteindre ce but.

Combien de gens se ruinent, en consacrant tout leur argent à des bagatelles! Ce n'est pas tant par l'utilité qu'elles leur plaisent, que par l'aptitude qu'elles ont à être utiles. Ils en remplissent leurs poches, et font faire ensuite de nouvelles poches pour en porter un plus grand nombre. Ils marchent ainsi surchargés d'une multitude de babioles, aussi chères et aussi pesantes que toute la cassette d'un marchand de bijoux; babioles dont quelques-unes peuvent avoir une sorte de commodité, mais dont il est facile de se passer, et dont l'utilité réelle ne vaut pas la peine de s'en affubler.

Ce n'est pas seulement par rapport à de pareilles frivolités, que la convenance des objets pour notre commodité ou pour nos plaisirs, en détermine plus souvent pour nous la valeur et la recherche, que le plaisir et l'utilité même que nous en retirons. Le même principe est souvent aussi le motif secret des entreprises les plus sérieuses et les plus importantes dans la vie humaine.

Le fils d'un homme pauvre, que le ciel dans sa colère doua d'ambition, lorsqu'il jette les yeux autour de lui, admire bientôt la situation du riche. Il trouve la chaumière de son père trop petite pour y être logé commodément, et s'imagine qu'il serait plus à son aise dans un palais. Il se dégoûte d'aller à pied, ou de supporter la fatigue de monter à cheval: il voit les gens qui sont plus riches que lui traînés dans des machines, et pense qu'il irait et viendrait plus commodément s'il en avait une à sa disposition. Il écoute son indolence naturelle, et, pour se remuer le moins possible, il juge qu'un grand nombre de domestiques lui est nécessaire. Il s'imagine que's'il avait toutes ces choses, il serait toujours satisfait et tranquille, et ne pourrait épuiser le bonheur que lui donnerait la seule pensée d'une telle situation. L'idée de cette félicité encore éloignée le transporte; il la regarde comme l'existence privilégiée d'une classe d'êtres supérieurs pour y parvenir, il se dévoue à la poursuite des richesses et des grandeurs. Et pour obtenir les commodités qu'elles procurent, il se soumet pendant plusieurs mois et quelquefois pendant plusieurs années, à plus de fatigues et d'inquiétudes que la privation de ces commodités ne lui en eût fait souffrir durant sa vie entière. Il cherche à se distinguer dans quelque profession pénible et difficile, et travaille sans relâche à effacer ses rivaux par ses talents. Il veut se mettre sous les regards du public, et sollicite infatigablement les places où il pourra briller davantage. Pour atteindre ce but, il cherche à plaire à tout le monde; il sert ceux qu'il hait, et rampe devant ceux qu'il méprise. Son imagination şe nourrit ainsi, pendant tout le cours de sa vie, de l'idée d'un repos artificiel, dont il ne jouira peut-être jamais, et auquel il sacrifie la tranquillité réelle qui est toujours à sa portée. Mais s'il parvenait à goûter ce repos factice à la fin de ses jours, il ne le trouverait préférable en rien à l'humble sécurité, au contentement inaltérable qu'il a perdu. Sur la fin de ses jours, lorsque son corps est épuisé par le travail et par les maladies, lorsque son âme est blessée et troublée par le souvenir des offenses et des revers qu'il croit devoir à l'injustice de ses ennemis, ou à la perfidie et à l'ingratitude de ses amis, il commence enfin à reconnaître que les richesses et les grandeurs ne sont que des illusions et des frivolités, aussi incapables de procurer le bien-être du corps et la tranquillité de l'esprit, que les mille bijoux portés par ceux qui les aiment, et qu'il y a plus d'inconvénients à se charger des unes et des autres, que de commodités à retirer de leur utilité réelle. Toute la différencé qui s'y trouve, c'est que les avantages des unes sont plus frappants que les avantages des autres. Les palais, les jardins, les équipages et le cortége des grands, présentent à tout le monde des idées d'utilité et de commodité, et il n'est pas nécessaire que celui qui les possède en expose les avantages. Nous les reconnaissons nous-mêmes, nous en jouissons par sympathie, et nous applaudissons aux plaisirs qu'ils doivent procurer.

L'utilité des bijoux n'est pas aussi frappante: et quand même elle serait aussi grande, nous partageons moins vivement le plaisir qu'on trouve à les posséder. Ils sont donc moins justement des sujets de vanité, que les richesses et les grandeurs; et ces. dernières n'ont pas d'autres avantages sur eux, que de satisfaire plus immédiatement et plus complétement le goût naturel de l'homme pour tout ce qui le distingue des autres. On peut mettre en question lequel serait plus utile et plus agréable à un homme qui vit dans une île déserte, d'un palais, ou de la collection de petits meubles, contenue dans ce qu'on appelle un nécessaire; mais, pour l'homme qui vit en société, il n'y a pas de comparaison à faire entre ces deux objets, parce que, dans cette situation, nous faisons toujours plus d'attention aux jugements des autres qu'à nos propres sentiments, et que nous considérons toujours la place où nous sommes, non de cette place même, mais de celle où sont les autres. Cependant, si l'on examine pourquoi le spectateur accorde tant d'admiration à la condition des riches et des grands, nous trouverons que ce n'est pas tant à cause des plaisirs vifs et recherchés dont on suppose qu'ils jouissent, qu'à cause des moyens nombreux et artificiels qu'ils ont de se procurer ces plaisirs. On ne les croit pas plus 'heureux que d'autres, mais on croit qu'ils ont plus de moyens de l'être; et on admire principalement leur situation, parce 'qu'elle est la réunion élégante et ingénieuse de ces moyens; mais, dans les langueurs de la maladie et de la vieillesse, les plaisirs de la vanité et des frivoles distractions s'évanouissent; celui qui est atteint de ces langueurs mortelles, ne trouve plus la grandeur et la richesse dignes des pénibles poursuites dans lesquelles il s'est engagé. Il maudit l'ambition, il regrette en vain l'heureuse insouciance de la jeunesse, et les faciles plaisirs qui ont fui pour toujours, et qu'il a follement sacrifiés à des biens dont la possession ne donne aucune véritable jouissance. Tel est le déplorable aspect sous lequel la grandeur paraît à l'infortuné que l'âge ou la douleur forcent à examiner sa situation avec attention, et à observer ce qui manque réellement à son bonheur. Le pouvoir et les richesses lui paraissent être alors, ce qu'ils sont en effet, d'énormes et fatigantes ma chines, destinées à procurer quelques commodités frivoles, et composées de ressorts si fragiles et si délicats, que l'attention la plus inquiète peut à peine en conserver l'ordre, et qui, malgré tous nos soins, sont à chaque instant prêts à être mis en pièces et à écraser dans leur chute leur infortuné possesseur. Ce sont d'immenses fabriques, dont l'achèvement demande le travail d'une vie entière; qui menacent sans cesse de couvrir de leurs ruines ceux qui les veulent avoir pour demeure; qui peuvent, il est vrai, dérober leur tête à quelques nuages légers, aux vents de l'été, mais non les protéger contre l'inclémence des saisons et les rigueurs des hivers, et où l'on est souvent plus exposé que partout ailleurs, à l'inquiétude, à la douleur, aux dangers, aux maladies et à la mort.

Mais, tandis que cette philosophie mélancolique et sombre, naturelle à chacun de nous dans les maladies du corps et de l'âme, décolore et déprécie complétement les grands objets des désirs et des entreprises des hommes, la vigueur de la santé et la sérénité de l'esprit nous les font envisager d'un autre œil. Notre imagination se concentre sur tout ce qui nous est personnel dans la douleur et dans le chagrin; mais, dans la santé et dans le bonheur, elle se porte et s'attache, pour ainsi dire, à tout ce que nous voyons. Alors nous sommes charmés des beautés et des commodités que renferment les palais des grands; nous admirons l'art avec lequel toutes choses y sont. disposées pour multiplier leurs plaisirs, pour prévenir leurs besoins, pour satisfaire leurs caprices, pour charmer et exciter leurs frivoles désirs. Si nous considérions cependant la satisfaction réelle que ces biens peuvent donner en euxmêmes, et isolés de la valeur et de la combinaison des jouissances qu'on en attend, ils nous paraîtraient toujours méprisables et superflus. Mais nous les voyons rarement sous ce point de vue sévère et abstrait, et nous confondons naturellement l'ordre, la régularité, l'harmonieux mouvement qui règne dans cette espèce de système de plaisirs, avec les pièces mêmes de la machine qui doivent le produire. Les jouissances de la grandeur et de la richesse, quand nous les considérons ainsi d'une manière complète, frappent l'imagination comme quelque chose de noble, de grand et de beau, qui mérite tous les travaux et toutes les peines nécessaires pour l'obtenir.

Il est heureux que la nature même nous en impose, pour ainsi dire, à cet égard; l'illusion qu'elle nous donne excite l'industrieuse activité des hommes, et les tient dans un mouvement continuel [38]. C'est cette illusion qui leur fait cultiver la terre de tant de manières diverses, bâtir des maisons au lieu de cabanes, fonder des villes immenses, inventer et perfectionner les sciences et les arts, qui élèvent et charment l'existence. C'est cettę illusion, surtout, qui a entièrement changé la face du globe; qui a converti des forêts incultes et sauvages en plaines fertiles et riantes; qui a fait de l'Océan désert et stérile une source de richesses inconnues, et la grande route de communication entre tous les peuples de la terre. Ces travaux des hommes ont forcé la terre à doubler sa fécondité première, et à nourrir un plus grand nombre d'habitants. Ce n'est pas sans dessein que la nature laisse l'insensible et orgueilleux propriétaire parcourir, d'un œil avide, ses vastes domaines, et consumer en imagination le produit des riches moissons qui les couvrent, sans penser un seul moment aux besoins de ses semblables. C'est lui, surtout, qui justifie ce proverbe vulgaire: L'œil est plus avide que le ventre. L'estomac du riche n'est pas en proportion avec ses désirs, et il ne contient pas plus que celui du villageois grossier. Il est forcé de distribuer ce qu'il ne consomme pas, à l'homme qui prépare de la manière la plus délicate le peu de mets dont il a besoin, à celui qui construit et dispose le palais qu'il habite, à celui qui choisit et qui soigne les bagatelles et les superfluités dont l'assemblage compose sa magnificence; et tous ceux qui satisfont à ses plaisirs et à son luxe, tirent de lui cette portion de choses nécessaires à la vie, qu'ils auraient en vain attendue de son humanité ou de sa justice. Le produit du sol nourrit constamment presque tous les habitants qui le cultivent. Les seuls riches choisissent, dans la masse commune, ce qu'il y a de plus délicieux et de plus rare. Ils ne consomment guère plus que le pauvre; et en dépit de leur avidité et de leur égoïsme (quoiqu'ils ne cherchent que leur intérêt, quoiqu'ils ne songent qu'à satisfaire leurs vains et insatiables désirs en employant des milliers de bras), ils partagent avec le dernier manœuvre le produit des travaux qu'ils font faire. Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires à la vie qui aurait eu lieu si la terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants; et ainsi, sans en avoir l'intention, sans même le savoir, le riche sert l'intérêt social et la multiplication de l'espèce humaine [39]. La Providence, en partageant, pour ainsi dire, la terre entre un petit nombre d'hommes riches, n'a pas abandonné ceux à qui elle paraît avoir oublié d'assigner un lot, et ils ont leur part de tout ce qu'elle produit. Pour tout ce qui constitue le véritable bonheur, ils ne sont inférieurs en rien à ceux qui paraissent placés au-dessus d'eux. Tous les rangs de la société sont au même niveau, quant au bien-être du corps et à la sérénité de l'âme, et le mendiant qui se chauffe au soleil le long d'une haie, possède ordinairement cette paix et cette tranquillité que les rois poursuivent toujours.

Le même principe, le même amour de l'ordre, de l'art, de l'invention, servent à nous rendre plus respectables les institutions qui ont le bien général pour objet. Lorsqu'un homme public cherche les moyens d'améliorer quelque partie de l'administration, il n'est pas uniquement inspiré par sa sympathie pour le bonheur de ceux qui doivent recueillir le fruit de ses travaux. Ce n'est pas seulement par intérêt pour les voyageurs et les voituriers, qu'un homme philanthrope encouragera l'entretien des grandes routes. Lorsque le législateur établit des prix et des récompenses pour la perfection des manufactures de toiles ou de draperie, il est moins occupé de ceux qui se serviront de ces marchandises, que des fabricants et de leurs ouvriers; la perfection de l'administration, les progrès du commerce et des manufactures, sont des objets importants et nobles; nous aimons à nous en occuper, nous nous intéressons à leur avancement: ils font partie du système général du gouvernement, et ils font mouvoir les rouages de la machine politique avec plus de facilité et d'harmonie. Nous prenons plaisir à la perfection d'un système aussi vaste et aussi beau, et nous cherchons à écarter tous les obstacles qui en peuvent déranger l'ordre et l'action. Les diverses formes de gouvernement ne sont estimées qu'en proportion du bonheur qu'elles tendent à procurer à ceux qui y sont soumis: c'est tout leur but et leur unique fin. Cependant, par un certain goût de combinaison, par un certain amour de l'art et de l'invention, nous estimons quelquefois plus les moyens que la fin; et nous travaillons à ce qui peut contribuer au bonheur des hommes, plutôt dans l'intention de perfectionner un système, que par un sentiment immédiat de sympathie pour ceux qui doivent en recueillir quelque avantage, ou en éprouver quelque inconvénient aussi a-t-on vu des hommes.trèsoccupés du bien public, avoir perdu, à d'autres égards, presque tout sentiment d'humanité; et au contraire, des hommes très-humains, n'avoir jamais eu aucun sentiment d'esprit public. Chacun peut faire cette double observation dans le cercle qui l'environne. Qui cut jamais moins d'humanité, et plus d'esprit public que le célèbre législateur de la Russie? Le doux et compatissant Jacques Jer, roi d'Angleterre, fut-il un seul instant animé de l'amour de la gloire et du bien de son pays? Cherchez-vous à exciter l'activité d'un homme qui paraît presque insensible à l'ambition? Vous lui peindrez inutilement le bonheur des riches et des grands: vous lui rappellerez en vain qu'ils sont généralement à l'abri des incommodités et des besoins ordinaires de la vie; qu'ils ne sont exposés, ni aux ardeurs des étés, ni aux rigueurs des hivers; qu'ils ne connaissent, ni les angoisses du besoin, ni le poids de la fatigue, ni les soucis de l'indigence. Les peintures de ce genre ̧ne lui feront aucune impression, quelque éloquentes qu'elles puissent être. Mais si vous voulez l'émouvoir, il faut lui décrire les palais des grands, lui parler de l'ordre et de l'éclat qui y règnent, de la beauté de leurs équipages, du nombre, de l'emploi et du rang de tous ceux qui sont attachés à leur ser vice. Si quelque image peut l'éblouir, c'est celle-là. Que lui offret-elle cependant, si ce n'est la réunion de toutes les choses qui peuvent le garantir du soleil et de la pluie, du froid et du chaud, de la faim, de la lassitude et de la misère? De même, si vous voulez inspirer l'amour du bien public à un homme indifférent aux intérêts de son pays, ne lui exposez pas les avantages dont jouissent les sujets d'un État bien gouverné; ne lui dites point que ces avantages s'étendent à tout; qu'ils sont mieux logés, qu'ils ont de meilleurs vêtements et une meilleure nourriture: ces considérations lui feraient peu d'impression. Vous l'intéresserez beaucoup plus, si vous lui développez le système général du gouvernement qui procure ces avantages; si vous analysez les rapports et les convenances de toutes ses parties; leur mutuelle dépendance et leur influence générale pour le bien-être du corps social; si enfin vous lui prouvez que ce système peut être facilement introduit dans son pays; quels sont les obstacles qui s'y opposent, les moyens de les éloigner, et comment on peut faire que tous les ressorts de la machine du gouvernement agissent avec plus de souplesse et d'harmonie, sans se heurter les uns les autres, et sans se nuire mutuellement dans leurs mouvements. Il est presque impossible qu'il écoute un tel discours sans émotion, et que quelque étincelle d'esprit public n'entre pas dans son âme. Il désirera, au moins quelques moments, lever les obstacles, et mettre en mouvement une machine si complète et si bien ordonnée. Rien ne contribue plus à inspirer l'amour du bien public, que l'étude des sciences politiques des divers systèmes de gouvernement; que l'examen approfondi de leurs avantages ou de leurs désavantages; que la connaissance de la constitution de son propre pays, de la place qu'il occupe sur le globe, de ses rapports avec les autres Etats; de son commerce, de ses forces, des maux qu'il souffre, des dangers auxquels il peut être exposé, de la manière dont on peut le délivrer des uns et le garantir des autres. Les plus importants ouvrages de spéculation sont ceux qui traitent de ces objets politiques si importants, et si dignes d'application. Les plus médiocres, et même les plus mauvais ont leur utilité: ils ser vent au moins à réveiller l'esprit public, et à diriger les passions des hommes vers la recherche de tout ce qui peut améliorer l'état social.


 
Chapitre II. De la valeur que l'apparence de l'utilité donne au caractère et aux actions des hommes; et jusqu'à quel point cette valeur, dès qu'elle est reconnue par nous, peut être regardée comme une des causes premières de l'approbation de soi-même
Les caractères des hommes, ainsi que les inventions des arts et des institutions politiques, peuvent servir ou troubler le bonheur, soit de l'individu, soit de la société. L'homme prudent, actif, juste, ferme, sobre, est le plus heureux et le plus tranquille par lui-même, comme le plus propre à rendre heureux tous ceux qui sont en relation avec lui. L'audacieux, l'impertinent, le paresseux, l'efféminé, le débauché, se nuit sans cesse à lui-même, et fait le malheur de tous ceux qui ont quelque rapport avec lui. Le premier caractère renferme toutes les beautés et toutes les perfections qui peuvent se trouver dans la machine la mieux combinée, pour les fins les plus agréables; tandis que le second a toute la difformité de la machine la plus grossière et la plus informe. Quelle institution politique est plus propre à rendre les hommes heureux, que l'empire même de la sagesse et de la vertu? Il n'est point de gouvernement qui puisse remédier au défaut de morale: quelque bien qu'il puisse faire, il n'a toute l'utilité possible que lorsqu'il est joint à la moralité des individus [40]. Quel gouvernement, au contraire, peut être aussi nuisible et aussi dangereux aux hommes, que: le sont leurs propres vices? Un gouvernement même n'est mauvais et funeste, que parce qu'il n'a pas suffisamment pourvu aux maux qui sont les suites des vices des hommes.

Cette beauté ou cette difformité que les caractères paraissent tirer de leur utilité ou de leurs inconvénients, est propre à frapper plus particulièrement ceux qui considèrent, sous un aspect abstrait et philosophique, les actions et la conduite des hommes. Lorsqu'un philosophe examine pourquoi l'humanité est approuvée, et la cruauté condamnée par tout le monde, il ne se forme pas toujours d'une manière, claire et distincte, l'idée d'une action particulière d'humanité ou de cruauté; il se contente ordinairement des idées vagues et indéterminées de bonté ou de barbaric que les noms généraux de ces qualités présentent à son esprit. Ce n'est que dans des circonstances particulières que la propriété ou l'impropriété, le mérite ou le démérite d'une action est sensible et évident, que nous aperce vons distinctement l'opposition ou l'accord de nos sentiments avec ceux de la personne qui agit, et qu'enlin elle nous inspire, ou quelque ressentiment, ou une douce sympathie. Quand nous considérons le vice et la vertu d'une manière abstraite et générale, les qualités par lesquelles l'un et l'autre excitent en nous divers sentiments, disparaissent en partie à nos yeux, et ces sentiments eux-mêmes sont moins distincts et moins vifs en nous; tandis que, dans les cas particuliers, les heureux effets de la vertu, ou les conséquences funestes du vice, nous frappent à l'instant, et se séparent en quelque sorte à nos yeux de leurs autres propriétés.

L'ingénieux philosophe qui a observé le premier pourquoi l'utilité nous plaît, a été tellement frappé de ce que je viens de dire, qu'il a osé déduire notre estime pour la vertu, de la perception de cette espèce de charme et de beauté que nous trou vons à l'apparence de l'utilité. Il observe qu'aucune qualité de l'àme ne paraît vertueuse ou vicieuse, qu'autant qu'elle est utile et agréable, ou désagréable et nuisible, soit à celui qui la possède, soit aux autres; en effet, la nature paraît avoir si heureusement adapté nos sentiments d'approbation et de désapprobation à l'avantage de l'individu et de la société, qu'après un examen réfléchi, nous sommes fondés à croire que l'utilité détermine généralement nos jugements. Mais je prétends toujours que la première ou la principale cause de notre approbation ou de notre désapprobation, ne vient pas de la vue de ce qui peut nous servir ou nous nuire. Ces sentiments peuvent bien être accrus et exaltés par l'espèce de beauté ou de difformité que nous trouvons à ce qui nous est utile ou à ce qui nous est funeste; mais ce n'est pas là leur source principale et première.

D'abord, il paraît impossible que l'approbation que nous donnons à la vertu, soit un sentiment de la même nature que celui par lequel nous approuvons la commodité d'un édifice élégant et bien distribué, et que nous estimions un homme et un meuble commode d'après les mêmes motifs.

Secondement, l'examen démontre que l'utilité qui résulte d'une certaine disposition de l'esprit, est rarement la première source de notre approbation; et que, dans le sentiment de l'approbation, se trouvent toujours des idées de convenance et de propriété tout à fait étrangères à celle d'utilité: c'est ce qu'on peut reconnaître à l'égard de toutes les qualités qui sont approuvées comme vertueuses, soit celles qui, suivant ce système, sont particulièrement estimées à cause de leur utilité pour nous, soit celles qu'on estime à cause de leur utilité pour les autres.

Les qualités les plus utiles à nous-mêmes sont, premièrement, cette supériorité de raison et d'intelligence qui nous fait discerner les conséquences les plus éloignées de nos actions, et prévoir les avantages ou les inconvénients qui peuvent en résulter; secondement, cet empire sur soi-même, qui nous rend capables de nous abstenir d'un plaisir actuel, ou de supporter une peine actuelle, pour obtenir dans l'avenir un plus grand plaisir, ou pour éviter une plus grande peine. C'est dans l'union de ces deux qualités que consiste la prudence, qui est de toutes les vertus la plus utile aux individus.

Quant à la première de ces qualités, on a déjà eu lieu d'observer que cette supériorité de raison et d'intelligence est approuvée essentiellement et premièrement à cause de la justesse et de la rectitude qui en est l'essence, et non pas seulement à cause de son utilité et de ses avantages. C'est dans les sciences abstraites et particulièrement dans ce qu'on appelle les mathématiques transcendantes, que l'intelligence de l'homme s'est déployée de la manière la plus étendue et la plus éclatante. Cependant l'utilité de ces sciences est peu connue, et il faut même, pour la prouver, une discussion qui n'est pas à la portée de tout le monde: ce n'est donc pas leur utilité qui les a d'abord offertes à l'admiration publique, et on ne s'est même occupé de cette utilité que lorsqu'il a été nécessaire de répondre aux reproches de ceux qui, n'ayant pas de goût pour ces sciences sublimes, cherchaient à les déprécier, en les faisant passer pour inutiles [41].

De même, l'empire sur soi, qui nous fait réprimer nos passions actuelles, dans la vue de les satisfaire plus complétement dans une autre circonstance, est estimé autant à cause de sa convenance qu'à cause de son utilité. Quand nous agissons ainsi, les sentiments qui nous déterminent, coïncident avec ceux du spectateur: il ne sent pas comme nous l'aiguillon de nos appétits présents; le plaisir dont nous jouirons dans une semaine, ou dans une année, l'intéresse autant que celui dont nous jouirions dans l'instant même. Lorsque nous sacrifions l'avenir au présent, notre conduite lui paraît absurde et extravagante, et il n'en peut partager les motifs; mais quand nous nous abstenons d'un plaisir actuel, pour nous en assurer un plus grand dans l'avenir, quand nous agissons comme si les objets éloignés nous intéressaient autant que ceux qui frappent immédiatement nos sens, il nous approuve alors, parce qu'il partage nos sentiments; et comme il sait, par expérience, combien il est rare d'avoir cet empire sur soi-même, notre conduite lui inspire de l'étonnement et de l'admiration. De là naît l'estime particulière que tous les hommes accordent à une inébranlable persévérance dans la sobriété, dans le travail, quoique cette persévérance ait ordinairement pour objet l'acquisition des richesses. La constance de l'homme qui agit ainsi par des vues éloignées, qui, pour obtenir des avantages très-grands, mais très-incertains, se prive de tous les plaisirs que le présent lui offre, et se soumet à de longues fatigues de corps et d'esprit, obtient nécessairement notre approbation. Le choix d'intérêt et de bonheur qui le détermine, correspond avec la manière dont nous jugeons pour lui. Il y a un rapport complet entre ses sentiments et les nôtres, et une correspondance que l'expérience de la faiblesse humaine ne nous permettait pas d'attendre. Nous ne nous contentons pas d'approuver sa conduite, nous l'admirons, et nous la trouvons digne des plus grands éloges; et il n'y a peut-être que la certitude intime de mériter cette admiration et ces éloges, qui puisse donner la force de persister dans une telle conduite. Le plaisir dont nous devons jouir dans dix ans, nous intéresse si peu, en comparaison de celui dont nous pouvons jouir aujourd'hui; les désirs que le premier nous inspire sont si faibles auprès de ceux qui nous portent vers le second, que jamais ils ne les balanceraient, si nous n'étions excités et soutenus par le sentiment de la convenance d'un choix si courageux, par la certitude qu'il nous attirera l'estime et l'approbation de tout le monde, et qu'un choix contraire nous exposerait peut-être au ridicule et au: mépris.

L'humanité, la justice, la générosité, l'amour du bien public, sont des vertus très-utiles aux autres hommes. On a déjà montré en quoi consiste le caractère propre de l'humanité et de la justice, et que notre estime et notre approbation pour ces vertus tiennent à l'accord qui se trouve entre les affections de ceux qui les possèdent et les affections du spectateur.

La convenance de la générosité et de l'amour du bien public est fondée sur le même principe. La générosité-est différente de l'humanité: et ces deux vertus qui, au premier coup d'œil, paraissent étroitement unies, ne le sont pas toujours dans la même personne. L'humanité est plus propre, plus particulière aux femmes, et la générosité plus naturelle aux hommes. Les femmes, ordinairement plus tendres que les hommes, sont rarement aussi généreuses. Les lois civiles fournissent l'occasion d'observer que les femmes font rarement des donations: l'humanité consiste principalement dans cette sympathie exquise et délicate, qui fait que nous nous intéressons à tout ce qui intéresse les autres, que nous nous affligeons de leurs douleurs, que nous ressentons leurs injures, que nous nous réjouissons de leur prospérité. Les actes d'humanité exigent peu d'empire sur soi-même, peu de désintéressement, et exercent peu le sentiment de ce qui est convenable; l'humanité consiste seulement à faire ce qu'une sympathie exquise exige de nous. Il n'en est pas de même de la générosité; nous ne sommes généreux que lorsque nous préférons les autres à nous-mêmes, et que nous sacrifions quelque chose d'important pour nous à ce qui est également important pour eux, Celui qui renonce à ses prétentions, à une charge qui était l'objet de son ambition, parce qu'il croit un autre plus capable de la remplir; celui qui, croyant la vie de son ami plus utile que la sienne, s'expose à périr pour le sauver, n'agissent ni l'un ni l'autre par huma nité, mais parce qu'ils sentent plus profondément ce qui intéresse les autres que ce qui les intéresse eux-mêmes. Ils considèrent l'opposition qui se trouve alors entre leurs intérêts et ceux des autres, non de la manière selon laquelle ils pourraient . naturellement la juger pour eux-mêmes, mais comme elle est envisagée par les autres: car, le spectateur peut s'intéresser davantage aux succès ou à la conservation des autres qu'à la leur; mais ils ne peuvent pas sentir ainsi pour eux-mêmes, du moins par un premier mouvement. Lors donc qu'ils préfèrent les autres à eux-mêmes, ils se conforment, pour ainsi dire, dans ce sacrifice aux sentiments du spectateur, et par une impulsion généreuse, ils agissent suivant les vues d'un témoin désintéressé. Le soldat qui prodigue sa vie pour défendre celle de son officier, en regretterait peut-être fort peu la mort, s'il n'en était pas la cause, et le moindre accident qui lui arriverait à lui-même, pourrait l'affecter davantage: mais quand, par son dévouement, il cherche à obtenir des applaudissements, et à faire partager à un spectateur impartial les motifs de sa conduite, il sent que pour tout autre que pour lui-même, sa vie n'est rien en comparaison de celle d'un de ses chefs, et que, quand il la leur sacrifie, il ne fait qu'agir conformément à ce qu'un spectateur impartial attend de lui [42].

Il en est de même à l'égard de l'àmour du bien public. Lors qu'un jeune militaire expose sa vie pour acquérir à son souverain une province de plus, ce n'est pas parce qu'il préfère cet accroissement de territoire à la conservation de sa propre existence. Il s'estime beaucoup plus qu'il n'estime la conquête de tout un royaume pour le pays qu'il sert. Mais quand il compare ces deux objets, il ne les voit pas du point de vue sous lequel il devrait naturellement les envisager, mais comme ils le sont par la nation pour laquelle il combat. Pour celle-ci, le succès d'une guerre est de la plus haute importance, et elle compte presque pour rien la vie d'un seul individu. Quand ce dernier se met à la place d'un peuple entier, il sent aussitôt qu'il ne peut être trop prodigue de son sang, pour lui procurer un grand avantage; et c'est à réprimer ainsi le plus puissant instinct de la nature, par un sentiment de convenance et de devoir, que consiste l'héroïsme de sa conduite. Il y a en Angleterre beaucoup d'honnêtes gens qui, comme particuliers, seraient plus troublés de la perte d'une guinée, qu'ils ne le seraient, comme Anglais, de la perte de Minorque, et qui, cependant, s'il eût été en leur pouvoir de défendre cette forteresse, auraient mille fois sacrifié leur vie, plutôt que de la laisser tomber par leur faute au pouvoir de l'ennemi. Quand le premier Brutus envoya son fils à la mort pour avoir trahi la liberté naissante de son pays, il aurait reconnu, s'il avait voulu descendre au fond de son cœur, qu'il en immolait l'affection la plus profonde et la plus vive. Brutus aurait naturellement dû être beaucoup plus affecté de la mort de son fils, que des effets dont la privation d'un si grand exemple pouvait être suivie à Rome: mais il jugea ces effets, non pas avec les yeux d'un père, mais avec ceux d'un citoyen; il en prit tellement le caractère et les sentiments, qu'il cessa de voir les liens de la nature; et, pour un citoyen romain, les fils mêmes de Brutus ne méritaient pas d'être mis dans la balance avec le moins important des intérêts de Rome. Notre admiration pour ces grandes actions est bien moins fondée sur leur utilité, que sur leur héroïsme éclatant et inattendu. L'utilité leur donne, ilest vrai, un nouveau lustre, et augmente encore notre estime et notre admiration; mais elle n'est ordinairement aperçue que par ceux qui réfléchissent et qui combinent, et ce n'est pas cette qualité qui les rend recommandables au commun des hommes.

Il est nécessaire d'observer que lorsque le sentiment de l'approbation naît de la perception de cette sorte de beauté attachée à l'utilité, cette approbation est indépendante des sentiments des autres. S'il était possible qu'un homme parvînt à l'âge de raison sans aucune communication avec la société, ses propres actions pourraient lui plaire ou lui déplaire, uniquement à cause de leurs effets, pour ou contre son bonheur: c'est ainsi qu'il pourrait trouver quelque mérite dans sa prudence, dans sa tempérance, dans sa sagesse, et quelque vice dans les qualités contraires: c'est ainsi que les unes et les autres pourraient lui faire envisager son caractère, ou avec un plaisir semblable à celui que lui fait éprouver une machine ingénieuse et utile, ou avec l'opposition et le dégoût qu'inspire une combinaison gauche et maladroite. Cependant comme la perception de la convenance ou de l'inconvenance de nos actions est à quelques égards une matière de choix, et comme elle est fondée sur une manière de sentir si délicate, qu'elle peut porter le nom de goût, il est probable que cette perception échapperait à l'être infortuné qui vivrait absolument isolé de ses semblables; et lors même qu'elle ne lui échapperait pas, il est possible qu'elle ne fit pas le même effet sur lui avant ses rapports avec les hommes, qu'elle lui ferait après. Il n'éprouverait sûrement pas la même honte d'une action coupable, ni la joie orgueilleuse d'une action héroïque: il ne tressaillirait pas à l'idée d'avoir droit à une récompense, et ne frémirait pas d'effroi par la seule incertitude de mériter un châtiment. Tous ces sentiments supposent l'idée d'un être semblable à nous, d'un être qui est le juge naturel de ces sentiments mêmes et ce n'est que par sympathie pour les décisions de ce juge de notre conduite," que nous éprouvons la joie de l'approbation intérieure, et la honte de nous condamner nous-mêmes [43].


 
Cinquième partie. Influence de l'usage et de la mode sur nos sentiments d'approbation ou de désapprobation en matière de morale

 
Chapitre I. Influence de l'usage et de la mode sur les idées que nous avons de la beauté et de la difformité
Outre les causes dont nous avons parlé, il y en a d'autres qui influent essentiellement sur nos sentiments moraux: elles ont été la base de plusieurs opinions erronées et contraires qui ont régné dans différents âges et chez diverses nations, sur ce qui est digne d'éloge ou digne de blâme. Ces causes sont l'usage et la mode, qui étendent leur empire sur tous nos jugements, quel qu'en soit l'objet.

Lorsqu'on a souvent vu deux choses à la fois, l'imagination acquiert l'habitude de passer facilement de l'une à l'autre: dès que l'une se montre, l'autre suit bientôt. Elles sont, pour ainsi dire, d'accord pour nous faire penser l'une à l'autre: et nos pensées coulent, en quelque sorte, de celle-ci à celle-là. Quand même il n'y aurait aucune beauté réelle dans leur rapprochement, nous trouvons quelque inconvenance dans leur séparation, si l'usage les a une fois liées ensemble. L'une des deux nous paraît gauche et déplacée, sans celle qui l'accompagnait ordinairement. Nous ne trouvons pas ce que nous comptions trouver, et l'ordre habituel de nos idées est troublé. Un habit nous paraît incomplet, lorsqu'il manque de quelques-uns des ornements inutiles dont il est ordinairement chargé, et l'oubli d'un seul bouton suffirait pour nous le faire trouver désagréable. Lorsqu'il y a quelque convenance naturelle dans l'union de deux objets, l'usage accroît le sentiment de cette convenance, et fait qu'un ordre différent nous est plus désagréable qu'il ne l'aurait été sans l'usage qui le réprouve. Les personnes accoutumées à voir des choses de bon goût et bien travaillées, éprouvent plus de répugnance pour celles qui sont de mauvais goût et grossières. Mais s'il y a quelque inconvenance dans la réunion de deux choses, la mode efface cette inconvenance, et nous fait perdre le sentiment opposé. Ceux qui ont été accoutumés au désordre et à la malpropreté, ont bientôt perdu tout sentiment de propreté et d'élégance. Les modes d'habillement et de coiffure qui paraissent ridicules à un étranger, ne semblent pas telles au. peuple qui les a adoptées.

La mode est différente de l'usage, ou plutôt elle est elle-même un genre particulier d'usage. La mode n'est point ce que tout le monde porte, mais ce que portent les personnes qui sont dans un rang et dans une situation élevée. Cette aisance, ce charme, cet empire, propre aux manières des grands, ainsi que la richesse et la magnificence de leurs habits, donnent, pour ainsi dire, de la grâce à toutes les formes qu'ils leur font prendre tant que ces formes sont employées par eux, elles sont liées dans notre imagination à l'idée de quelque chose d'éclatant et d'agréable; et ce rapport nous les fait trouver, en elles-mêmes, élégantes et agréables, quoiqu'elles nous fussent naturellement indifférentes. Dès que ces formes sont abandonnées par ceux qui nous les avaient fait admirer, elles. perdent aussi toute leur grâce et tout leur charme; et, adoptées ensuite par le peuple, elles nous paraissent participer de sa grossièreté et de sa bassesse.

Tout le monde convient que les vêtements et les meubles sont absolument sous l'empire de l'usage et de la mode. L'influence de ces causes ne se borne cependant pas à une sphère aussi étroite elle s'étend à tous les autres objets du goût, à la musique, à la poésie, à l'architecture. La mode, en fait d'habits et de meubles, change continuellement; et comme l'on trouve ridicule aujourd'hui ce qu'on admirait il y a cinquante ans, nous savons par expérience que c'est la mode et l'usage qui met en vogue tel meuble ou tel costume: aussi leur beauté ne duret-elle pas longtemps. L'habit le mieux imaginé n'est guère de mode qu'un an; et s'il est porté encore au delà de ce terme, ce n'est plus comme étant en vogue. Les meubles changent de mode un peu moins rapidement, parce qu'ils sont plus solides et plus dispendieux; en cinq ou six années, cependant, il s'y fait une révolution complète, et chaque homme, dans le cours de sa vie, en voit plusieurs se succéder. Les productions des autres arts plaisent plus longtemps: et quand leur invention est heureuse, la mode en est presque constante. Un bâtiment élégant peut durer plusieurs siècles. Une chanson peut, étant conservée par une sorte de tradition, passer à travers plusieurs générations successives. Un beau poëme peut durer autant que le monde, et pendant plusieurs âges, fixer le style, le goût et la forme des ouvrages du même genre. Peu d'hommes ont, pendant leur vie, le temps de voir la mode changer à cet égard [44]. Il y en a aussi très-peu qui connaissent assez les différents usages des nations anciennes pour pouvoir les adopter, ou du moins juger impartialement entre eux et ceux de leur âge et de leur pays; peu de gens aussi veulent avouer que l'usage et la mode influent beaucoup sur les idées qu'ils ont du beau dans les diverses productions des arts; on imagine souvent que toutes les règles qui y sont observées, sont fondées sur la raison et sur la nature, non sur l'habitude et le préjugé. Cependant la plus légère attention suffit pour nous faire reconnaître le contraire, et pour nous convaincre que l'influence de la mode et de l'usage n'est pas plus grande sur les habillements et sur les meubles, que sur les ouvrages d'architecture, de musique et de poésie.

Est-il possible, par exemple, d'assigner la raison pour laquelle le chapiteau dorique doit être mis sur une colonne qui a pour hauteur huit de ses diamètres? la volute ionique sur celle qui en a neuf? le feuillage corinthien sur celle qui en a dix? La convenance de ces approbations ne peut être fondéeque sur l'habitude et l'usage. Les yeux ayant été accoutumés à voir telle proportion particulière liée à tel ornement, seraient blessés s'ils n'étaient pas réunis. Chaque ordre d'architecture a des ornements qui lui sont propres, et qu'on ne peut changer sans déplaire à tous ceux qui connaissent les règles de cet art. Quelques architectes même prétendent que le goût exquis des Anciens a tellement déterminé les ornements propres à chaque ordre, qu'on n'en peut imaginer de meilleurs. Il est cependant difficile de croire, quelque agréables qu'ils puissent être, qu'ils soient les seuls d'accord avec telles ou telles proportions, ou que l'on n'ait pu, dans des temps antérieurs, en trouver mille autres qui convinssent également. Lorsque l'usage cependant a établi quelques règles particulières de construction, il est absurde, si elles ne sont pas absolument mauvaises, de vouloir les changer pour d'autres également bonnes, ou même plus élégantes et plus agréables. Un homme paraît ridicule, lorsqu'il se montre en public avec un habillement étranger à celui de tout le monde, même lorsque cet habillement est plus commode ou plus agréable que ceux d'usage ou de mode: et il semble également inconvenable de décorer une maison dans un autre genre que celui généralement adopté, quoiqu'on ait pu en choisir un qui lui soit préférable.

Les anciens rhéteurs prétendaient que la nature avait approprié une certaine mesure de vers à chaque genre d'ouvrage, et que cette mesure exprimait mieux le caractère, le sentiment ou la passion qui doit y dominer: que tel vérs convenait au genre grave, tel autre au genre badin, et qu'on ne pourrait en employer d'autres sans blesser le goût. L'expérience des modernes paraît cependant contredire cette assertion, qui avait pour elle de grandes probabilités: ce qu'on appelle le vers burlesque dans la langue anglaise, est le vers héroïque dans la langue française. Les tragédies de Racine et la Henriade sont écrites en vers de la même mesure que celui-ci: Let me have your advice in a weighty affair...

Le vers burlesque, en français, est au contraire presque le même que le vers héroïque de dix syllabes en anglais. L'usage a fait lier à tout un peuple les idées graves, élevées, sublimes, à une telle mesure de vers, tandis qu'un autre peuple a lié la même mesure aux idées riantes, enjouées et burlesques. Rien ne paraîtrait plus ridicule en anglais qu'une tragédie écrite en vers alexandrins; et en français, qu'un ouvrage du même genre écrit en vers de dix syllabes [45].

Un homme supérieur amènera quelques changements dans les règles de chaque art, et introduira de nouvelles méthodes de style, de musique et d'architecture. Comme l'habillement d'un homme agréable et riche est, par cela même, goûté, admiré et imité, quelque bizarre qu'il soit de même la supériorité d'un artiste habile fera goûter le genre nouveau qui lui sera propre, et le mettra à la mode, quel que soit l'art qu'il exerce. La musique et l'architecture ont éprouvé depuis cinquante ans des changements considérables en Italie, par l'imitation du goût particulier à quelques maîtres éminents dans ces arts. Quintilien accusa Sénèque d'avoir corrompu le goût des Romains, et d'avoir souillé d'ornements frivoles sa raison sévère et sa mâle éloquence. Salluste et Tacite, dans des genres différents, ont essuyé le même reproche: on a prétendu qu'ils avaient mis en vogue un style qui, quoique très-concis, trèsélégant, très-expressif et même très-poétique, manquait de grâce, de simplicité, de naturel, et rappelait évidemment le pénible travail qu'il avait coûté. Quelles grandes qualités, cependant, que celles qui couvrent de charmes tant de défauts! Quand un auteur a été loué pour avoir épuré le goût de sa nation, le plus grand éloge peut-être qu'on puisse donner à un autre, c'est de dire qu'il l'a corrompu. Pope et Swift ont introduit, dans la langue anglaise, l'un pour les longs vers, l'autre pour les courts, des formes différentes de celles qui étaient en usage avant eux, dans les ouvrages de poésie rimée. L'élégance de Butler a fait place à la simplicité de Swift: la fougue indomptable de Dryden et la correction souvent prosaïque et fatigante d'Addison, ne servent plus de modèle maintenant, tandisqu'on cherche toujours à imiter la nerveuse précision de Pope. Ce n'est pas seulement sur les productions des arts que la coutume et la mode exercent leur empire. Elles influent aussi sur nos jugements, relativement à la beauté des objets naturels. Combien de formes diverses et contraires passent pour des beautés dans différents genres! Les proportions qu'on recherche dans un animal, sont opposées à celles qu'on estime dans un autre; chaque espèce dans la nature a sa conformation et sa beauté particulières, distinctes de celles des espèces différentes. C'est d'après ce principe, que le savant père Buffier, jésuite, prétendait que la beauté de chaque objet consistait à avoir les formes et les couleurs générales propres à chaque classe d'objets à laquelle il appartenait. Ainsi, la beauté de chacun des traits de l'homme consiste à être, pour ainsi dire, moyennement éloigné de toutes les formes désagréables qu'offrent les traits de ses semblables. Un beau nez, par exemple, est celui qui n'est ni trop long ni trop court, ni trop élevé ni trop serré; mais qui est également loin de tous ces extrêmes, et qui cependant diffère moins de chacun d'eux que ces extrêmes ne diffèrent les uns des autres; sa forme est celle que la nature paraît avoir voulu donner à tous, quoiqu'elle s'en soit écartée de mille manières, et qu'elle-la rencontre rarement avec exactitude, mais avec laquelle tous ses écarts et toutes ses erreurs conservent toujours quelque ressemblance. Lorsque d'après un seul modèle, on fait plusieurs copies, elles ont toutes quelque similitude, et cependant chacune lui ressemble plus qu'elles ne ressemblent les unes aux autres. Elles conservent toutes quelque caractère de l'original: les plus défectueuses sont celles où on le trouve le moins; et quoiqu'il y en ait peu d'exactes, les plus fidèles cependant ressemblent encore davantage aux plus incorrectes, que les plus incorrectes ne se ressemblent entre elles. De même dans chaque espèce d'êtres, ce qu'il y a de plus beau porte les caractères généraux qui ont, pour ainsi dire, servi de modèle à l'espèce, et ressemble davantage à tous les individus dont elle est composée. Les monstres, au contraire, ceux qui sont complétement difformes, ont toujours quelque chose de particulier et d'extraordinaire; ils ressemblent moins que tout autre individu à la généralité de l'espèce à laquelle ils appartiennent. C'est ce qui fait que la beauté, quoique extrêmement rare, parce que très-peu d'individus ont exactement les formes pour ainsi dire moyennes qui la composent, est, dans un sens, quelque chose de très-commun, puisqu'elle consiste dans la réunion des formes les plus générales. Les formes d'usage, dans toutes choses, sont donc les plus agréables; et il faut avoir l'habitude de contempler et d'examiner chaque espèce d'objet pour pouvoir juger de leur beauté, et connaître les formes usuelles et générales qui la constituent. La connaissance la plus exacte et la plus délicate de la beauté de l'espèce humaine ne sert de rien pour juger celle des fleurs, celle des chevaux, ou celle de tout autre objet: c'est par la même raison que dans différents climats, où la variété des usages modifie diversement la généralité de l'espèce humaine, les idées de la beauté sont aussi très-diverses. La beauté d'un cheval barbe n'est pas celle qu'on prise dans un cheval anglais. Combien les idées de la beauté, de la figure et du corps humain ne sont-elles pas différentes chez les différentes nations? La blancheur du teint passe pour un défaut sur la côte de Guinée, les lèvres grosses et un nez écrasé y sont une beauté chez quelques peuples, les oreilles pendantes jusqu'aux épaules, excitent l'admiration. En Chine, une femme passe pour un monstre de laideur, si elle a le pied assez grand pour pouvoir marcher [46]. Quelques sauvages de l'Amérique attachent quatre planches autour de la tête de leurs enfants, et en pressent les os, encore tendres et flexibles, de manière à lui donner une forme absolument carrée. Les Européens sont surpris de ces barbares usages, auxquels certains missionnaires attribuent la stupidité particulière des peuples qui les ont adoptés. Mais, tout en les blâmant, ils oublient que la plupart des femmes européennes, pendant près d'un siècle et jusqu'à ces derniers temps, ont pressé les belles rondeurs de leurs formes naturelles, dans une prison du même genre, et que, nonobstant la gêne et les maladies qui en résultaient notoire ment, l'usage faisait trouver cette habitude agréable chez les nations les plus civilisées du monde.

L'ingénieux et savant Buffier avait adopté ce système sur la beauté. Tout son charme, selon lui, consistait à s'accorder avec les habitudes que l'usage a imprimées dans notre imagination par rapport à chaque espèce d'êtres.

Je ne puis penser, cependant, que le sentiment que nous avons de la beauté des formes extérieures, soit absolument fondé sur l'usage: l'utilité de chaque forme, sa convenance relativement au but qui l'a fait choisir, nous la font approuver et nous la rendent agréable, même indépendamment de la coutume. Il y a des couleurs qui nous sont plus agréables que d'autres, et qui, dès la première vue, satisfont davantage nos regards. Une surface unie plaît plus qu'une surface raboteuse; et la variété, que l'insipide uniformité. Une variété suivie, dans laquelle chaque nouvel objet est amené par celui qui le précède, et dont toutes les parties voisines semblent avoir un rapport naturel les unes avec les autres, est plus agréable qu'un assemblage confus d'objets mal accordés ensemble. Cependant, quoique éloigné de croire que la coutume soit le seul motif du charme que nous trouvons à la beauté, j'admets ce système ingénieux, jusqu'au point de croire qu'il n'y a presque aucune forme extérieure, quelque belle qu'elle soit, qui puisse plaire, si elle est contraire à ce que nos yeux sont dans l'usage de voir; et qu'il n'y en a point de si difforme, qui ne puisse plaire, si la coutume l'autorise, et si elle nous la présente dans chaque individu d'une espèce.


 
Chapitre II. Influence de la coutume et de la mode sur nos sentiments moraux
La mode et l'usage ont une si grande influence sur l'opinion que nous avons de la beauté, qu'il est difficile de penser que nos sentiments moraux en soient tout à fait indépendants. Ils le sont cependant bien plus que tout autre objet: en effet, il n'est point de forme extérieure, quelque bizarre et quelque capricieuse qu'elle soit, à laquelle la mode ne nous accoutume, et que l'habitude ne nous fasse trouver agréable. Mais le caractère d'un homme comme Néron ou Claude, est tel, que ni l'usage, ni la mode, ne peuvent nous les faire approuver. Le premier nous inspirera toujours de l'effroi et de l'horreur, et le second nous paraîtra toujours méprisable et ridicule. Ces opinions de l'imagination, d'où dépend le sentiment que nous avons de la beauté, sont très-fines et très-délicates; elles se modifient aisément par l'habitude et par l'éducation; tandis que les sentiments moraux de l'estime et du blâme sont fondés sur les passions les plus fortes de la nature humaine: si l'on peut les ployer, on ne peut du moins les pervertir entièrement.

Mais, quoique l'influence de la coutume et de l'usage, sur les sentiments moraux, soit très-faible, elle ressemble pourtant à ce qu'elle est à tout autre égard. Lorsque la coutume et l'usage sont d'accord avec nos principes naturels sur le bien et sur le mal, ils augmentent la délicatesse de nos sentiments, et fortifient notre éloignement naturel pour le vice. Ceux qui ont été élevés dans la bonne compagnie (je ne dis pas dans celle qui usurpe ce nom ), qui sont accoutumés à ne voir dans les personnes qu'ils fréquentent et qu'ils estiment, que des sentiments de justice, de modestie, d'humanité et d'ordre, sont beaucoup plus aisément blessés de ce qui est opposé aux règles prescrites par ces vertus; ceux qui, au contraire, ont eu le malheur de fréquenter des hommes violents, libertins, fourbes, injustes, perdent, je ne dis pas tout sentiment du désordre d'une pareille conduite, mais celui de sa monstruosité, et de la justice des châtiments ou de la vengeance auxquels elle expose. Familiarisés avec elle par le temps et l'habitude, ils sont disposés à la regarder comme ce qu'ils appellent la vie du monde, et comme ce que l'on doit même suivre, si l'on ne veut pas être dupe de sa probité.

La mode va même quelquefois jusqu'à mettre en vogue certains défauts, et jusqu'à décrier certaines qualités qui méritent l'estime. Sous le règne de Charles II, on regardait le libertinage et la débauche comme la marque d'une belle éducation.

D'après les idées de ce temps, ces vices paraissaient inséparables de la générosité, de la franchise, de la grandeur d'âme, de la loyauté, et on les regardait comme une preuve que celui qui s'y livrait était un homme bien né, qu'il n'était pas un puritain. La sévérité des mœurs, la régularité de la conduite, étaient méprisées: elles entraînaient avec elles le soupçon d'hypocrisie et de bassesse. Les esprits superficiels admirent les vices des grands: ces vices sont liés dans leur esprit à l'éclat de la fortune, et même à plusieurs vertus éminentes, dont ils aiment à revêtir ceux qui sont leurs supérieurs, comme à l'esprit de liberté et d'indépendance, à la franchise, à la générosité, à l'humanité, à la politesse. Au contraire, les vertus des hommes obscurs, l'économie, la frugalité, le travail, le respect pour les lois, leur paraissent avoir quelque chose de commun et de désagréable: ils les unissent dans leur pensée, avec la bassesse de l'état dans lequel ces qualités sont plus ordinaires, et avec plusieurs vices qu'ils supposent que cet état entraîne, tels que la méchanceté, le mensonge, la friponnerie.

Les objets dont les hommes s'occupent dans les différentes professions qu'ils exercent, étant très-variés, et les habituant à différentes passions, les conduisent nécessairement à des dispositions et à des mœurs très-diverses; on's'attend donc naturellement à trouver dans chaque état et dans chaque profession, les mœurs que l'on sait, par expérience, lui être propres. Mais, en tout genre de choses, nous aimons particulièrement cette conformation, pour ainsi dire moyenne, de traits et de parties, qui s'accorde avec le modèle général que la nature paraît avoir eu en vue pour chaque espèce d'objets. Dans chaque classe, ou, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans chaque espèce d'hommes, nous aimons à ne voir ni trop, ni trop peu de ce caractère, qui est ordinairement attaché à leur état et à leur situation. Un homme, disons-nous, doit avoir l'air de l'état et de la profession qu'il exerce, et cependant, dans toute profession, la pédanterie et l'affectation paraissent insupportables: tous les âges aussi ont, par la même raison, des caractères qui leur sont propres. On attend d'un vieillard cette gravité, cette modération que ses infirmités, sa longue expérience, et même son peu de sensibilité, rendent ou respectables ou naturelles. On aime à trouver dans un jeune homme cette gaieté, cette vivacité, résultat des vives impressions que les objets intéressants produisent sur les organes flexibles et inéprouvés de la jeunesse. Il peut cependant arriver que, dans chacun de ces deux âges, on ait un peu trop du caractère qui leur est propre la pétulance, l'inconséquence de la jeunesse, et l'insensibilité stupide de la vieillesse, deviennent, à la longue, également désagréables. Les jeunes gens, dit-on, plaisent lorsque leur conduite se rapproche de celle d'un âge plus avancé; et l'on aime que les vieillards conservent quelque chose de la gaieté de la jeunesse. Les uns et les autres peuvent cependant avoir un peu trop de manières de l'âge opposé. La réserve et la pesante affectation, qui sont pardonnables aux vieilles gens, rendent les jeunes gens ridicules. On pardonne à un jeune homme sa légèreté, son étourderie et sa vanité; mais on ne peut souffrir ces défauts dans un vieillard.

Le caractère et les mœurs particulières que nous attachons par la coutume à chaque état et à chaque profession, ont, quelquefois peut-être, une convenance indépendante de la coutume; elles sont telles, que nous les approuverions pour ellesmêmes, si nous considérions les diverses circonstances qui les affectent dans chaque différent état de la vie. La régularité de la conduite d'un homme dépend, non de la convenance qu'il y a entre sa conduite et quelques-unes des circonstances de son état, mais de celle qu'elle a avec toutes les circonstances qui (en nous figurant que nous sommes à sa place) attireraient naturellement notre attention. S'il ne s'occupe que d'une de ces circonstances, au point de négliger les autres, nous désapprouvons sa conduite comme irrégulière, parce qu'elle ne s'accorde point avec tout ce qui constitue son état. Il peut cependant se faire que la passion qu'il témoigne pour un objet qui l'intéresse, n'excède point celle que nous approuverions dans une autre personne dont l'attention n'aurait point à se partager. Un homme dans la vie privée, peut témoigner, pour la perte d'un fils, un chagrin et une douleur qui seraient im pardonnables dans un général à la tête d'une armée, que la gloire et le salut de son pays doivent captiver tout entier. Comme, dans les circonstances ordinaires de la vie, différents objets doivent occuper l'attention des hommes qui exercent différentes professions, il s'ensuit qu'ils doivent prendre l'habitude de différentes passions; et lorsque nous nous mettons à leur place, nous sentons que chaque circonstance doit les affecter plus ou moins, selon que le sentiment qu'elle excite se rapproche ou s'éloigne de l'habitude qu'ils ont prise et du caractère de leur esprit. On ne peut exiger qu'un ecclésiastique ait autant de goût pour les plaisirs et les amusements de la vie, qu'un militaire. Celui dont toute l'occupation consiste à entretenir les hommes de cet avenir redoutable qui les attend, à leur montrer les suites funestes de leurs crimes, à les édifier parson exemple, à les confirmer dans la pratique de leurs devoirs, aurait mauvaise grâce en leur annonçant ces vérités importantes d'un air léger et dissipé: les idées qui occupent son esprit sont trop grandes pour donner entrée aux objets frivoles qui capti vent toute l'attention des gens du monde. On sent donc que, indépendamment de l'usage, il y a un certain caractère de manières que la coutume a attaché à cette profession, et que rien ne convient mieux, en effet, à un ecclésiastique que la sévérité grave et silencieuse qu'on attend ordinairement de lui. Ces réflexions sont si évidentes, qu'il y a peu d'hommes qui ne les aient faites, et qui n'en aient déduit l'estime qu'ils ont pour les personnes de cet état.

On ne sait pas aussi précisément sur quoi se fonde le caractère ordinaire de quelques autres professions; notre approbation, à cet égard, dépend entièrement de l'habitude, sans qu'aucune réflexion y ait eu part. Ainsi la coutume seule fait que nous attachons un caractère de gaieté, de légèreté, de franchise, et même de dissipation à la profession des armes. Cependant si nous examinions celui qui convient le plus aux personnes de cet état, nous trouverions peut-être que la gravité et la réflexion yont parfaitement à des gens qui sont sans cesse exposés aux plus grands dangers, et qui, par conséquent, doivent être plus occupés de la pensée de la mort que les autres 'hommes. C'est pourtant là vraisemblablement ce qui fait que le caractère opposé se rencontre plus souvent chez les militaires. Il faut un si grand effort d'esprit pour surmonter la crainte de la mort, lorsqu'on l'envisage de sang-froid et avec attention, que ceux qui y sont sans cesse exposés trouvent plus facile d'en détourner leur pensée, de vivre dans l'insouciance et dans la sécurité, et de se plonger, pour en bannir l'image, dans la dissipation et dans les plaisirs. Un camp n'est point le lieu qui convient à celui qui médite et qui a de la mélancolie; il faut pourtant convenir que les personnes mélancoliques et réfléchies ont souvent beaucoup de courage, et sont capables, par un effort surnaturel, de courir avec résolution à la mort la plus inévitable. Mais si l'on est continuellement exposé au danger, même à un danger éloigné; si l'on est pendant longtemps obligé de faire de pareils efforts, l'âme s'épuise et devient incapable d'éprouver ni contentement ni bonheur. Les personnes vives et étourdies qui n'ont pas besoin de faire un pareil effort, qui ont pris le parti de ne jamais envisager l'avenir, et qui étouffent, dans les amusements et dans les plaisirs, les inquiétudes auxquelles leur état les expose, en supportent plus facilement toutes les circonstances. Lorsqu'un militaire n'est pas à portée de bannir l'idée du danger que son état lui fait courir, il perd bientôt cet esprit de gaieté et de dissipation qui le caractérise. Le chef d'une garde bourgeoise est ordinairement aussi sobre, aussi grave et aussi économe que le reste des habitants c'est ce qui fait qu'une longue paix est trèspropre à diminuer la différence qu'il y a entre le caractère bourgeois et le caractère militaire. Cependant la situation ordinaire des gens de guerre les habitue si fort à la gaieté et à la dissipation, l'une et l'autre sont tellement dans leur caractère, et l'on est généralement si accoutumé à les regarder comme liées à leur genre de vie, que nous sommes disposés à mépriser ceux qui ne peuvent en prendre l'habitude. Nous nous moquons de la mine grave et soucieuse d'une garde bourgeoise, parce qu'elle ressemble peu à celle d'une garde militaire ceux mêmes qui la composent sont tellement honteux de leur figure, et si fâchés de ne pas ressembler aux gens de leur profession, qu'ils affectent souvent une légèreté qui ne leur est point naturelle. Quel que soit le maintien que nous sommes habitués à trouver dans des hommes d'un ordre respectable, il se lie si fort dans notre imagination avec l'idée de leur propre personne, que nous nous attendons à leur trouver ce même maintien dès que nous les voyons, et que nous sommes choqués si nous leur en remarquons un autre. Nous sommes même embarrassés, et nous ne savons comment nous adresser à des gens qui affectent de ne point ressembler à ceux à côté desquels nous avons coutume de les placer.

Les différents siècles et les différents climats font encore prendre aux hommes différents caractères; et leurs opinions sur le degré de bonté ou de méchanceté de chaque qualité varient selon ce que l'usage a réglé, à cet égard, dans leur pays et dans leur siècle. Le degré de politesse dont on fait tant de cas en Angleterre, passerait, peut-être, pour une basse adulation en Russie, ou pour de la grossièreté en France. De même, le degré d'économie et de frugalité qui serait regardé parmi la noblesse polonaise, comme une avarice excessive, aurait l'air d'une prodigalité extravagante chez un bourgeois d'Amsterdam. Dans chaque siècle et dans chaque pays, on regarde la conduite des personnes les plus estimées comme la mesure du degré auquel l'on doit porter les vertus et les qualités; et cette mesure variant selon que différentes circonstances ont plus ou moins converti ces vertus en habitudes, les opinions des hommes, sur l'exacte convenance du caractère de telle ou telle conduite, varient en conséquence.

Chez les nations civilisées, les vertus qui sont fondées sur l'humanité, sont plus cultivées que celles qui ont pour base la modération et l'empire sur les passions. Parmi les peuples grossiers et barbares, les vertus qui tiennent à l'empire sur soimême, sont au contraire plus honorées que celles qui tiennent à l'humanité. Le bonheur et la sécurité qui règnent en général dans les siècles éclairés et policés, fournissent peu d'occasions d'exercer le mépris du danger, la patience à supporter le travail, la faim et la douleur. On y peut facilement éviter la pauvreté; et le mépris des richesses cesse même d'être une vertu.

L'abstinence du plaisir y devient moins nécessaire, et l'esprit humain a plus de liberté pour se développer et pour satisfaire ses divers penchants.

Il en est tout autrement chez les peuples sauvages et barbares. Chaque sauvage est en quelque sorte, élevé comme un Spartiate sa situation l'endurcit à toutes sortes de travaux. Il vit dans un danger continuel; il est exposé aux plus dures extrémités de la faim, et meurt souvent d'inanition. Sa position ne l'accoutume pas seulement à toutes sortes de fatigues et de maux; elle lui apprend encore à ne montrer aucune des passions que ces maux lui inspirent. Il ne peut attendre des autres sauvages, ni compassion, ni indulgence, pour aucun genre de faiblesse. L'homme ne s'intéresse aux autres que quand il se trouve passablement bien lui-même. Lorsque notre propre misère nous presse, nous n'avons pas la possibilité de prendre part à celle de nos semblables; et les sauvages sont trop occupés de leurs besoins personnels pour faire attention à ceux des autres. Un sauvage, de quelque nature que soit sa douleur, ne compte sur aucune sympathie; il dédaigne, en conséquence, de faire connaître ce qu'il souffre par la moindre plainte et le moindre signe de faiblesse: quelque violentes que soient les impressions qu'il reçoit, il ne leur permet jamais d'altérer son visage ou son maintien. On assure que les sauvages de l'Amérique septentrionale conservent, dans toutes les circonstances possibles, un sang-froid inébranlable, et qu'ils croient s'avilir, en paraissant un moment vaincus par l'amour, par la douleur ou par le ressentiment. Ils étonnent les Européens par leur force d'âme et leur empire sur eux-mêmes. On serait tenté de croire que dans ces pays où tous les hommes sont au même niveau par le rang et la fortune, les mariages se contractent avec une grande facilité, et qu'il est impossible d'y chercher autre chose qu'une convenance mutuelle. Cependant ils s'y font tous, sans exception, par l'entremise des parents; et un jeune homme se croirait déshonoré, s'il montrait la moindre préférence pour une femme plutôt que pour une autre, et s'il n'affectait une entière indifférence, et pour la personne qu'il doit épouser, et pour le moment de son mariage. Les faiblesses de l'amour qui, dans les siècles d'humanité et de politesse, inspirent tant d'intérêt, obtiennent tant d'indulgence, sont regardées par les sauvages comme des lâchetés impardonnables; même après le mariage, les deux époux paraissent honteux d'un lien fondé sur un besoin abject. Ils n'habitent point ensemble; ils ne se voient qu'à la dérobée; ils continuent à demeurer chacun chez leurs parents; et la cohabitation publique de deux sexes, qui est permise chez tous les peuples civilisés, passe, chez les nations sauvages, pour un acte de mollesse, indécent et vil. Les hommes n'y exercent pas seulement cet empire sur eux-mêmes, à l'égard de l'heureuse passion de l'amour; ils souffrent souvent, à la vue de leurs compagnons, les outrages, les injures, les insultes, avec l'apparence de la plus grande insensibilité, et sans exprimer le moindre ressentiment. Quand un sauvage est fait prisonnier de guerre, et qu'il entend, selon l'usage, sa sentence de mort de la bouche de ses vainqueurs, il l'entend sans émotion, et il se soumet ensuite aux plus affreux tourments, sans pousser une plainte, sans laisser percer d'autre passion que son mépris pour ses ennemis. Tandis`qu'il est suspendu sur les flammes, il brave ses bourreaux, et leur conte ingénument qu'il a fait subir le même supplice à ceux de leurs compatriotes qui sont tombés entre ses mains. Après qu'il a été déchiré, brûlé, frappé pendant des heures entières, dans les parties les plus sensibles de son corps, on lui accorde souvent un moment de relâche, pour prolonger ses tourments, et on le détache du fatal poteau. Il emploie ordinairement cet intervalle à s'entretenir d'objets indifférents, à demander des nouvelles de son pays; il semble presque étranger à sa propre situation; les spectateurs paraissent également insensibles. La vue d'un spectacle si terrible ne leur fait aucune impression; ils ne font attention à leur victime, que pour ajouter à ses tourments, ou bien ils fument du tabac, et s'amusent à d'autres bagatelles, comme si rien ne se passait sous leurs yeux. Tous les sauvages, dès leur plus tendre jeunesse, sont accoutumés à envisager cette mort tragique comme leur fin inévitable. Dans cette vue, ils ont imaginé un chant de mort, qu'ils chantent lorsqu'ils tombent au pouvoir de leurs ennemis, et en expirant au milieu des tortures. Ce chant respire le mépris de la douleur, de la mort, et de ceux qui la leur donnent. Ils le chantent encore dans toutes les occasions extraordinaires: lorsqu'ils vont à la guerre, lorsqu'ils rencontrent l'ennemi, ou lorsqu'ils veulent montrer que leur imagination est familiarisée avec l'idée des plus grands dangers; qu'aucun événement ne peut ébranler leur courage et changer leurs desseins. On retrouve ce mépris de la mort et des supplices chez tous les peuples sauvages. Il n'y a pas de nègre sur la côte d'Afrique, qui n'ait, à cet égard, une magnanimité et un courage au-dessus de tout ce que l'âme de son barbare maître peut concevoir. Jamais la fortune n'exerça plus cruellement son empire sur les hommes, que lorsqu'elle soumit ce peuple de héros au rebut des prisons européennes, à des misérables qui n'avaient ni les vertus de leur patrie, ni celles du pays qu'ils venaient ravager, et que leur cupidité, leur brutalité, leur bassesse ont si justement rendus l'objet du mépris de leurs propres victimes.

Cette fermeté indomptable, héroïque, que l'éducation et l'usage ont rendue familière à tous les sauvages, n'est pas nécessaire aux hommes civilisés. S'ils se plaignent lorsqu'ils souffrent, s'ils s'affligent lorsqu'ils sont malheureux, s'ils se laissent dominer par l'amour ou effrayer par le danger, ils obtiennent aisément l'intérêt et l'indulgence. On ne croit pas que ces faiblesses altèrent essentiellement leur caractère. Tant qu'ils n'agissent pas d'une manière contraire à la justice et à l'humanité, ils n'ont rien à craindre pour leur réputation, même lorsque leur visage, leur maintien ou leurs discours portent l'empreinte de l'émotion et du trouble. Des hommes humains et policés, qui sont susceptibles de sympathie pour les passions des autres, conçoivent et partagent plus vivement que les sauvages tout ce que les passions peuvent faire faire; ils en pardonnent facilement les erreurs. La personne même qui est coupable de ces erreurs, étant assurée de l'indulgence et de l'équité des autres, ne craint point de s'exposer à leur mépris, en s'abandonnant à la violence de ses impressions. Nous nous livrons plus volontiers à nos passions en présence d'un ami qu'en présence d'un étranger, parce que nous attendons de lui plus de sympathie et d'indulgence. C'est par une raison semblable que, chez les peuples civilisés, l'usage permet un maintien et des manières plus animées que chez les peuples sauvages. Les hommes civilisés parlent entre eux avec la franchise et l'ouverture ordinaires entre des amis, tandis que les sauvages conservent, dans leur entretien, la réserve naiurelle entre des étrangers. L'action et la vivacité avec laquelle les Français et les Italiens (les deux peuples de l'Europe les plus civilisés) s'expriment dans les occasions même les plus indifférentes, étonnent tous des étrangers qui viennent les voir, et qui, ayant été élevés parmi les hommes moins sensibles et moins vifs, ne peuvent goûter ces manières passionnées dont ils n'ont jamais vu d'exemple. Un jeune seigneur français à qui on aurait refusé un régiment, n'aurait pas rougi de pleurer en présence de toute la cour. Un Italien, dit l'abbé Dubos, fait paraître plus d'émotion lorsqu'il est condamné à une amende de vingt ou trente sous, qu'un Anglais auquel on lit sa sentence de mort. Cicéron, dans le siècle le plus poli de Rome, ne parut point avili lorsque l'amertume de sa douleur lui fit verser des larmes devant le peuple et le sénat, et il est même évident qu'il en répandait à la fin de presque tous ses discours. Mais, dans les premiers temps et dans toute l'austérité de Rome, les orateurs n'osaient s'abandonner à d'aussi vives émotions; et il est probable qu'on aurait accusé Scipion, Lælius et le vieux Caton, de dégrader la nature, s'ils en avaient ainsi montré publiquement les faiblesses. Les premiers guerriers de Rome s'exprimaient avec ordre, avec gravité, avec sens; mais ils étaient absolument étrangers à cette éloquence sublime et passionnée que les Gracques, Crassus et Sulpitius introduisirent à Rome peu d'années avant la naissance de Cicéron; et cette éloquence qui a eu cours depuis longtemps en France ou en Italie, tantôt avec succès, tantôt sans succès, commence, depuis peu seulement, à être connue en Angleterre.

Telle est la différence qui se trouve entre le degré d'empire sur soi-même que l'on exige chez les peuples sauvages, et celui qui est nécessaire chez les peuples civilisés; et tels sont les di vers types des jugements portés par les uns et les autres sur la propriété des actions humaines.

Cette différence en amena d'autres, non moins essentielles. Les peuples civilisés étant accoutumés à s'abandonner aux mouvements de la nature, prirent un caractère plus ouvert, plus franc, plus sincère; les peuples sauvages étant obligés, au contraire, à cacher et, pour ainsi dire, à supprimer les signes exté ́rieurs de toutes les passions, acquirent nécessairement l'habi tude de la dissimulation et de l'hypocrisie. Tous ceux qui ont connu les sauvages de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Asie, ont observé qu'ils sont tous également impénétrables, que quand ils ont résolu de taire la vérité, rien ne peut la leur arracher, et que leurs paroles n'offrent aucun indice qui puisse la faire découvrir. Les questions les plus adroites ne les troublent jamais; et ils gardent leur secret au milieu même des tortures. Cependant, quoique les passions des sauvages restent cachées au fond de leur cœur, sans qu'aucun signe extérieur les trahisse jamais, leur violence va jusqu'à la fureur; lors même qu'ils ne montrent pas de colère, leur vengeance, dès qu'ils s'y abandonnent, est toujours sanguinaire et mortelle. Le plus léger affront les blesse jusqu'au désespoir. Leur maintien et leurs discours sont toujours calmes et composés, et n'annoncent qu'une âme tranquille; mais leurs actions sont ordinairement furieuses et violentes. Il n'est pas rare, parmi les sauvages d'Amérique, de voir les personnes de l'âge et du sexe le plus timide, lorsqu'elles reçoivent quelque légère réprimande de leur mère, se donner la mort sans proférer d'autres paroles que celles-ci: Vous n'aurez pas longtemps une fille. Les nations civilisées offrent peu d'exemples de ces passions impétueuses et désespérées. Elles y sont plus agitées et plus bruyantes, mais rarement mortelles: leurs signes extérieurs paraissent avoir principalement pour but d'exciter la sympathie et l'approbation du spectateur, et de paraître fondées.

Tous ces effets de la coutume et de la mode sur les sentiments moraux des hommes sont cependant peu de chose en comparaison des effets qu'elles ont en d'autres cas, et elles corrompent moins profondément le jugement que nous portons sur le caractère général de notre conduite et de nos manières, que celui que nous portons sur la convenance ou sur l'impropriété d'une action ou d'un usage en particulier.

Les différentes manières que la coutume nous fait approuver dans les différents états, ne portent pas sur des actes et sur des objets d'une grande importance. Nous attendons autant de bonne foi et de vérité d'un vieillard que d'un jeune homme, d'un ecclésiastique que d'un militaire; et ce qui distingue le caractère propre à leur état est peu important et peu remarqué. Cependant, si aucune observation n'était omise, nous reconnaîtrions que, indépendamment de l'usage, il y a quelque convenance de conduite dans le caractère qu'il nous fait exiger dans chaque profession: on ne peut donc pas dire que l'usage ait à cet égard perverti nos sentiments naturels.

Quoiqu'un peuple fasse consister le caractère qu'il estime dans un degré précis d'une telle vertu, et qu'un autre peuple exige, pour le même caractère, un autre degré de la même vertu, le seul inconvénient qui puisse résulter de cette différence, c'est que les devoirs d'une vertu empiéteront quelquefois sur les limites d'une autre. Ainsi, l'hospitalité rustique qui est en usage chez les Polonais, est peut-être contraire à l'ordre et à l'économie; et la frugalité sévère des Hollandais nuit peut-être à la générosité et à la bienveillance nécessaire dans la vie sociale. Le courage qu'on exige des sauvages nuit sans doute à leur humanité; et la sensibilité délicate qu'on attend des peuples civilisés, altère souvent la mâle fermeté du caractère. Cependant l'observation a fait reconnaître que le caractère général des mœurs des différents peuples était le plus convenable à leur situation. La fermeté est plus nécessaire à un sauvage que l'humanité, et l'humanité que toute autre vertu à un homme civilisé. On ne peut donc pas dire que ces nuances diverses aient véritablement corrompu nos sentiments moraux.

L'usage n'autorise point les erreurs importantes sur la propriété de nos actions quant au caractère général qu'elles donnent aux mœurs et à la conduite; ce n'est que dans des circonstances particulières que l'influence de l'usage est destructive de la saine morale, et qu'elle peut aller jusqu'à faire regarder comme innocentes et louables des actions contraires aux principes les plus évidents du juste et de l'injuste.

Est-il rien de plus barbare, par exemple, que de faire du mal à un enfant? Sa faiblesse, son innocence, sa candeur excitent la compassion d'un ennemi; et ne pas épargner cet âge si tendre et si touchant, passe pour le dernier excès de rage d'un vainqueur furieux. Quel doit donc être le cœur du père qui ne le respecte pas, tandis qu'un ennemi a peine à ne pas l'excepter de sa vengeance! Cependant l'exposition, c'est-à-dire le meurtre des enfants nouveau-nés, était en usage chez presque tous les peuples de la Grèce, même chez les Athéniens, le plus civilisé de tous; et lorsque quelque circonstance rendait difficile à un père d'élever son enfant, il n'encourait aucun blâme en le laissant mourir de faim, ou en l'exposant aux bêtes féroces. Une pareille coutume avait sans doute pris naissance dans les âges de la plus sauvage barbaric. L'imagination se familiarisa avec elle pendant cette époque, et une habitude générale empêcha depuis d'apercevoir combien elle était monstrueuse. Elle est encore en vigueur aujourd'hui chez les nations sauvages: c'est sans doute chez elles qu'il est plus facile de la concevoir et de la pardonner. Un sauvage est tellement privé de tous les objets de ses premiers besoins, qu'il est souvent en danger de périr de faim, et qu'il n'a pas plus de moyens de nourrir son enfant que de se nourrir lui-même. Il est peu surprenant alors qu'il l'abandonne. Un homme qui, fuyant devant un ennemi auquel il lui est impossible de résister, jetterait là son enfant pour courir plus rapidement, serait sûrement excusable, puisqu'en essayant de le sauver, il ne pourrait espérer que la consolation de mourir avec lui; il n'est donc pas extraordinaire que, dans l'état sauvage, les parents s'attribuent le droit de juger lorsqu'ils peuvent ou non élever leurs enfants. Cependant, dans les derniers siècles de la Grèce, ce droit affreux était accordé aux parents par des motifs d'intérêt et de convenance, que rien alors ne pouvait justifier. Un' usage non interrompu avait tellement établi cette affreuse prérogative, que non-seulement les maximes corrompues du monde la toléraient, mais que la doctrine des philosophes (par des considérations d'utilité publique) n'osait l'attaquer. Aristote, même, a prétendu que les magistrats devaient la soutenir quelquefois. Platon est de cet avis; et ses écrits, quoique animés d'un profond sentiment d'humanité, ne renferment à cet égard aucune désapprobation. Quand l'usage a sanctionné une pareille violation de l'humanité, il n'y a point de barbarie qu'il ne puisse autoriser. Telle chose est d'usage, dit-on souvent; et une pareille raison semble justifier ce qui est le plus injuste et le plus déraisonnable. Il est facile de voir pourquoi l'usage n'a pas corrompu nos jugements par rapport au caractère général des mœurs, au même degré auquel il l'a perverti relativement à la convenance ou à l'immoralité des actions particulières. Un intérêt général a empêché le premier genre de corruption d'aller aussi loin que le second. Quelle société, par exemple, aurait pu s'établir, si des mœurs aussi inhumaines que celles dont nous venons de parler, y étaient reçues?


 
Sixième partie. Du caractère de la vertu

 
Introduction
Quand nous considérons le caractère d'un homme, nous l'envisageons sous deux aspects différents d'abord relativement à ce qu'il est pour son propre bonheur; en second lieu, relativement à l'influence qu'il peut avoir sur le bonheur des autres.


 
Section première. Du caractère de l'individu, relativement a són propre bonheur, ou de la prudence
La vie et la santé sont les premiers objets dont la nature inspire le soin à chaque individu. Le sentiment de la faim et de la soif, du plaisir et de la douleur, du froid et du chaud, sont, pour ainsi dire, des leçons qu'elle nous donne sur ce que nous devons choisir ou éviter pour remplir le but de notre existence. Les premiers préceptes que l'enfance reçoit ont aussi le même objet; ils tendent principalement à nous apprendre comment nous pouvons nous préserver de tout ce qui peut nous nuire.

En sortant de l'enfance, nous apprenons bientôt que nous avons besoin de quelques soins et de quelque prévoyance, pour. nous assurer des moyens de satisfaire nos premiers besoins; pour éprouver le plaisir et éviter la douleur; pour nous procurer les impressions agréables d'une douce température, et éviter les impressions pénibles du froid. C'est dans la combinaison de ces soins et de ces prévoyances que consiste le talent de conserver et d'accroître ces biens extérieurs que l'on appelle fortune.

Quoique les biens extérieurs n'aient été d'abord estimés que parce qu'ils assurent la satisfaction de nos besoins et la jouissance de toutes les commodités de la vie, dès que nous sommes dans le monde, nous reconnaissons bientôt que les hommes y mesurent le rang et le crédit sur la plus ou moins grande part que nous possédons de ces biens, ou que nous sommes censés en posséder. Le désir d'obtenir ce rang et ce crédit parmi nos égaux, et de captiver l'espèce de respect qui les accompagne, est une des plus fortes passions dans l'état social; il nous inspire plus d'ardeur pour les avantages de la fortune, que l'inquiétude même relative à la satisfaction des besoins du corps, pour lesquels il faut si peu de chose.

Notre rang et notre crédit parmi les hommes dépendent aussi, à quelques égards, de ce dont le sage voudrait qu'ils dépendissent uniquement de notre caractère et de notre conduite; ils tiennent à l'estime et à la confiance que nous inspirons à ceux avec qui nous vivons.

Le soin de notre santé, de notre fortune, de notre rang, de notre réputation, de tout ce qui peut intéresser notre sûreté et notre bonheur, est proprement l'objet de la vertu qu'on appelle prudence.

On a déjà observé que nous éprouvions plus de peine, lorsque d'une heureuse situation nous tombions dans une situation moins bonne, que nous n'éprouvions de bonheur en étant élevés à une situation meilleure. Conserver ou acquérir un état tranquille et assuré, forme donc le principal objet de la prudence. Elle nous défend de faire courir aucune espèce de hasard à notre santé, à notre fortune, à notre crédit, à notre répu tation. Elle est plus circonspecte qu'entreprenante, et plus inquiète de conserver les avantages acquis, que prompte à en acquérir de plus grands. La méthode d'amélioration qu'elle nous fait suivre, consiste à ne rien risquer de notre situation et de notre fortune, à devenir habiles et éclairés dans notre profession ou dans notre commerce; à régler en un mot toutes nos dépenses avec simplicité et presque avec parcimonie [47]. L'homme prudent s'attache à bien savoir ce qu'il est supposé savoir plutôt qu'à persuader aux autres qu'il le sait; et quoique ses talents ne soient pas toujours brillants, ils sont cependant toujours propres à remplir les obligations que sa position lui prescrit: il n'en impose point par un art imposteur, ni par l'arrogance d'un pédant rengorgé, ni par le ton tranchant de l'impudente charlatanerie. Il ne tire pas même vanité des talents qu'il possède. Sa conversation est simple et modeste: il dédaigne l'adresse hypocrite avec laquelle tant d'hommes surprennent l'attention publique et usurpent une réputation. Il se repose, à cet égard, sur ses véritables titres, et néglige de captiver la faveur de ces coteries littéraires qui s'érigent en arbitres des arts et des sciences, et qui, pour rehausser quelques talents et quelque mérite, ont besoin de décrier tout ce qui peut rivaliser avec elles. Il reste à part, non pour en imposer au public, mais pour empêcher le public d'être égaré sur son compte par les clameurs et les intrigues propres aux diverses sociétés de ce genre.

L'homme prudent est toujours sincère; la seule pensée de s'exposer à la confusion qui suit une tromperie découverte, lui fait horreur: mais, quoique toujours sincère, il n'est pas toujours ouvert et franc; et, quoiqu'il ne dise que la vérité, il ne se croit pas tenu, à moins d'y être appelé par des circonstances obligatoires, à la dire tout entière. Il conserve toujours de la retenue dans ses actions, de la réserve dans ses discours, et n'énonce jamais témérairement, ni sans nécessité, son opinion sur les choses ou sur les personnes.

Quoique l'homme prudent ne soit pas remarquable par unesensibilité exquise, il est cependant très-susceptible 'd'amitié; mais il ne connaît pas cette amitié ardente, passionnée et presque toujours inconstante, qui paraît si délicieuse à la générosité et à l'inexpérience de la jeunesse la sienne est un attachement constant et fidèle pour un petit nombre de personnes éprouvées et choisies, non par l'admiration inconsidérée des qualités qui brillent et qui éblouissent, mais par la sage estime des vertus modestes. Quoique capable d'amitié, l'homme prudent aimé peu le monde: il fréquente rarement ces sociétés de fêtes et de plaisirs qui sont distinguées par les agréments et la gaieté de la conversation; jamais il n'y figure: leurs mœurs bruyantes troubleraient la régularité de ses habitudes et de ses travaux; elles dérangeraient la simplicité et la frugalité constante de sa vie.

Si sa conversation n'est pas toujours amusante et animée, elle est toujours sage et innocente. Il ne peut pas même supporter l'idée de cette pétulance et de cette rudesse de manières qui choque ou blesse toujours les autres. Il n'humilie personne, et se met toujours plutôt au-dessous qu'au-dessus de ses égaux. Il est, dans sa conduite et dans sa conversation, fidèle observateur de la décence; il a un respect scrupuleux pour les usages établis dans le monde, et il donne, à cet égard, un autre exemple que celui qui a été souvent donné par des hommes supérieurs en talents et en vertus qui, dans divers âges, et depuis Socrate et Aristippe, jusqu'à Swift et Voltaire, depuis Philippe et Alexandre jusqu'au Czar Pierre Ier, se sont trop souvent distingués par un mépris insolent et inconvenable des manières établies dans le monde et dans la conversation: exemple contagieux, et qu'ont fidèlement suivi tous ceux qui cherchaient à leur ressembler, et qui, ne pouvant atteindre à leurs talents, voulaient au moins imiter leurs défauts.

Dans la constance de sa frugalité et de son activité, dans le courageux sacrifice qu'il fait des jouissances du moment présent à l'attente de biens plus grands pour un temps éloigné, mais qui sera moins court; l'homme prudent est toujours soutenu et récompensé par l'approbation complète du spectateur impartial, et par celle de la conscience qui le représente en nous. Le spectateur impartial n'est pas entraîné comme la personne qu'il observe, par la violence de l'émotion qui agite celle-ci; il n'est pas aiguillonné par l'ardeur d'une passion ou d'un désir actuel. Il envisage du même œil la situation présente et la situation future de l'objet de son observation: il les voit, pour ainsi dire, à une égale distance, et il en reçoit des impressions semblables les unes aux autres: il sait aussi combien ces impressions sont différentes, dans les deux cas, pour la personne intéressée; il sait qu'elles l'affectent d'une manière toujours très-inégale. Il ne peut donc qu'approuver et même admirer cet empire sur soi-même qui la rend capable d'agir, comme si sa situation présente et sa situation future l'affectaient d'une manière aussi égale qu'elles l'affectent lui-même. L'homme qui vit du revenu qu'il possède est presque toujours satisfait d'une situation qui s'améliore ordinairement de jour en jour, à l'aide de quelques accumulations bornées, il est vrai, mais constantes. Leur résultat lui permet insensiblement de se relâcher de la rigueur de son économie ou de l'activité de son industrie, et il jouit d'autant plus de l'accroissement graduel de son aisance et de sa tranquillité qu'il a mieux senti le besoin de cet accroissement avant de l'éprouver. Il ne cherche point à changer une situation assurée, ni à connaître de nouveaux moyens de fortune qui pourraient altérer et non accroître cette tranquillité. Il ne se prête à aucune entreprise qu'elle ne soit longtemps combinée: il ne s'y laisse pas même engager par la nécessité; mais il prend toujours le temps d'en peser froidement et mûrement les conséquences.

L'homme prudent ne veut être responsable que de ce que ses devoirs lui imposent. Il n'aime point à se mêler des affaires qui lui sont étrangères, à donner des conseils qui ne lui sont point demandés, il se borne, autant que ses obligations le lui permettent, à ce qui l'intéresse personnellement; et il méprise cette vaniteuse importance que tant de gens tirent de leur apparente influence sur les affaires des autres. Il dédaigne d'entrer dans les querelles de parti: il hait les factions, et même il prête lentement l'oreille à la voix d'une ambition noble et généreuse. Il n'évite pas de servir son pays quand on le lui de mande; mais il ne cabale jamais pour se faire choisir. Il aime mieux que les intérêts publics soient bien conduits par d'autres mains que par les siennes, et il redoute l'inquiétude et la responsabilité attachées à leur maniement. Il préfère, dans le fond de son cœur, les jouissances paisibles et certaines d'une vie privée, non-seulement au vain éclat des succès de l'ambition, mais à la solide gloire des actions vraiment grandes et vraiment utiles.

La prudence, en un mot, lorsqu'elle est ainsi dirigée vers la conservation de la santé, de la fortune, de la réputation, de la tranquillité individuelle, quoiqu'elle soit regardée comme une qualité estimable et même aimable, n'est jamais considérée comme une de ces vertus nobles qui, par cela même, nous paraissent toujours respectables et chères. Aussi la prudence n'obtient qu'une tranquille estime, et ne paraît jamais mériter ni l'admiration ni l'amour.

Une conduite sage et judicieuse, lorsqu'elle a pour objet quelque chose de plus général et de plus noble que la santé, le rang et la fortune individuelle, est souvent et justement appelée prudence. On dit la prudence d'un grand général, d'un homme d'État, d'un législateur. On la suppose alors unie et combinée avec des vertus plus importantes et plus élevées, avec la valeur, avec l'amour des hommes, avec le respect sacré de la justice, avec l'empire sur soi-même. Cette prudence d'un ordre supérieur, quand elle est portée au plus haut degré, suppose la disposition, l'habitude et l'heureux talent d'agir dans toutes les circonstances et dans toutes les situations avec la plus parfaite convenance possible. Elle suppose nécessairement le plus haut degré de perfection dans les vertus morales et intellectuelles, et la meilleure tête jointe au meilleur cœur. Elle constitue le caractère propre du sage des Péripatéticiens, comme la prudence, pour ainsi dire personnelle, dont nous avons parlé d'abord, constitue le caractère du sage d'Epicure.

L'imprudence ou l'incurie de soi-même excite l'intérêt compatissant des hommes humains et généreux. Elle fait pitié aux hommes moins délicats; ils la méprisent même quelquefois: mais jamais on ne va pour elle jusqu'à la haine. Cependant quand l'imprudence se trouve jointe à de plus grands vices, elle porte jusqu'au dernier degré le mépris et l'aversion qui les accompagnent. L'adroit coquin, qui a eu assez de talent pour échapper, si ce n'est au soupçon, du moins à la conviction et au châtiment, est souvent accueilli dans le monde avec une indulgence qu'il ne mérite sûrement pas. Le fripon imprudént et maladroit, qui est connu et puni, devient l'objet d'une haine, d'un mépris et d'une dérision universelle. Dans les pays où les grands crimes sont souvent impunis, des actions atroces deviennent presque familières; elles cessent d'inspirer cette horreur qui les suit naturellement chez les peuples où l'on administre exactement la justice. Le crime est le même dans tous les pays; mais l'imprudence ne l'est pas. Dans les uns, le crime est une folie évidente; dans les autres, il n'est pas toujours considéré comme tel. Pendant près de six siècles, les assassinats, les meurtres, et même les meurtres par trahison, ont été très-fréquents en Italie parmi les premières classes de la société. César Borgia invita quatre jeunes princes, ses voisins, ayant de petites souverainetés et de petites armées sous leurs ordres, une conférence amicale à Sinigaglia, où ils furent égorgés à leur arrivée. Cette action infàmte, quoiqu'elle ne fût certainement point approuvée, même dans un siècle de crimes, parut cependant à peine déshonorer son auteur; elle ne contribua en rien à sa ruine, qui arriva peu d'années après par des causes absolument étrangères. Machiavel, qui n'était pas à la vérité (mème pour cette époque) un moraliste bien scrupuleux, résidait, comme ministre de la république de Florence, à la cour de César Borgia, quand ce prince commit cette trahison. Il n'en donne aucun détail dans ses écrits, si distingués par l'élégante simplicité du style; il en parle seulement d'une manière froide, et paraît mépriser la faiblesse et la sottise des victimes, sans déplorer leur sort, et sans témoigner aucune indignation contre la perfidie et la cruauté de leur bourreau. Les violences et les injustices des grands conquérants excitent souvent une folle et étonnante admiration: celles des assassins et des simples voleurs n'inspirent presque jamais que le mépris la haine et l'horreur. Les premiers, quoique mille fois plus coupables et plus nuisibles, obtiennent souvent, quand ils réussissent, les titres de grands hommes et de héros: les seconds paraissent vils et sont regardés comme les derniers des hommes, à raison de leur folie, autant qu'à raison de leurs crimes. Leurs actions sont cependant également criminelles, mais non pas également imprudentes. Un homme méchant et méprisable, qui a des talents, est souvent traité dans le monde. avec une considération qu'il ne mérite assurément pas; tandis qu'un homme méchant et imbécile paraît de tous les mortels le plus digne de haine et de mépris.

La prudence, unie aux autres vertus, constitue le plus noble caractère; comme l'imprudence, jointe au vice, constitue le caractère le plus abject.


 
Section II. Du caractère de l'individu, considéré dans ses effets relativement au bonheur des autres

 
Introduction
Le caractère de chaque individu influe sur le bonheur des autres, soit parce qu'il est disposé à leur nuire, soit parce qu'il est disposé à leur être utile.

Le ressentiment naturel d'une injustice tentée ou commise est le seul motif qui, aux yeux d'un spectateur impartial, puisse nous justifier lorsque nous troublons le bonheur des autres. Autrement, nous violons les lois de la justice, et la force doit réprimer cette violation. L'intérêt, et pour ainsi dire la sagesse générale, veut, dans tous les états, que la force du corps social soit employée à empêcher tous ceux qui le composent, de se nuire les uns aux autres. Les règles générales, pour atteindre à ce but, constituent les lois civiles et criminelles de chaque pays. Les principes sur lesquels ces règles sont ou doivent être fondées, deviennent l'objet d'une science particulière, de la jurisprudence naturelle, qui est peut-être de toutes les sciences la plus importante, comme la moins cultivée jusqu'ici, et sur laquelle le plan de cet ouvrage ne me permet d'entrer maintenant dans aucun détail [48]. Une attention religieuse à ne blesser en rien le bonheur des autres, même dans les circonstances où aucune loi précise ne les protége, constitue le caractère de l'homme juste et probe; caractère toujours respectable et même aimable en lui-même, lorsqu'il est porté au plus haut degré, et qui manque rarement d'être accompagné de beaucoup de vertus, de l'amour des hommes, de la noble humanité, de la généreuse bienveillance. Mais ce caractère est suffisamment connu, et n'a pas besoin de plus grande explication. Mon objet dans cette section est seulement de montrer quelles sont les bases de l'ordre que la nature paraît nous avoir tracé pour la distribution du bien que nous pouvons faire, ou quelle direction nous devons donner à notre bienfaisance, soit qu'elle se porte sur les individus, soit qu'elle s'étende sur la société tout entière. L'on verra que l'inaltérable sagesse de la nature, qui règle pareillement sa marche, à tous les égards, détermine ici l'ordre et le rang des inspirations qu'elle nous donne; et que nous sommes pressés plus ou moins vivement par elle d'être bienfaisants, selon que notre bienfaisance est plus ou moins nécessaire, plus ou moins utile.


 
Chapitre I. De l'ordre dans lequel la nature appelle nos soins et notre attention sur chaque individu
Tout homme, comme les Stoïciens ont coutume de le dire, est premièrement et particulièrement recommandé à lui-mêmepar la nature: il est, à tous égards, plus capable d'en prendre soin que personne. Chaque homme sent ses plaisirs et ses peines plus vivement que celles des autres. L'impression qu'il reçoit des premiers, est la sensation originale; l'impression qu'il reçoit des secondes, n'est que l'image réfléchie ou sympathique de cette sensation originale: l'une est en quelque sorte la substance; l'autre n'est, pour ainsi dire, que l'ombre.

Après nous, les personnes de notre famille, celles qui vivent avec nous, nos parents, nos enfants, nos frères et nos sœurs, sont les objets naturels de nos plus vives affections. C'est sur leur bonheur ou sur leur malheur, que notre conduite influe , ordinairement davantage: il nous est aussi plus naturel de sympathiser avec ces personnes. Nous savons jusqu'à quel point chaque chose les intéresse, et notre sympathie pour elles en est plus précise et plus déterminée; elle approche de plus près de ce que nous sentons pour nous-mêmes.

Cette sympathie et les affections qui en résultent, sont naturellement plus fortes, de la part des parents à l'égard des enfants, que de la part des enfants envers leurs parents; la tendresse de ceux-ci est généralement un sentiment plus vif que le respect et la reconnaissance des autres. Nous avons déjà observé que, dans l'état naturel des choses, l'existence des enfants, pendant leurs premières années, dépend entièrement des soins des parents, et que celle des parents ne dépend pas des soins des enfants: aux yeux de la nature, un enfant est un objet plus intéressant qu'un vieillard: il excite un intérêt plus vif et plus universel. Cela doit être ainsi: on peut tout attendre, ou au moins tout espérer d'un enfant; et ordinairement on ne peut rien espérer, rien attendre d'un vieillard: la faiblesse de l'enfance touche les cœurs les plus durs; et ce n'est guère que pour les hommes humains et vertueux, que les infirmités de l'âge avancé ne sont pas des objets d'aversion et de dégoût. La mort d'un vieillard inspire peu de regrets: celle d'un enfant a quelque chose de déchirant pour presque tout le monde.

La plus vive amitié est celle qui, dans l'âge où l'on est plus susceptible de ce sentiment, se forme presque toujours entre les frères et sœurs: leur union, pendant qu'ils sont encore dans la maison paternelle, est nécessaire à leur tranquillité et à leur bonheur. Leur situation leur rend très-importante une sympathie mutuelle; et, par la sagesse de la nature, cette même situation qui les force à vivre en bonne intelligence les uns avec les autres, rend leur sympathie, pour ainsi dire, habituelle, et par là même plus vive et plus sentie.

Les enfants des frères et des sœurs sont, comme tels, liés par l'amitié qui, après leur subdivision en différentes familles, continue à lier leurs parents. L'union réciproque des parents rend cette amitié plus douce, comme leur désunion peut l'anéantir. Tant qu'ils vivent ensemble, s'ils sont moins liés que des frères, ils ont cependant les uns pour les autres une affection qu'ils n'ont pas pour les étrangers; mais comme leur sympathie est moins nécessaire qu'entre des frères et sœurs, elle est aussi moins habituelle et conséquemment plus faible.

Les enfants des cousins, étant moins rapprochés entre eux que les cousins eux-mêmes, sont encore moins les uns pour les autres; et l'affection diminue ainsi graduellement, à mesure que les liens de la parenté s'étendent et se relâchent de plus en plus.

Ce que nous appelons affection, n'est réellement qu'une sympathie habituelle. Notre intérêt pour le bonheur ou pour le malheur de ceux qui sont les objets de ce que nous nommons nos affections, et notre désir de concourir à l'un, ou d'adoucir l'autre, ne sont que les effets actuels et les conséquences nécessaires d'une sympathie habituelle. Les parents étant placés dans une situation qui fait naturellement naître cette sympathie, on leur suppose une simple affection mutuelle; on l'attend même, et l'on est choqué lorsqu'elle n'existe pas. Il est même établi que les personnes liées par un certain degré de parenté, doivent éprouver certains sentiments les uns pour les autres, et qu'il est véritablement inconvenant qu'elles éprouvent des sentiments opposés. Un père ou une mère sans tendresse pour leurs enfants, des enfants sans respect pour leur père, paraissent des monstres, et sont, non-seulement des objets de haine, mais d'horreur.

Quoique, dans quelques cas particuliers, les circonstances qui font naître ordinairement ce que l'on appelle l'affection mutuelle des parents, puissent n'avoir pas existé, elles peuvent être suppléées par le respect pour les règles générales qui, s'il ne produit pas la même affection, inspire cependant quelque chose qui peut lui ressembler: Un père pourra être moins attaché à un fils que quelque accident aura éloigné de lui dans son enfance, et qui ne revient près de lui qu'après être, devenu homme. Alors le père sera moins tendre, et le fils moins respectueux, moins dévoué; les frères et les sœurs élevés dans différents pays, peuvent s'aimer moins; cependant s'ils sont vertueux, s'ils ont, par caractère, le sentiment du devoir, la règle générale leur inspirera une affection qui, sans être la même, ressemble pourtant beaucoup à celle qui serait née entre eux s'ils avaient passé ensemble leurs premières années; même pendant l'absence, les pères et les enfants, les frères et les sœurs, sont chers les uns aux autres; ils s'envisagent comme se devant un certain attachement mutuel; ils vivent dans l'espérance de jouir, un jour, de cette amitié qui doit se former naturellement entre les personnes unies par de pareils liens. Ordinairement le fils, le frère absent, est le fils et le frère favori. Il n'a jamais déplu, il n'a jamais contredit, ou bien son tort est oublié comme une étourderie d'enfance, incapable d'inspirer du ressentiment. Toutes les nouvelles qu'on en reçoit et qu'on lui donne (si toutefois la personne qui les transmet n'est pas d'un mauvais caractère), sont favorables et flatteuses. Le fils ou le frère absent n'est pas semblable à un autre fils, à un autre frère; il est parfait, et l'espoir qu'on nourrit du bonheur dont son amitié et sa société doivent faire jouir, a quelque chose de romanesque. Quand on se revoit, on est souvent si passionnément disposé à cette sympathie d'habitude, qui constitue l'affection naturelle entre les parents, qu'on croit à l'instant l'éprouver tout entière, et l'on se conduit comme si on l'éprouvait réellement. Le temps et l'expérience détrompent trop souvent; et une connaissance plus intime fait qu'on se trouve presque toujours mutuellement des goûts et des penchants différents de ceux dont on s'était fait l'image; et l'on a peine à s'y accoutumer, soit parce qu'une sympathie habituelle n'y a pas préparé, soit aussi peut-être parce qu'on manque réellement de ce genre de sensibilité sur lequel est fondé l'esprit de famille. On ne peut plus vivre dans une situation qui exige ces faciles et continuels égards; et, quoiqu'on désire sincèrement les observer, on en est devenu véritablement incapable. La présence réciproque et les entretiens ont, peu à peu, moins de charmes et deviennent moins fréquents; on peut cependant vivre ensemble en se rendant tous les services importants, et en observant tous les procédés dont la décence fait un devoir; mais la douce et facile confiance rapproche rarement, et presque jamais on n'éprouve.cette délicieuse sympathie que fait naître ordinairement l'habitude de vivre ensemble.

Cette règle générale d'affection entre les parents n'a d'empire que sur les cœurs vertueux et sensibles; elle est méprisée par les hommes vains, dissipés ou corrompus; ils en parlent même avec une indécente dérision. Après une longue séparation d'avec leurs parents, ils les revoient absolument comme des étrangers, ou tout au plus avec une politesse froide et concertée, légère image d'une affection réelle; image vaine, qu'ils suppriment même entièrement à la moindre offense ou à la moindre opposition d'intérêt.

L'éducation éloignée des garçons dans les écoles ou les colléges, et des filles dans les couvents, paraît, en France et en Angleterre, avoir essentiellement nui à la morale domestique, et conséquemment au bonheur des familles dans les classes les plus distinguées de la société. Voulez-vous élever les enfants de manière à ce qu'ils soient tendres et affectionnés pour leurs parents, pour leurs frères, pour leurs sœurs? mettez-les dans la nécessité d'être tels; élevez-les dans la maison paternelle ils pourront de là aller avec fruit, tous les jours aux écoles publiques; mais qu'ils n'aient pas d'autre demeure que celle de leurs parents. Le respect que vous leur inspirerez sera, pour eux, un frein utile, et vous en trouverez un vousmême dans le respect que vous aurez, de votre côté, pour leur innocence et pour leurs mœurs. Jamais les avantages particu liers à l'éducation publique ne peuvent compenser ce qu'on y perd nécessairement. L'éducation domestique est une institution créée par les hommes; et il n'est pas nécessaire de dire laquelle des deux doit être la plus sage [49].

Plusieurs romans et plusieurs tragédies nous offrent des scènes très-belles et très-intéressantes, fondées sur ce qu'on appelle la force du sang, ou en d'autres termes sur cette affection surprenante que les parents très-proches sont supposés avoir les uns pour les autres, même avant de connaître les liens naturels qui les unissent. Je crains cependant que cette force du sang si merveilleuse, ne se trouve que jointe à cette connaissance. Même dans les romans et dans les tragédies, on ne suppose jamais qu'elle prenne naissance entre d'autres personnes que celles qui sont ordinairement élevées ensemble, entre des frères et des sœurs, des fils et des pères; cette mystérieuse affection paraîtrait ridicule entre des cousins, ou entre des oncles et des tantes, des neveux et des nièces.

Chez les peuples pasteurs, et dans tous les pays où l'autorité des lois n'est pas assez puissante pour garantir la sûreté de chaque individu, toutes les branches d'une même famille vivent ordinairement dans le voisinage l'une de l'autre. Leur association est presque toujours nécessaire à leur défense commune; ils ont tous, les uns pour les autres, une importance. réciproque plus ou moins grande. Leur bon accord fortifie leur association, et leur désunion l'affaiblit ou même la détruit. Ils ont plus de rapports, les uns avec les autres, qu'avec les membres des autres familles; les membres les plus séparés de la même tribu croient avoir quelque droit les uns sur les autres, et se devoir, d'après ce droit, des égards et des secours que les membres des autres tribus ne peuvent leur demander. Il y a peu d'années que les chefs de chaque tribu, dans le nord de l'Écosse, étaient encore dans l'usage de considérer les pauvres qui s'y trouvaient, comme leurs parents; la même extension d'affection a lieu chez les Tartares, les Arabes, les Turcs; et je crois qu'elle doit exister chez tous les peuples dont l'état social est au même degré où il se trouvait, au commencement de ce siècle, dans le nord de l'Écosse.

Chez les peuples commerçants, où les lois protégent complétement le faible, les descendants d'une même famille n'ont pas les mêmes motifs de vivre près les uns des autres; ils se séparent et se dispersent selon leurs inclinations ou leurs intérêts, et cessent bientôt d'avoir aucune importance réciproque; la durée de peu de générations suffit pour leur faire perdre, non-seulement tout soin les uns des autres, mais aussi tout souvenir de leur commune origine et des liens qui unissaient leurs ancêtres; l'affection pour les parents éloignés est d'autant plus faible, dans chaque pays, que l'état de civilisation y est établi depuis plus longtemps. Il existe plus anciennement en Angleterre qu'en Écosse; aussi l'on fait moins d'attention aux parents éloignés dans le premier pays que dans le second, quoique la différence qui existe encore, à cet égard, s'affaiblisse de jour en jour. La haute noblesse a cependant partout l'orgueil de conserver le souvenir de ses alliances les plus reculées. Elle n'est, ni faiblement jalouse, ni faiblement enivrée de leur illustration; mais si elle en conserve soigneusement l'histoire, ce n'est, ni par un motif d'affection, ni par aucune cause qui ressemble à ce motif: c'est par pure vanité, et par la plus puérile de toutes. Si quelque parent obscur, mais trèsproche, a l'audace de rappeler à une famille illustre qu'il lui appartient, elle manque rarement de le trouver mal informé et mauvais généalogiste aussi je crains bien que cette classe ne soit pas celle où l'on rencontre souvent une grande extensión de ce qu'on appelle affection naturelle.

Cette affection est bien plutôt l'effet des habitudes morales, que des ressemblances physiques, supposées entre les pères et les enfants. Un mari cependant, un mari jaloux, malgré ses habitudes morales, et quoique ses enfants soient élevés autour de lui, voit souvent avec aversion et avec horreur celui d'entre eux qu'il croit être le fruit de l'infidélité de sa femme; il le regarde comme le monument éternel de son déshonneur et de l'opprobre de sa famille. Entre les hommes d'un caractère heureux, la nécessité ou la convenance fait souvent naître une amitié peu différente de celle qui existe naturellement entre les personnes d'une même famille. Les collègues de place, les associés de commerce, se nomment frères, et souvent s'aiment comme s'ils l'étaient. Leur bonne intelligence est un avantage commun;` pour peu qu'ils soient raisonnables, ils sont naturellement disposés à s'accorder entre eux. On attend d'eux cette union, et leur division serait une sorte de scandale, Les Romains exprimaient cette espèce d'attachement par ce mot, necessitudo, dont l'étymologie démontre qu'il était le résultat nécessaire de la situation dans laquelle on se trouvait.

Les plus légères circonstances peuvent produire, entre voisins, des affections semblables: nous voyons avec quelque intérêt le visage d'un homme que nous rencontrons chaque jour près de nous; pourvu, toutefois, qu'il ne nous ait jamais fait de mal. Les voisins peuvent se nuire ou s'entr'aider. S'ils sont d'un bon caractère, ils sont naturellement disposés aux services réciproques. On compte, en général, sur leur union, et l'on regarde un mauvais voisin comme un homme d'un mauvais caractère. Il y a nombre de petits services qui sont dus naturellement à un voisin, de préférence à une personne tout à fait étrangère.

Cette disposition naturelle à ployer et à modifier, autant qu'il nous est possible, nos sentiments, nos jugements, nos passions, sur les sentiments, les jugements et les passions des personnes avec lesquelles nous vivons et nous nous entretenons le plus souvent, rend les impressions que laisse la bonne ou la mauvaise compagnie extrêmement contagieuses; celui qui fréquente les hommes sages et vertueux, quoiqu'il n'ait pas en lui-même les moyens de leur ressembler, concevra du moins quelque respect pour la sagesse et pour la vertu; celui qui fréquente les hommes corrompus et immoraux, perdra bientôt son horreur naturelle pour l'immoralité et pour le vice, quand même il ne serait pas capable de devenir lui-même vicieux. Cette ressemblance que l'on rencontre souvent entre les caractères des personnes d'une même famille, vient probablement de la disposition naturelle que nous avons à imiter ceux avec lesquels nous vivons habituellement. Cependant les caractères comme les manières particulières aux individus d'une même famille, semblent ne pas être uniquement le résultat des relations morales, mais aussi de quelques rapports physiques; et cette dernière cause est certainement la seule de la similitude, de la contenance et des manières.

Entre toutes les affections qu'on peut avoir pour un individu, les plus respectables et les plus nobles sont celles dont l'approbation et une estime confirmée par le temps et par l'expérience, sont la base. L'amitié qui en résulte ne vient point d'une sympathie nécessaire dans son origine, ou amenée par des motifs de convenance, ou fortifiée par l'habitude: elle naît d'une sympathie plus naturelle, du sentiment involontaire que la personne à laquelle nous nous attachons est l'objet propre de l'estime et de l'approbation: et une telle amitié ne peut exister qu'entre les hommes vertueux: eux seuls peuvent avoir, pour leurs pareils, cette confiance absolue qui les rend certains de leur conduite réciproque, dans quelques circonstances qu'ils se trouvent. Le vice est changeant et capricieux: la vertu seule est constante et arrêtée. L'attachement fondé sur l'amour de la vertu n'est pas seulement le plus vertueux, il est encore le plus heureux, le plus tranquille, le plus durable. Il peut n'être pas borné à l'union de deux amis, et s'étendre à tous les hommes vertueux que l'on connaît, et dont on a éprouvé la sagesse. Restreindre cette affection entre deux personnes, c'est porter, dans la paisible et sage amitié, la jalousie et la folie de l'amour. Les liaisons si promptes et si passionnées que forment entre eux les jeunes gens, sont ordinairement fondées sur quelque ressemblance de caractère, sur quelque similitude de goût, d'occupations, de plaisirs ou d'opinions, absolument indépendantes de la bonne conduite. Le caprice qui les fait naître, les rompt ordinairement: et elles ne méritent, sous aucun rapport, le nom sacré d'amitié.

De toutes les personnes que la nature nous désigne comme les objets propres de notre active bienveillance, les premières sont celles qui ont déjà exercé envers nous cette vertu. La nature qui forma les hommes pour cette bonté mutuelle, si nécessaire à leur bonheur, a voulu que chacun d'eux dût les soins les plus compatissants et les plus généreux à celui qui lui avait déjà donné des semblables soins. Quoique la reconnaissance ne réponde pas toujours au bienfait, cependant le sentiment de sa valeur y répond toujours dans la sympathique gratitude d'un spectateur impartial. L'indignation générale contre la bassesse de l'ingratitude, semble même alors accroître le mérite du bienfait. L'homme bienfaisant ne perd jamais tout à fait le fruit de sa vertu. S'il ne le reçoit pas par la reconnaissance de la personne qu'il a obligée, il le reçoit au centuple par la justice que les autres lui rendent. La bonté attire la bonté; et si le premier objet de nos vœux est d'être aimé des hommes, le meilleur moyen pour y parvenir est de leur prouver, par notre conduite, que nous les aimons nous-mêmes véritablement.

Après les personnes que leurs rapports avec nous, leurs services passés, leurs qualités personnelles, ont, en quelque sorte, recommandées à notre affection bienfaisante, viennent celles qui ont droit seulement à quelques égards, à quelques bons offices: celles, par exemple, qui sont distinguées des autres par une situation remarquable, par le caractère de leurs infortunes, ou par une position élevée, par les richesses et par le pouvoir, ou par la pauvreté et par le malheur. La distinction des rangs, la paix et l'ordre de la société sont, en grande partie, fondés sur l'espèce de respect que nous concevons naturellement pour les uns: le soulagement et la consolation des misères humaines ont leur source dans notre compassion pour les autres. La paix et l'ordre de la société ont encore plus d'importance que le soulagement même des infortunés. A l'égard des grands, nous ne pouvons pécher que par l'excès du respect qu'ils inspirent; à l'égard des malheureux, que par le manque de sympathie. Aussi les moralistes nous exhortent à la bienfaisance, à la compassion ils cherchent, au contraire, à nous préserver contre les fascinations de la grandeur. Son éclat est, en effet, si éblouissant, que les hommes puissants sont bien souvent préférés aux hommes sages et vertueux. La nature a cependant sagement jugé que la distinction des rangs, la paix et l'ordre de la société, seraient mieux assurés s'ils étaient réglés par la différence incontestable de la naissance et de la fortune, que s'ils l'étaient par la différence plus délicate et moins palpable du mérite et de la vertu. Les regards de la foule aveugle des hommes distinguent l'une, et le discernement exquis de la vertu peut seul apercevoir l'autre. La sagesse de la nature est donc aussi évidente, dans cette combinaison, que dans toutes les autres.

Il n'est peut-être pas inutile d'observer que la réunion de plusieurs causes d'affection peut l'accroître beaucoup. L'espèce de faveur et de partialité avec laquelle nous envisageons les - grands, lorsque aucun motif d'envie ne nous anime contre eux, redouble lorsqu'à la grandeur ils joignent la sagesse et la vertu. Si, malgré cette réunion, ils éprouvent quelques-uns de ces malheurs auxquels on est si souvent exposé dans une situation élevée, nous avons plus de compassion pour eux que pour les personnes qui, également vertueuses, éprouvent les mêmes malheurs dans une situation moins élevée. Les plus touchants sujets de tragédies ou de romans sont les infortunes des rois ou des princes magnanimes et vertueux. Si par leur sagesse ou par leur héroïsme ils triomphent de leurs malheurs, et recouvrent leur première grandeur et leur première prospérité, nous ne pouvons guère nous empêcher d'éprouver pour eux un enthousiasme et une admiration extravagants. La douleur ou la joie que leurs revers ou leurs prospérités nous inspirent, combinée d'abord avec l'admiration partiale que nous concevons naturellement pour leur situation et pour leur caractère, finit par s'exalter proportionnellement, ou par ces prospérités, ou par ces malheurs.

Il est peut-être impossible de poser des règles précises qui déterminent à quel sentiment nous devons obéir, lorsque deux affections bienfaisantes nous portent vers des objets contraires. C'est à la conscience, c'est à ce juge suprême et impartial qu'il appartient de décider dans quels cas l'amitié doit céder à la reconnaissance, ou la reconnaissance à l'amitié; dans quelles circonstances nos plus vives affections doivent être justement sacrifiées ou préférées à la sûreté de quelques, hommes, dont l'existence dans l'ordre social fait la sûreté de tous les individus. En nous mettant à la place d'un spectateur impartial, en prenant sa manière de voir, en écoutant sa voix, nous ne nous tromperons jamais, et nous n'aurons pas besoin des préceptes des casuistes pour nous conduire. Il est cependant quelquefois impossible de concilier les impressions diverses que font naître les différents caractères, les différentes circonstances, les différentes situations, et les nuances délicates ou presque insaisissables qui s'y rencontrent. Tandis que nous admirons, dans l'Orphelin de la Chine, la magnanimité de Zamti, qui veut sacrifier son propre fils pour conserver le faible rejeton de l'antique race de ses souverains, non-seulement nous pardonnons à Idamé des sentiments contraires, mais nous aimons toutes les faiblesses de sa tendresse maternelle, qui, au risque de découvrir l'important secret de son mari, arrache son enfant des mains du cruel Tartare auquel on l'avait livré.


 
Chapitre II. Dans quel ordre la nature nous impose les sentiments d'affection que nous devons à la société
Le même principe qui a déterminé l'ordre dans lequel la nature a recommandé les individus à notre bienfaisance, détermine l'ordre dans lequel les sociétés sont recommandées à notre intérêt, et quelles sont les sociétés qui y ont principalement et premièrement droit.

Le pays ou l'État dans lequel nous sommes nés, dans lequel nous avons été élevés, sous la protection duquel nous continuons à vivre, est ordinairement la plus grande société sur le bonheur ou le malheur de laquelle notre bonne ou notre mauvaise conduite puisse avoir quelque influence. Elle nous doit donc naturellement intéresser davantage: indépendamment de nous-mêmes, tous les objets de nos affections, nos parents, nos enfants, nos amis, nos bienfaiteurs, tous ceux que nous aimons et respectons le plus, font partie de cette grande société; sa prospérité et sa sûreté font leur sûreté et leur prospérité. Elle doit donc nous être chère, et pour nous-mêmes, et à cause de tous les objets particuliers de nos affections. Les liens qui nous unissent à elle, font rejaillir sa gloire sur nous mêmes lorsque nous la comparons aux autres sociétés de la même espèce, nous nous enorgueillissons des avantages qu'elle peut avoir dans cette comparaison, et nous sommes peinés si elle se trouve leur être inférieure à quelques égards: nous sommes dispensés à considérer avec une admiration partiale, et quelquefois exagérée, les hommes illustres, les guerriers, les législateurs, les poëtes, les philosophes, en un mot, les grands caractères qui ont illustré les premiers siècles de son histoire (car l'envie nous permet rarement de juger sans prévention nos contemporains). Le héros qui sacrifie sa vie à la sûreté de notre patrie, ou même à sa gloire, nous paraît agir d'une manière convenable. Nous trouvons qu'il s'est envisagé lui-même comme l'envisage un spectateur impartial, c'est-à-dire comme un seul individu au milieu de la multitude, comme un individu qui, n'étant pas plus important que tout autre, doit se dévouer au salut et même à la gloire du plus grand nombre: mais, tout en trouvant ce sacrifice juste et convenable, nous savons combien il est difficile, combien il est rare d'en être capable. Il nous inspire donc autant d'étonnement que d'admiration, et nous le trouvons héroïque. Le traître, qui, au contraire, sacrifie à son intérêt personnel l'intérêt de son pays, qui, au mépris de sa conscience, préfère honteusement lui-même à tout ce qui doit lui être cher, nous paraît le plus vil de tous les hommes.

L'amour de la patrie nous dispose souvent à voir avec une maligne jalousie la prospérité et l'agrandissement des peuples voisins. Les nations voisines et indépendantes, n'ayant point de juge commun de leurs querelles réciproques, vivent souvent dans une crainte et une inquiétude continuelles. Chaque souverain, attendant peu de justice de ses voisins, est porté à les traiter comme il présume qu'il le sera par eux. Le respect pour les lois des nations, ou pour ces règles générales que cha que État indépendant prétend devoir observer dans ses rapports avec un autre État, n'est qu'un mot et une vaine prétention. On les voit tous les jours, pour le moindre intérêt, ou pour la plus légère offense, violer ou directement éluder ces règles, sans honte et sans remords. Chaque nation prévoit ou croit prévoir son asservissement dans l'agrandissement de ses voisins et dans l'accroissement de leur puissance; et ces préjugés nationaux, si vils et si bas, ont souvent pour cause première le noble amour de la patrie. Cette sentence remarquable, par laquelle le premier Caton terminait tous ses discours au sénat, quel qu'en fût le sujet: Mon opinion, enfin, est que Carthage, doit être détruite, était l'accent naturel du patriotisme sauvage d'une âme forte, mais grossière, irritée jusqu'à la folie par les maux qu'une nation étrangère avait fait souffrir à son pays. Les paroles plus humaines que Scipion Nasica répétait aussi à la fin de tous ses discours: Mon opinion, enfin, est que Carthage ne doit pas être détruite, étaient l'expression libérale d'un esprit plus vaste et plus éclairé, incapable de voir avec aversion la prospérité d'un ancien ennemi, que Rome ne pouvait plus redouter. La France et l'Angleterre peuvent avoir chacune quelques motifs de craindre l'accroissement respectif de leur puissance navale et militaire; mais il est au-dessous de la dignité de deux nations si puissantes, de s'envier réciproquement leur prospérité intérieure, l'amélioration de leur agriculture, de leurs manufactures et de leur commerce, la sécurité et le nombre de leurs ports, et leurs progrès dans les sciences et dans les arts: tous ces biens sont le perfectionnement du monde dans lequel nous vivons [50]. Ils rendent l'homme plus heureux, et ennoblissent sa nature. Chaque nation ne doit pas seulement rechercher ces biens pour elle-même, mais par amour de l'humanité, et en favoriser plutôt qu'en contrarier l'accroissement chez les nations voisines. Ils sont l'objet d'une émulation nationale, et ne devraient pas être celui des préjugés et de l'envie mutuelle entre les différents peuples.

L'amour de la patrie ne paraît pas cependant être né de l'amour de l'humanité. Le premier est absolument indépendant du second, et souvent même il paraît nous disposer à des actes qui y sont contraires. La France contient peut-être près de trois fois plus d'habitants que la Grande-Bretagne. La prospérité de la France, dans la grande société humaine, devrait donc paraître trois fois plus digne d'intérêt que la prospérité de la Grande-Bretagne. Cependant l'Anglais qui, d'après ce motif, préférerait la première à la seconde, passerait pour un mauvais citoyen. Nous n'aimóns pas seulement notre pays comme faisant partie de la grande société du genre humain, nous l'aimons pour lui-même, et indépendamment de toute autre considération. Cette suprême sagesse qui régla, pour le plus grand bien général, le système des affections humaines, ainsi que celui de toutes les autres parties de la nature, paraît avoir jugé que la conservation de la grande société humaine serait plus assurée, si l'attention principale de chaque individu était aussi dirigée vers la société particulière qui est, pour ainsi dire, la sphère propre de ses facultés et de son intelligence.

Les préjugés et les haines nationales s'étendent rarement au delà des peuples voisins. C'est peut-être par faiblesse et par folie que nous regardons les Français comme nos ennemis naturels, et qu'ils nous considèrent eux-mêmes comme les leurs. Nous ne portons aucune envie aux peuples de la Chine ou du Japon; et il est rare cependant que notre bienveillance pour les hommes de ces pays éloignés puisse avoir aucun effet.

L'amour du bien public qui peut s'exercer avec le plus d'étendue et d'utilité, est celui de l'homme d'État, qui prépare et forme des alliances entre les nations voisines ou éloignées, soit pour conserver entre elles ce qu'on appelle la balance des pouvoirs, soit pour y maintenir la paix et l'harmonie. Les hommes d'État qui combinent et qui règlent ces traités, ont rarement en vue d'autres objets que l'intérêt de leurs pays respectifs: quelquefois cependant ils portent leurs vues plus loin. Le cardinal de Retz (si souvent incrédule aux vertus des hommes) rapporte que le comtė Davaux, plénipotentiaire de France au traité de Munster, aurait voulu sacrifier sa vie pour que ce traité assurât la tranquillité générale de l'Europe. Le roi Guillaume paraît avoir eu un véritable zèle pour l'indépendance de la plupart des États souve rains de l'Europe; sentiment excité peut-être, il est vrai, par son aversion particulière pour la France, qui, entre toutes les puissances, menaçait plus qu'aucune autre à cette époque leur indépendance et leur liberté. Une partie de ce même esprit paraît avoir été transmise jusqu'au ministre de la reine Anne.

Chaque État indépendant est divisé en plusieurs ordres divers, et en différentes classes, qui ont chacune leurs pouvoirs, leurs priviléges, leurs immunités particulières. Chaque individu est naturellement plus attaché à l'ordre ou à la société particulière dans laquelle il est né, qu'à toute autre; son intérêt, sa vanité, l'intérêt et la vanité de ses amis et de ceux avec lesquels il vit, sont ordinairement liés à l'existence de cet ordre ou de cette société particulière. Il est naturellement ambitieux d'en étendre les priviléges, et il les défend avec zèle contre les entreprises des autres ordres. De la manière selon laquelle les différents ordres qui composent un État sont placés les uns à l'égard des autres, et de la classification particulière de leurs pouvoirs respectifs, de leurs attributions et de leurs. priviléges, résulte ce qu'on appelle la constitution de cet État.

La stabilité de cette constitution dépend de l'habileté de chaque ordre ou de chaque société, à maintenir ses pouvoirs et ses immunités contre les entreprises des autres ordres: et cette constitution est plus ou moins altérée, selon que chacune des parties qui la composent, est plus ou moins éloignée du premier point et de la première situation dans laquelle elle avait originellement été placée.

Les différents ordres d'un État dépendent de lui, et en attendent sûreté et protection: ils lui sont tous subordonnés, et ils ne sont établis que pour le maintenir et le faire prospérer. Cette vérité est reconnue par les individus les plus partiaux des différents ordres; il est cependant difficile de convaincre chacun d'eux en particulier, que l'intérêt et la prospérité de l'État demandent la diminution des pouvoirs, des priviléges et des immunités de son ordre; cet attachement aveugle, quoiqu'il puisse être déraisonnable, n'est pas toujours inutile. Il met un frein à l'esprit d'innovation: il tend à conserver la balance établie entre les différents ordres de l'État; et tandis qu'il paraît s'opposer à des changements que les circonstances et le temps ont rendus populaires, et pour ainsi dire à la mode, il contribue réellement au maintien et à la permanence du système général du gouvernement.

L'amour de la patrie paraît presque toujours renfermer en lui deux principes différents: d'abord, un certain respect et une certaine vénération pour la forme du gouvernement qui y est actuellement établie; secondement, un sincère désir de rendre la situation de nos concitoyens aussi assurée, aussi respectable, aussi heureuse qu'il nous est possible. Il n'est pas citoyen, celui qui n'est pas disposé à respecter les lois et à obéir aux magistrats: et il n'est pas sans doute un bon citoyen, celui qui ne désire point d'accroître, de tous ses moyens, le bonheur et la prospérité de la société tout entière.

Dans des temps paisibles et ordinaires, ces deux principes de l'amour de la patrie coïncident parfaitement et dictent la même conduite. Le maintien du gouvernement établi paraît évidemment le meilleur moyen de conserver à chaque citoyen la sûreté, l'indépendance et le bonheur de sa situation, lorsque nous voyons que ce gouvernement les assure en effet mais, à ces époques de mécontentement public, qui font naître les désordres et les factions, ces deux principes mènent à des routes opposées, et l'homme le plus sage peut être conduit à penser qu'il est nécessaire de faire quelques changements dans une constitution dont la forme actuelle est incapable de maintenir la tranquillité publique. C'est alors que le dernier degré de sagesse politique suffit à peine pour montrer au vrai patriote `quand il doit défendre le pouvoir et les formes de l'ancien système du gouvernement, et quand il doit céder à cet esprit d'innovation plus hardi, mais souvent aussi plus dangereux.

Les guerres étrangères et les factions intestines sont les deux circonstances qui fournissent les occasions les plus éclatantes de déployer l'esprit public. Le héros qui sert glorieusement son pays dans une guerre étrangère, comble les vœux d'une nation entière et devient par là l'objet d'une reconnaissance et d'une admiration universelles. Dans les temps de guerre civile, les chefs des diverses factions, s'ils sont admirés d'une partie de leurs concitoyens, sont ordinairement exécrés de l'autre. Leur caractère et le mérite de leurs actions et de leurs services, est toujours l'objet de quelques doutes. La gloire acquise dans une guerre étrangère est donc plus pure et plus éclatante, que celle qui est acquise dans les troubles civils.

Le chef du parti triomphant, cependant, s'il a assez d'empire sur ses partisans pour les forcer à la modération ( ce qui arrive trop rarement), peut rendre à son pays des services plus importants que les victoires les plus brillantes et les conquêtes les plus étendues. Il peut raffermir et améliorer la constitution de son pays, et à l'aide de ce que le caractère de chef de parti peut avoir d'incertain et d'ambigu, il peut prendre le plus grand et le plus noble de tous les caractères, celui de réformateur et de législateur d'un grand empire; et assurer par la sagesse de ses institutions, et la tranquillité intérieure, et le bonheur de ses concitoyens pour plusieurs générations successives.

Au milieu même des troubles et des désordres civils, un certain esprit de système se mêle souvent au véritable esprit public, qui est fondé sur l'amour de l'humanité et sur une profonde sympathie pour les maux auxquels une partie de nos concitoyens est exposée. Cet esprit de système a le même but que le plus noble esprit public: il l'exalte toujours, et souvent il l'enflamme jusqu'à la folie du fanatisme. Les chefs du parti mécontent ne manquent jamais de proposer quelque plan plausible de réforme, par lequel ils prétendent remédier aux maux actuels, et prévenir leur retour: ils présentent donc un nouveau modèle de constitution, et altèrent, dans ses parties les plus importantes, le système de gouvernement qui a fait pendant plusieurs siècles la paix, le bonheur et la gloire de tous les sujets d'un grand empire. La majorité du parti réformateur est enivrée de la beauté imaginaire du nouveau système, qui n'a point subi l'épreuve de l'expérience, mais qui leur est présenté par leurs chefs sous les plus brillantes couleurs: ces chefs eux-mêmes, quoiqu'ils n'aient songé, dans l'origine, qu'à l'agrandissement de leur fortune, deviennent peu à peu dupes de leurs propres sophismes, et se passionnent pour une réforme générale, comme leurs moindres partisans et comme leurs plus zélés disciples. Mais, lorsqu'ils se sont préservés de cet enthousiasme fanatique (ce qui arrive le plus souvent), ils n'osent pas toujours tromper l'attente de leurs partisans, et, ils sont souvent obligés d'agir, malgré leur conscience et leurs principes, conformément à l'illusion générale: la violence des partis repoussant tout palliatif, tout tempérament, tout accord raisonnable, en exigeant trop, n'obtient souvent rien, et les abus qu'on eût pu détruire ou affaiblir par la modération, restent sans aucun espoir de remède.

L'homme dont l'esprit public a pour base la bienfaisance et l'humanité, respectera les pouvoirs établis, et même les priviléges des individus, particulièrement ceux des ordres principaux qui composent l'État: quoiqu'il trouve, à quelques égards, leur existence abusive, il se contente souvent de modérer ce qui ne peut être anéanti que par des mouvements violents. Lorsqu'on ne peut vaincre, par la raison et la persuasion, les préjugés enracinés des peuples, il n'essaie point de les étouffer par la force, et il observe religieusement ce que Cicéron appelait si justement la divine maxime de Platon, qu'il ne faut pas plus employer la violence à l'égard de son pays qu'à l'égard de ses parents. Il fait accorder, autant qu'il le peut, ses nouvelles institutions avec les habitudes invétérées et avec les préjugés du peuple; et il s'attache, surtout, à remédier aux maux résultant de l'absence de certaines lois régulatrices, auxquelles la foule se soumet en général avec peine. Quand il ne peut rétablir le droit, il ne dédaigne pas d'affaiblir l'abus qui a pris sa place; semblable à Solon, qui, ne pouvant établir la meilleure des législations possibles, se contentait de faire admettre la moins mauvaise de toutes celles dont les Athéniens étaient susceptibles [51].

L'homme systématique, au contraire, peut être sage dansses conceptions; mais son enthousiasme pour la beauté idéale du plan de gouvernement qu'il a combiné, est tel qu'il n'y peut souffrir la moindre altération. Il veut l'établir d'une manière complète, sans aucun égard pour les grands intérêts et les puissants préjugés qui s'y opposent. Il croit qu'on peut disposer des différentes parties du corps social, aussi librement que des pièces d'un jeu d'échecs [52]: il oublie que les pièces d'un jeu d'échecs n'ont d'autres principes de mouvement que la main qui les déplace, et que, dans le grand jeu des sociétés humaines, chaque partie a un principe de mouvement qui lui est propre, et qui est absolument différent de celui dont le législateur a fait choix pour le lui imprimer: quand ces deux principes coïncident et ont la même direction, le jeu de la machine sociale est facile, harmonieux et prospère; s'ils sont opposés l'un à l'autre, ce jeu est discordant et funeste, et la machine sociale est bientôt dans un désordre absolu.

Quelques idées générales et même systématiques, sur la perfection des législations et du gouvernement, sont sûrement nécessaires pour éclairer l'homme d'État. Mais il y a souvent une présomption extravagante à vouloir établir et établir complétement, en dépit de tous les obstacles, toutes les parties d'un système d'idées. C'est aussi donner son jugement pour l'arbitre suprême de ce qui est bien et de ce qui est mal: c'est s'imaginer qu'on est le seul sage, le seul éclairé dans la république; c'est croire que nos concitoyens doivent se ployer à notre opinion, et que notre opinion ne doit pas s'accommoder à la leur. Les princes souverains sont, par cette raison, les plus dangereux de tous les spéculateurs politiques. Cette arrogance dominatrice leur est naturelle et familière: ils ne doutent jamais de l'infaillible supériorité de leur jugement; quand ces réformateurs couronnés s'abaissent à réfléchir un moment sur la constitution du pays qu'ils gouvernent, ils n'y voient guère d'autres vices que les obstacles qui s'y trouvent à l'exécution de leur volonté; ils méprisent la divine maxime de Platon, et pensent que l'État est fait pour eux, et non pas eux pour l'État. L'objet principal de leurs réformes est ordinairement d'anéantir tout ce qui s'oppose à leur despotisme, d'abaisser les nobles, de détruire les priviléges des villes et des provinces, et de rendre, en un mot, les individus et les corps les plus considérables, aussi incapables de lui résister, que les individus les plus faibles et les classes les plus asservies [53].


 
Chapitre III. De la bienfaisance universalle
Quoique les heureux effets de nos bonnes actions puissent rarement s'étendre au delà du pays que nous habitons, notre bienveillance n'est circonscrite par aucune borne, et elle peut embrasser tout l'univers. Nous ne pouvons nous faire d'idée d'un être innocent et sensible, dont nous ne désirions pas le bonheur, ou dont le malheur (dès que notre imagination nous le représente) ne nous inspire quelque indignation. L'idée de l'être méchant, quoique sensible, qui le tourmente, excite naturellement notre haine, et la malveillance que nous éprouvons pour lui est véritablement l'effet de notre bienveillance universelle; elle est le résultat de notre sympathie pour la douleur et le ressentiment de l'être innocent et sensible, dont le bonheur est troublé par sa malice.

Cette bienveillance universelle, quelque noble et quelque généreuse qu'elle soit, ne peut donner de solides jouissances à l'homme qui n'est pas complétement persuadé que tous les habitants de cet univers, les plus obscurs comme les plus élevés, sont sous la surveillance et sous la protection immédiate d'un être sage et bon par essence, qui dirige toute la nature, et que son inaltérable perfection oblige à y conserver, tous les temps, la plus grande quantité possible de bonheur. Pour celui qui peut douter un moment que le monde ait un père, le sentiment d'une bienveillance universelle doit être la source des plus mélancoliques réflexions lorsqu'il considèredans que toutes les régions inconnues de l'espace peuvent être remplies par des êtres malheureux pour jamais. L'éclat des plus brillantes prospérités ne peut éclaircir le sombre nuage que cette idée funeste doit répandre sur son imagination; comme aussi, pour l'homme religieux, vertueux et sage, le sentiment des plus affreux malheurs ne peut altérer la sérénité qui résulte, pour lui, de la conviction intime de la vérité du système contraire.

L'homme vertueux veut en tout temps sacrifier son intérêt personnel à l'intérêt de l'ordre ou la société particulière dans laquelle il se trouve; il veut également que l'intérêt de cet ordre ou de cette société cède à l'intérêt plus grand de l'État dont elle fait partie; il doit donc vouloir aussi que l'intérêt de son pays soit immolé à l'intérêt plus général encore de l'univers, à l'intérêt de cette grande société de tous les êtres sensibles et intelligents dont Dieu est le régulateur suprême et immédiat. Il est trop convaincu de sa sagesse et de sa bonté pour le croire capable de laisser, dans le gouvernement des mondes, la moindre cause de mal qui ne soit pas nécessaire au bien universel; il croit donc que tous les malheurs dont lui-même, dont ses amis, sa société et son pays peuvent être accablés, sont nécessaires à la prospérité de l'univers, et qu'il doit se soumettre, autant qu'il peut, à ce qu'il aurait lui-même voulu, s'il avait connu tous les rapports et toutes les combinaisons des choses. Cette résignation magnanime, à la volonté de celui qui dirige l'univers, ne paraît point passer les forces de la nature. Les bons soldats qui ont confiance en leur général, et qui l'aiment, marchent souvent avec plus de calme et de gaieté vers le poste avancé et, pour ainsi dire, perdu, dont ils ne doivent pas s'attendre à revenir, que vers celui où il n'y a ni obstacle ni péril. En allant au dernier, ils n'éprouvent d'autre sentiment que celui de remplir un devoir ordinaire; en marchant vers l'autre, ils sentent qu'ils font l'action la plus noble et la plus héroïque. Ils savent que leur général ne les aurait pas conduits à ce poste, si cela n'avait été nécessaire à la sûreté de l'armée et au succès de la guerre. Ils sacrifient gaiement le petit système de leur existence au maintien d'un système plus étendu. Ils prennent congé de leurs camarades en leur souhaitant succès et bonheur, et ils marchent non-seulement avec une obéissance aveugle, mais souvent avec les accents de la joie la plus vive vers le poste fatal, mais brillant, qui leur est assigné. Il n'est point de général qui mérite une confiance plus étendue et une affection plus ardente et plus dévouée que le chef suprême de l'univers. Dans les plus grandes calamités publiques et particulières, l'homme sage doit donc se considérer, ainsi que ses amis et ses concitoyens, comme ayant été commandés pour occuper un poste perdu dans l'univers. Il doit penser que si cette destination n'eût pas été nécessaire au bien général, il eût reçu un ordre différent; et qu'il est de son devoir d'accepter son partage avec résignation, et même de l'embrasser avec sérénité et avec joie. Un homme sage pourrait-il rester au-dessous de ce qu'un bon soldat est toujours prêt à faire?

L'idée d'un être divin, dont la bonté et la sagesse ont disposé et ordonné de toute éternité la vaste machine de l'univers, de manière à y maintenir la plus grande quantité possible de bonheur, est certainement le plus sublime objet de nos contemplations. Tout autre sujet est petit auprès de celui-là aussi l'homme qui s'occupe particulièrement de ces contemplations élevées, est presque toujours lui-même l'objet de notre vénération, et quoique son existence soit, pour ainsi dire, spéculative, il nous inspire ordinairement un respect religieux, supérieur à celui que nous éprouvons pour les hommes les plus actifs et les plus utiles. Les méditations de Marc-Aurèle, qui roulent principalement sur ce sujet, ont peut-être plus contribué à sa gloire et à l'admiration générale, obtenue par son caractère, que les différents actes de son règne juste et bienfaisant.

L'ordonnance du système général de l'univers, et le soin du bonheur universel des êtres sensibles et raisonnables, regarde Dieu cependant, et non pas l'homme. L'homme doit remplir une tâche moins vaste, mais plus proportionnée à la faiblesse de ses moyens et à l'étendue de son intelligence. Il doit s'occuper de son propre bonheur et du bonheur de sa famille, de ses amis, de son pays. Les contemplations les plus sublimes ne peu vent jamais le dispenser de ses humbles devoirs; et il ne doit pas s'exposer à un reproche semblable à celui qu'Avidius Cassius faisait peut-être injustement à Marc-Aurèle, qu'il accusait de se consacrer aux spéculations philosophiques et à la méditation du bonheur de l'univers, tandis qu'il négligeait celui de l'empire romain. Les combinaisons les plus élevées du philosophe contemplateur ne peuvent jamais compenser la négligence ou l'oubli du moindre devoir à remplir.


 
Section III. De l'empire sur soi-même
L'homme qui agit d'après les règles de la prudence, de la sévère justice, de la bienveillance, peut être regardé comme parfaitement vertueux. Mais la connaissance complète de ces règles ne suffit pas pour le rendre capable d'agir ainsi. Ses passions peuvent le séduire et l'égarer jusqu'à lui faire oublier toutes les lois auxquelles il avait résolu de se soumettre, lorsqu'il était de sang-froid et sans illusion. La meilleure théorie de morale a donc besoin d'être accompagnée d'empire sur soimême, pour nous conduire à l'observation de nos devoirs.

Quelques-uns des meilleurs moralistes anciens considéraient les passions comme divisées en deux classes différentes. Ils rangeaient dans la première toutes les passions qui ne pouvaient être réprimées, même un seul moment, sans un grand empire sur soi-même; et, dans la seconde, toutes celles qu'il est facile de réprimer quelques instants, ou pendant un court espace de temps mais qui, par le pressant et continuel aiguillon du désir, entraînent presque toujours, dans le cours entier de la vie, à quelques grandes faiblesses.

La colère et la peur, jointes à quelques autres passions, appartiennent à la première classe; et l'amour des commodities de la vie, l'amour du plaisir et des applaudissements appartiennent à la seconde. Il est presque toujours difficile de modérer, même pour un instant, une crainte extravagante et une colère furieuse. Il est aisé de réprimer un moment ou pendant un court espace de temps, l'amour des commodités de la vie, l'amour du plaisir, de la louange, ou des autres jouissances de ce genre qui tiennent à l'amour de soi; mais comme elles nous sollicitent sans cesse, elles nous précipitent souvent dans des faiblesses dont nous sommes bientôt honteux nous-mêmes. On peut dire que les passions de la première classe nous entraînent, et que celles de la seconde nous attirent loin de la route du devoir. Les moralistes anciens donnaient le nom de force, d'héroïsme, de grandeur d'âme, à l'empire qu'on peut acquérir sur les unes; et celui de décence, de tempérance, de retenue, de modération, à l'empire qu'on peut acquérir sur les autres.

Cet empire, soit qu'il s'exerce sur les premières, soit qu'il s'exerce sur les secondes, indépendamment de la beauté qui résulte de toute utilité, a une beauté qui lui est propre, puisqu'il nous rend capables d'agir selon les règles de la prudence, de la justice, de la bienfaisance: il paraît donc mériter un certain degré d'approbation, et il l'obtient, dans un cas, par le caractère de force et de supériorité qu'il nous donne; et, dans l'autre, par le caractère de sagesse, de modération, d'égalité, qui en est bientôt la suite.

L'homme qui, dans les dangers, dans les supplices, aux approches de la mort, conserve une tranquillité inaltérable, et ne laisse échapper, ni un geste, ni une parole avec lesquels un spectateur indifférent ne puisse sympathiser, semble commander la plus haute admiration. S'il souffre pour la cause de la vérité, de la liberté et de la justice, par amour de l'humanité ou de la patrie, nous joignons à la plus tendre compassion pour ses souffrances, à l'indignation contre l'injustice de ses persécuteurs, à une sympathique et vive reconnaissance pour ses vues bienfaisantes, un profond sentiment de sa vertu, et notre admiration, en s'exaltant, va jusqu'à la vénération et à l'enthousiasme. Les héros anciens et modernes, que nous nous rappelons avec le plus d'intérêt et de prédilection sont ceux qui, pour la cause de la liberté, de la justice, de la vérité, ont péri sur l'échafaud, et y sont montés avec la sérénité et la dignité que ces grandes causes inspirent. Si les ennemis de Socrate l'avaient laissé mourir dans son lit, la gloire de ce philosophe n'eût peut-être jamais obtenu cet éclat qui l'a accompagné à travers les siècles. En voyant, dans l'histoire d'Angleterre, les portraits des grands hommes, des Thomas-Morus, des Rhaleighs, des Russel des Sidney, gravés par Vertue et Houbraken, tout le monde sent que cette hache, placée au bas comme l'emblème de leur supplice ajoute bien plus à l'intérêt et à la vénération qu'ils inspirent que tous les emblèmes de noblesse dont ils sont environnés. Le courage et la grandeur d'âme n'ajoutent pas seulement un nouveau lustrè à l'innocence et à la vertu. Elles répandent quelque éclat et quelque intérêt sur le caractère des plus grands criminels: et quand nous voyons un scélérat ou un voleur ́ monter à l'échafaud avec sang-froid et avec courage, tout en approuvant son châtiment, nous ne pouvons nous empêcher de regretter qu'un homme qui possède un si grand et si noble empire sur lui-même, ait été capable de commettre un crime.

La guerre est l'école de cette espèce de courage. La mort est, dit-on, la reine des terreurs: et il n'est pas probable que celui qui a vaincu la crainte de la mort, soit susceptible d'aucune autre. La guerre familiarise avec l'idée de la mort,et guérit ordinairement des superstitieuses terreurs qu'elle inspire aux âmes faibles et sans expérience du péril. On considère à la guerre la mort uniquement comme la perte de la vie, et elle n'y est un objet d'aversion qu'autant que la vie peut être elle-même un objet de désir. On y apprend aussi que beaucoup de dangers sont moins grands qu'ils ne le paraissent; et qu'avec de l'activité, de la bravoure et du sang-froid, il y a beaucoup de probabilités de sortir avec honneur des situations qui paraissaient d'abord les plus désespérées. Ainsi la crainte de la mort diminue, l'espérance de l'éviter augmente, et on prend l'habitude de s'exposer sans répugnance au péril. On y porte moins d'inquiétude, et par conséquent plus de présence d'es prit pour en sortir. C'est ce mépris habituel des dangers et de la mort qui ennoblit la profession du soldat, et qui la place au-dessus des autres dans l'opinion des hommes. La science militaire, et les grands succès obtenus au service de la patrie, paraissent avoir essentiellement formé et distingué le caractère des héros dans tous les âges. De grands exploits guerriers, quoique entrepris contre les principes de la justice, et accompagnés d'un oubli absolu de l'humanité, commandent une sorte d'estime, et nous intéressent même quelquefois pour le caractère coupable de l'homme qui les a exécutés. Nous prenons quelque intérêt aux entreprises des flibustiers, et à ces hommes méprisables que l'histoire nous présente.comme s'étant exposés à de grands dangers, et ayant surmonté des obstacles hors du cours ordinaire des choses pour réussir dans leurs entreprises criminelles.

Le pouvoir de se modérer dans la colère, ne paraît pas moins noble et moins élevé que celui de réprimer la crainte; les morceaux les plus brillants et les plus admirés de l'éloquence ancienne et moderne, ne sont autre chose que les accents d'une indignation à la fois véhémente et juste; les Philippiques de Démosthènes, les Catilinaires de Cicéron, tirent toutes leurs beautés de la convenance et de la noblesse avec laquelle cette passion y est exprimée. Mais cette juste indignation n'est autre chose que la colère modérée et retenue jusques au degré nécessaire pour être partagée par un spectateur impartial. Lorsqu'elle est immodérée et tumultueuse, elle blesse et elle déplaît, et nous nous intéressons plus à celui qui en est l'objet, qu'à celui qui l'éprouve. La noblesse du pardon paraît presque toujours avoir quelque chose de supérieur à la justice du ressentiment; la personne offensée qui, après avoir reçu les excuses convenables, ou même sans les avoir reçues, se rapproche d'un ennemi par un motif d'intérêt public, et le traite amicalement, pour remplir quelque important devoir, paraît mériter toute notre admiration.

Le pouvoir de réprimer la colère n'a pas toujours un aussi beau caractère: la crainte est contraire à la colère; elle est souvent un motif pour la modérer, et alors la bassesse du mo tif en souille l'effet. La colère porte à attaquer, et il y a quel` quefois à y céder, une sorte de courage supérieur à la crainte. On tire même vanité de s'abandonner à la colère et jamais de s'abandonner à la crainte. Les hommes vains et faibles affectent souvent devant leurs inférieurs et devant ceux qui n'osent leur résister, des mouvements de colère et de passion, et croient par là avoir montré du courage. Un hâbleur fait cent récits des insolences dont il n'est pas coupable, et croit paraître, si ce n'est plus intéressant et plus respectable, au moins plus redoutable aux yeux de ceux qui l'écoutent. Les usages modernes qui ont encouragé le duel, et par là les vengeances particulières, ont peut-être beaucoup contribué à rendre la répression de la colère par la crainte encore plus méprisable qu'elle ne le paraîtrait sans cela. Il y a toujours quelque chose de supérieur (quel qu'en soit le motif), dans l'action de réprimer la crainte; et il ne paraît pas y avoir autant de dignité à réprimer la colère, ni même autant de convenance, à moins que ce ne soit par un principe de justice et de décence.

Il ne semble pas y avoir un grand mérite à agir selon la prudence, la justice, la bienfaisance, quand il n'y a point de tentation d'agir autrement. Mais agir avec calme et avec réflexion, au milieu des plus grandes difficultés et des grands dangers; observer religieusement les règles sacrées de la justice, lorsque les plus grands intérêts et les plus outrageantes provocations nous portent à les violer; n'être jamais dégoûté de la bienfaisance par l'ingratitude et la méchanceté, c'est le caractère de la plus haute vertu, et de la sagesse la plus supérieure. L'empire sur soimême n'est pas seulement une vertu très-importante; il est encore la vertu dont toutes les autres tirent leur principal lustre.

L'empire qu'on exerce sur sa propre crainte et sur sa colère, est toujours un empire noble et élevé: lorsque cet empire est dirigé par la justice et par la bienfaisance, il n'est pas seulement une vertu, il accroît l'éclat de toutes les autres. Il peut cependant avoir différents motifs, et alors être très-dangereux, quoique grand et respectable en lui-même. La plus intrépide valeur, par exemple, peut être employée pour commettre les plus grandes injustices; l'apparence de la gaieté et de la tran quillité, au milieu des outrages, pour cacher une résolution cruelle et déterminée de se venger. La force d'âme nécessaire pour une telle dissimulation, quoique souillée par la bassesse du motif, peut cependant être admirée par des hommes dont le jugement n'est pas méprisable. Ainsi le profond Davila célébra souvent la dissimulation de Catherine de Médicis; le sévère Clarendon, celle de Digby, comte de Bristol; le judicieux Locke, celle du premier Ashley, comte de Shaftesbury. Cicéron lui-même considérait ce caractère dissimulé, non-seulement comme un caractère très-supérieur, mais comme s'accordant avec une certaine flexibilité de manières, qui lui paraît agréable et respectable, et dont il trouve l'exemple dans l'Ulysse d'Homère, dans Thémistocle, dans Lysandre et dans Marcus Crassus. Ce caractère de dissimulation profonde et ténébreuse se rencontre souvent dans les temps de faction, au milieu des guerres civiles et des désordres qu'elles entraînent. Il est certain que lorsque les lois sont impuissantes, lorsque l'innocence ne peut se croire en sûreté, les hommes sont forcés, pour leur défense personnelle, d'avoir recours à l'adresse, à la dextérité, et d'être toujours prêts à faire une espèce de transaction avec tout ce qui est ou avec tout ce qui peut devenir le parti dominant. Ce caractère de fausseté est ordinairement accompagné d'un courage froid et déterminé; et il en fait d'autant mieux prendre l'habitude, que la mort est presque toujours la conséquence nécessaire de la fourbe découverte. Il peut servir également à exaspérer ou à adoucir les fureurs des partis contraires, qui obligent à prendre un pareil voile; mais quoiqu'il puisse être quelquefois utile, il est plus propre encore à devenir dangereux.

L'empire sur des passions moins tumultueuses et moins violentes, est moins susceptible d'être dirigé vers un but per`nicieux. La tempérance, la décence, la modestie, la modération, sont toujours aimables, et ont rarement une mauvaise fin. C'est l'inébranlable constance de ces habitudes d'empire sur soi-même, qui donne à l'aimable chasteté et à la respectable industrie, le pur éclat qui les accompagne. La conduite de ceux qui se contentent de marcher dans l'humble et paisible sentier d'une vie privée, tire de la même cause sa principale grâce et sa principale beauté; et quoique cette grâce et cette beauté soient moins éclatantes que celles des actions frappantes et héroïques du guerrier, du législateur et de l'homme. d'État, elles n'ont peut-être pas moins de charmes.

Je ne crois pas nécessaire d'entrer dans un plus grand détail sur les vertus qui naissent de l'empire sur soi-même, après ce que j'ai déjà dit de la nature de cet empire. J'observerai seulement que ce point de convenance, ce degré précis de passion, qu'un spectateur impartial approuve dans chacune, est placé aussi dans chacune d'une manière différente. L'excès déplaît moins que le défaut dans quelques passions; et alors le degré de passion que nous approuvons est plus haut, ou, pour mieux dire, est plus près de l'excès que du défaut. Dans d'autres passions, le défaut est moins désagréable que l'excès et alors le point de propriété est placé plus bas ou plus près du défaut que de l'excès. Les premières passions sont celles avec lesquelles le spectateur sympathise davantage; et les secondes, celles avec lesquelles il sympathise le moins: les premières aussi sont les passions dont le sentiment immédiat ou la sensation est agréable à la personne qui les éprouve; et les secondes sont celles dont le sentiment est désagréable. On peut établir, comme règle générale, que les passions avec lesquelles le spectateur sympathise plus facilement, et dans lesquelles, par cela même, le point de convenance est placé à un haut degré, sont celles dont le sentiment immédiat ou la sensation est plus ou moins agréable à la personne qui les éprouve; et qu'au contraire, les passions avec lesquelles le spectateur sympathise plus difficilement, et dans lesquelles le point de convenance est par conséquent placé moins haut, sont celles dont le sentiment est toujours plus ou moins pénible ou désagréable à la personne intéressée. Cette règle générale (du moins d'après mes observations) n'admet aucune exception, et un petit nombre d'exemples en démontreront la vérité.

La disposition aux affections qui tendent à unir les hommes en société, à l'humanité, à la bonté, à l'amitié, à l'estime, peut quelquefois devenir extrême. Mais l'excès même de cette disposition rend un homme intéressant pour tout le monde: quoique blâmant cet excès, nous le regardons avec intérêt et avec indulgence, et jamais avec aversion. Nous pouvons en être affligés, mais il ne nous inspire jamais de colère. Pour la personne même qui éprouve ces affections, il est presque toujours doux et même délicieux de s'abandonner à leurs excès. Dans de certaines occasions, il est vrai, elles exposent (surtout lorsqu'elles portent sur d'indignes objets) à des chagrins réels et cuisants: mais alors même, une âme bien née les envisage avec une tendre pitié, et ressent le plus haut degré d'indignation contre ceux qui affectent de les mépriser, ou qui les traitent d'imprudence et de faiblesse. L'absence de cettedisposition aux affections qui unissent les hommes entre eux, porte le nom de dureté de cœur; elle rend insensible aux impressions et aux douleurs que les autres éprouvent, et fait aussi que les autres sont insensibles à celles que nous éprouvons nous-mêmes en nous privant de l'intérêt de nos semblables, elle nous prive des jouissances sociales les plus douces et les plus utiles.

La disposition aux sentiments qui divisent les hommes entre eux, et qui rompent les liens de la société humaine, la disposition à la colère, à la haine, à l'envie, à la vengeance, à la malignité, sont au contraire beaucoup plus capables d'offenser par leur excès, que par leur défaut. Leur excès rend un homme malheureux en lui-même, et en fait un objet d'aversion et quelquefois même d'horreur pour les autres. Aussi on se plaint rarement de leur défaut: il peut cependant être un tort. Un homme qui n'éprouve aucune indignation, lorsque cette passion est naturelle et convenable, est incapable de repousser les insultes et les outrages qu'on peut lui faire, ou faire à ses amis. De même l'absence du sentiment qui prend le nom d'envie, lorsqu'il est porté à l'excès, et qu'il a une fausse direction, peut être un défaut. L'envie est cette passion qui voit avec une aversion maligne, la prééminence de ceux qui ont de véritables droits à être placés au-dessus des autres. Celui qui souffre tranquillement que les hommes qui n'ont point de titre pour devenir ses supérieurs, cherchent à l'être ou y prétendent, est justement accusé de manquer de cœur. Une telle faiblesse est communément fondée sur beaucoup d'indolence; quelquefois aussi sur un naturel timide et bon qui craint les obstacles, les sollicitations, les affaires, ou bien sur une magnanimité exagérée qui croit pouvoir mépriser toujours les avantages qu'elle méprise et abandonne si facilement alors. Cette faiblesse est ordinairement suivie de regrets, et ce qui d'abord avait eu le caractère de la magnanimité se change bientôt en une maligne envie, et même en haine contre une supériorité à laquelle celui qui l'affecte, a peut-être acquis quelque droit par les circonstances mêmes qui la lui ont fait obtenir. Pour vivre honorablement dans le monde, il est souvent aussi nécessaire de défendre son rang et son caractère, que sa vie ou sa fortune.

Notre sensibilité aux dangers et aux chagrins personnels, comme notre sensibilité aux outrages et aux provocations, offense plus souvent par son excès que par son défaut. Il n'y a point de caractère plus méprisable que celui d'un poltron, ni de caractère plus admiré, que celui d'un homme qui voit la mort avec intrépidité, et qui conserve son sang-froid et son jugement au milieu des plus grands dangers. Nous estimons l'homme qui supporte la douleur et même les tortures avec fermeté et nous méprisons celui dont le courage paraît alors vaincu, et qui s'abandonne à de lâches et inutiles gémissements. Un caractère chagrin qui ressent trop vivement les contradictions de la vie, rend un homme malheureux et insupportable aux autres. Un caractère calme, qui ne se laisse troubler, ni par les légères offenses, ni par les petits contretemps dont le cours des choses humaines est rempli, mais qui, au milieu des maux de la nature et de la société, est satisfait de ne souffrir qu'un peu des uns et des autres, un tel caractère est un bonheur pour celui qui le possède, et il répand le bienêtre et la tranquillité sur tout ce qui l'environne.

Quoique notre sensibilité à nos propres injures et à nos propres infortunes, soit ordinairement trop forte, elle peut aussi être trop faible. Celui qui ressent faiblement ses propres chagrins, doit partager faiblement les chagrins des autres et être moins disposé à les soulager. De même celui qui a peu de res sentiment des injures qu'on lui fait, doit avoir peu de sympathie pour le ressentiment des autres, et être moins disposé à venger les outrages qu'ils ont reçus, ou à les protéger contre ceux qui peuvent les menacer encore. Une stupide insouciance aux événements de la vie humaine éteint nécessairement celte vive et prompte attention à la convenance de notre conduite, qui est l'essence même de la vertu. Quand nous sommes indifférents sur les conséquences de nos actions, nous nous inquiétons peu de leur propriété et de leur moralité. Celui qui sent d'une manière complète les malheurs qui lui arrivent, l'ignominie des outrages, et surtout ce que la dignité de son caractère exige; qui ne s'abandonne pas aux mouvements indisciplinés des passions que sa situation peut naturellement lui inspirer, mais qui se gouverne par les sentiments épurés de sa conscience, de ce témoin et de ce juge incorruptible et céleste; celui-là seul est vertueux et devient l'objet propre de l'amour, du respect et de l'admiration. Une insensibilité stupide, et cette noble fermeté, cet empire élevé sur soi-même fondé sur le sentiment du devoir et de sa propre dignité, sont si loin d'être la même chose, que plus on a d'insensibilité, moins il y a de mérite dans l'empire sur soi-même.

Mais, quoique le manque de sensibilité aux infortunes et aux, offenses personnelles, puisse ôter quelquefois tout le mérite de l'empire sur soi-même, notre sensibilité à ces infortunes et à ces offenses peut être aussi trop vive, et c'est ce qui arrive le plus ordinairement. Quand le sentiment de ce qui est convenable, ou l'empire de la conscience modère cette extrême sensibilité, cet empire paraît très-noble et très-grand: mais il est souvent très-pénible à exercer, et il a beaucoup à réprimer en nous. Nous pouvons alors, par un effort très-coùteux, nous bien conduire; mais le combat et le désordre intérieur qui ont lieu dans notre âme, peuvent être assez violents pour détruire notre tranquillité et notre bonheur. L'homme sage que la nature a doué d'une sensibilité trop exquise et trop ardente, et dont la vivacité n'a pu être suffisamment émoussée ou calmée par l'éducation ou par ses propres efforts, évite toujours, autant que le devoir et la convenance le lui permettent, de se trouver dans une situation qu'il ne se sent pas capable de supporter. Celui qu'une constitution faible et délicate rend trop sensible à la douleur, au danger, à tous les maux corporels, ne doit pas prendre en étourdi la profession de soldat. Celui qui est trop irascible, trop sensible aux outrages, né doit pas s'engager témérairement dans les querelles des factions. Quoique le sentiment de la convenance pût réprimer, pour chacun d'eux, ce que sa sensibilité aurait de trop extrême, le calme de leur esprit et de leur âme doit toujours se trouver altéré dans un pareil effort, et dans l'espèce de combat qui l'accompagne: ils ne pourraient pas toujours y conserver toute la justesse, toute la perspicacité de leur jugement; et, quoiqu'ils eussent l'intention ferme d'agir de la manière la plus sage, ils tomberaient souvent dans des imprudences et dans des erreurs dont ils seraient ensuite honteux tout le reste de leur vie. Une certaine intrépidité, une certaine fermeté de nerfs, une certaine énergie de tempérament, soit naturelle, soit acquise, est indubitablement la plus utile. condition pour tous les grands efforts de l'empire sur soi-même. Quoique la guerre et les factions soient la meilleure école pour former le courage et endurcir le tempérament, quoiqu'ils soient les meilleurs remèdes contre toutes les faiblesses physiques et morales, cependant, si le jour de l'épreuve arrive avant que le courage ait été complétement exercé, avant que ces remèdes aient eu le temps de produire leur effet, les conséquences n'en peuvent être heureuses.

Notre sensibilité aux plaisirs, aux amusements, aux jouissances de la vie, peut blesser aussi par son excès ou par son défaut; l'un paraît cependant moins désagréable que l'autre. Une vive inclination au plaisir est certainement plus agréable à la personne même qui l'éprouve et au spectateur qui l'observe, qu'une insensibilité stupide aux objets d'amusement et de distraction. Nous aimons la gaieté de la jeunesse, même la folie de l'enfance; et nous nous ennuyons promptement des dégoûts et de l'insipide gravité de la vieillesse. Mais quand ce penchant heureux n'est pas contenu par le sentiment des convenances, quand il est opposé à ce qu'exigent le lieu et le temps, l'âge et la situation des personnes; quand, en nous y abandonnant, nous agissons contre notre intérêt ou notre devoir, il est blâmable, il est même nuisible aux individus et à la société. Ce qui est le plus répréhensible alors, n'est pas tant la vivacité de ce penchant au plaisir, que le défaut de sentiment de ce qui est convenable. Un jeune homme qui n'a aucun goût pour les amusements et pour les distractions de son âge, qui ne parle que de ses livres et de ses affaires, déplaît, et *paraît pédant et empesé. Le peu d'inclination qu'il a pour les plaisirs de son âge, fait même que nous ne lui trouvons aucun mérite à en éviter les erreurs.

L'estime que nous avons pour nous-mêmes peut être, ou trop forte, ou trop faible. Il est si doux de bien penser de soi, et si pénible de se priser peu, que le plus grand excès de bonne opinion que nous puissions avoir de nous-mêmes, nous est certainement moins désagréable que le moindre défaut de cette bonne opinion: mais il n'en est probablement pas ainsi pour le spectateur impartial; à cet égard, le défaut lui est sûrement moins désagréable que l'excès, et nous nous plaignons plutôt que ceux avec lesquels nous vivons, s'estiment trop que trop peu. Quand ils se placent ou veulent se placer au-dessus de nous, l'estime qu'ils s'accordent contrarie celle que nous nous accordons. Notre orgueil et notre vanité nous portent à les accuser d'orgueil et de vanité, et nous cessons d'être spectateurs impartiaux de leur conduite. Cependant nous les blâmons. et nous les accusons même de manquer de cœur, lorsqu'ils permettent à d'autres de s'attribuer sur eux une supériorité qui n'est pas fondée en raison.

Lorsqu'un homme se met devant nous, au-dessus des autres, lorsqu'il se décerne à lui-même une place plus élevée qu'il ne la mérite, si nous ne sommes point intéressés à ce petit manége, tout en désapprouvant sa vanité, elle nous amuse; et comme alors l'envie ne nous anime pas contre lui, nous sommes moins blessés de le voir se mettre au-dessus qu'au-dessous du rang qu'il doit occuper.

En appréciant notre propre mérite, en jugeant notre caractère et notre conduite, nous les comparons naturellement à deux différents modèles. L'un est l'idée de l'exacte et complète perfection, telle du moins que nous sommes capables de nous la former; l'autre est celle du degré auquel dans le monde on atteint communément, et auquel sont parvenus la plupart de ceux que nous connaissons, nos amis, nos concurrents, nos rivaux. Il nous arrive rarement (et peut-être même ne nous arrive-t-il jamais), de nous juger, sans faire plus ou moins d'attention à ces deux modèles. Mais ils partagent inégalement l'attention de la plupart des hommes, et celle du même homme dans différents temps. C'est tantôt vers l'un, c'est tantôt vers l'autre que cette attention se fixe.

Tant qu'elle se dirige vers le premier de ces deux modèles, l'homme le plus sage et le meilleur ne trouve qu'imperfection et que faiblesse dans son caractère; il ne découvre en luimême aucun motif d'orgueil et de présomption: il y observe, au contraire, beaucoup de motifs de modestie, de regret et de repentir. Quand notre attention se dirige sur le second modèle de perfection, nous sommes affectés, tantôt d'une manière et tantôt de l'autre, et, en nous còmparant à lui, nous nous trouvons, ou au-dessus, ou au-dessous.

Le sage, l'homme vertueux porte toujours son attention vers le premier modèle, vers l'idée complète et exacte de la perfection. Il existe, dans l'esprit de chaque homme, une idée de ce genre, qui s'est graduellement formée d'après ses observations sur son propre caractère ou sur celui des autres. Elle est le lent et progressif ouvrage de la conscience, de ce grand juge, de cet arbitre intérieur et céleste de notre conduite. Ce modèle idéal est plus ou moins exact dans l'esprit de chaque homme; ses traits sont plus ou moins fidèles, ses couleurs sont plus ou moins vraies, selon la vivacité et la délicatesse de la sensibilité avec laquelle on a fait ces observations, selon le plus ou moins de soin et d'attention qu'on a mis à les faire. L'homme vertueux, le sage y porte une sensibilité pure et exquise, une attention, un soin scrupuleux. Chaque jour perfectionne un trait du modèle qu'il se forme, chaque jour en efface une incorrection. Il s'est plus occupé de la perfection que tout autre: il la comprend mieux, il s'en est fait une idée plus exacte, il en sent plus profondément les charmes, il a plus d enthousiasme pour sa beauté divine. Il fait tous ses efforts pour modeler son caractère sur ce type suprême de perfection: mais il imite un ouvrage céleste, que sa main mortelle ne peut jamaiségaler. Il sent que ses succès sont incomplets, et voit avec douleur combien de traits informes distinguent la faible copie de son céleste original. Il se rappelle avec humiliation combien de fois il s'est éloigné des règles de la convenance et du devoir, dans ses actions, dans ses paroles, dans sa conduite, par défaut d'attention, de réflexion, de modération; combien enfin il est resté loin du degré de perfection auquel il voulait atteindre.

Mais, s'il porte ses regards sur le second modèle de perfection auquel il voit ordinairement arriver ceux qu'il connaît, il peut quelquefois croire à sa propre supériorité. Cependant, comme son attention est presque toujours dirigée vers le premier modèle, il est nécessairement beaucoup plus humilié en se comparant à celui-ci, qu'il n'est enorgueilli en se comparant à l'autre. Il n'a jamais assez d'orgueil pour regarder avec insolence ceux qui valent réellement moins que lui: il sent si profondément ses propres faiblesses, il connaît si bien toute la difficulté qu'il y a d'approcher un point de rectitude même éloigné de la perfection, qu'il ne peut mépriser l'extrême imperfection des autres. Loin d'insulter à leur infériorité, il la voit avec une indulgente compassion, et est toujours prêt, par ses conseils comme par ses exemples, à contribuer à leur avancement. S'ils lui sont ou s'ils lui deviennent supérieurs dans quelque qualité particulière (car quel est l'homme assez parfait pour ne pas trouver quelqu'un au-dessus de lui sous certains rapports?), il ne leur porte point envie; et, sachant combien il est difficile, et d'arriver à la perfection, et de la reconnaître, et de l'honorer, il leur accorde toujours sans réserve les applaudissements qu'ils méritent. Son âme et sa conduite portent également le caractère de la véritable modestie, d'une estime très-modérée de son propre mérite, et d'un sentiment complet du mérite d'autrui [54].

Dans tous les arts de l'imagination, dans la peinture, dans la poésie, dans la musique, dans l'éloquence, dans la philosophie, les grands artistes sentent toujours très-vivement l'imperfection de leurs meilleurs ouvrages, et combien ils sont loin de la perfection idéale qu'ils ont conçue, et dont ils se rapprochent le plus qu'ils peuvent, mais qu'ils désespèrent de jamais atteindre. Il n'y a que les artistes médiocres qui soient contents de ce qu'ils font ils conçoivent peu cette perfection idéale vers laquelle ils ont rarement porté leurs pensées, et ils ne daignent comparer leurs ouvrages qu'à ceux des autres artistes, et même à ceux des artistes encore plus médiocres • qu'eux. Boileau, le plus grand des poëtes français (et peut-être égal aux poëtes anciens qui ont écrit dans le même genre que lui), répétait souvent qu'aucun homme supérieur n'était content de ses propres ouvrages: Santeuil, son ami, qui écrivait en vers latins, et qui avait la faiblesse de croire que ce talent d'écolier le mettait au rang des poëtes, disait qu'il était toujours content des siens; et Boileau lui répliquait avec une maligne ambiguïté, qu'il était le premier des grands hommes auquel cela fút arrivé. Boileau, en jugeant ses propres ouvrages, les comparait au modèle idéal de perfection qu'il s'était fait pour son genre particulier de poésie, modèle qu'il avait sans doute médité aussi profondément, et conçu aussi exactement qu'il était possible. Il est probable que Santeuil, en jugeant ses propres ouvrages, les comparait particulièrement aux poëtes latins de son temps, qui certainement ne lui étaient pas supérieurs. Mais il est sans doute beaucoup plus difficile de rapprocher sa conduite du modèle idéal de perfection qu'on s'est fait, que de s'en rapprocher dans les productions d'aucun art. L'artiste se met à travailler en paix, et ayant à sa disposition son talent, son expérience et ses lumières. Le sage est obligé de conserver toute la rectitude de sa conduite dans la santé et dans la maladie, dans les succès et dans les revers, dans les heures de fatigue et d'indolence, comme dans les moments d'attention et d'activité. Il faut qu'il ne puisse jamais être troublé par les événements et par les difficultés les plus inattendus. L'injustice des hommes ne doit jamais le porter à l'injustice: il ne doit jamais être étonné par la violence des factions, ni abattu par les dangers et les vicissitudes de la guerre.

Parmi les personnes qui apprécient leur propre mérite, et qui jugent leur conduite en la comparant particulièrement au second modèle, à ce degré de perfection auquel on atteint ordinairement, il y en a quelques-unes qui sentent avec raison qu'elles lui sont supérieures, et qui sont reconnues pour l'être par un spectateur éclairé et impartial. Leur attention étant principalement dirigée sur le modèle ordinaire et non sur le modèle idéal de perfection, elles sentent peu leurs propres faiblesses et leurs propres imperfections; elles sont rarement modestes; elles sont souvent, au contraire, présomptueuses, arrogantes; elles s'admirent beaucoup elles-mêmes et déprécient beaucoup les autres. Quoique leur caractère soit en gé néral moins sage, et leur mérite moins pur que celui de l'homme plus véritablement modeste et vertueux, cependant leur extrême présomption, fondée sur leur excessive admiration pour elles-mêmes, éblouit la multitude, et en impose même quelquefois à ceux qui sont plus éclairés qu'elles. Le succès si fréquent et si surprenant des charlatans civils et religieux les plus ignorants, démontre suffisamment combien les prétentions les plus extravagantes et les moins fondées en imposent au peuple. Mais quand ces prétentions sont accompagnées d'un mérite réel et éminent, quand elles se déploient avec tout l'éclat que l'orgueil peut leur donner, quand elles sont soutenues par un grand pouvoir et par un rang élevé, et qu'elles obtiennent, par cela même, les applaudissements de la multitude, l'homme le plus sage s'abandonne souvent à l'enthousiasme général. Le bruit des folles acclamations de la foule trouble en quelque sorte son intelligence; et tant qu'il voit ces grands hommes à une certaine distance de lui, il est disposé à les admirer encore plus qu'ils ne paraissent s'admirer eux-mêmes. Quand nous ne sommes atteints d'aucun sentiment d'envie, nous prenons plaisir à admirer, et notre imagination se plaît naturellement à compléter et à perfectionner un caractère qui nous paraît supérieur à plu sieurs égards. L'amour-propre extrême de ces grands hommes est peut-être bien jugé, et même vu avec dérision par ceux qui les approchent, et qui s'amusent en secret de leurs prétentions hautaines, qu'on respecte et qu'on adore de loin. Telle est cependant la faiblesse commune aux hommes qui se sont fait la réputation la plus éclatante, la plus universelle, et celle même qui a påssé à la postérité la plus reculée. Un grand succès dans le monde, un empire très-étendu sur les sentiments et sur les opinions des hommes, sont rarement acquis par ceux qui n'ont pas une opinion extrême de leur propre mérite. Les hommes dont le caractère a été le plus brillant, ceux qui ont fait les actions les plus éclatantes, qui ont amené les révolutions, soit dans les choses, soit dans les opinions; les plus heureux guerriers, les plus grands hommes d'État, les législateurs les plus habiles, les chefs de sectes, les fondateurs de parti les plus heureux, n'ont pas été, pour la plupart, plus distingués des autres hommes par leur mérite, que par un degré de présomption et d'amourpropre disproportionné à leurs moyens réels. Cette présomption était peut-être indispensable, non-seulement pour former des entreprises qu'un esprit sage n'eût pas même osé concevoir, mais aussi pour obtenir de leurs sectateurs l'obéissance et la soumission nécessaires au succès de telles entreprises. Lorsqu'elles ont été couronnées par la fortune, leur confiance en eux-mêmes les a entraînés dans des actes de vanité qui tenaient de la folie et de la déraison. Alexandre le Grand ne paraît pas seulement avoir désiré que les autres hommes le regardassent comme une divinité, il semble l'avoir imaginé lui-même. Sur son lit de mort, dans la situation qui lui rappelait le plus sa condition mortelle, il demanda à ses amis de placer sa mère Olympia au rang des dieux, dans lequel il était déjà lui-même. Socrate, au milieu de l'admiration respectueuse de ses disciples, des applaudissements universels du peuple, lorsque la voix d'un oracle l'eût, d'après ces applaudissements, proclamé le plus vertueux entre les hommes, eut assez de sagesse pour ne pas se croire un dieu; mais il ne put s'empêcher d'imaginer qu'il avait une communication fréquente et secrète avec un être invisible et divin. La tête ferme de César ne l'était point encore assez pour qu'il ne trouvât pas quelque plaisir à passer pour descendre de Vénus, et à recevoir devant le temple de sa prétendue aïeule, sans se lever de son siége, le sénat romain, lorsque cet illustre corps vint lui présenter les décrets qui lui conféraient les honneurs les plus extravagants. Cette insolence, jointe à d'autres actes d'une vanité puérile, et qu'on ne devait pas attendre d'un esprit qui s'était montré d'abord si éclairé et si judicieux, paraît, en exaspérant l'envie générale, avoir enhardi ses assassins, et hâté l'exécution de leurs projets. Les religions et les mœurs des temps modernes fournissent aux grands hommes peu de moyens de se donner pour dieux ou pour prophètes. Les succès cependant, joints à une grande faveur populaire, leur ont quelquefois tourné la tête, au point de les porter à s'attribuer des talents et des moyens fort au delà de ceux qu'ils possédaient réellement, et cette présomption les a souvent précipités dans des entreprises très-téméraires et très-funestes. Un trait caractéristique de l'illustre duc de Marlborough est de n'avoir peut-être pas laissé échapper une parole, et de n'avoir pas fait une seule action imprudente pendant dix années des succès les plus éclatants et les plus ininterrompus dont aucun général puisse se vanter. On peut trouver le même sang-froid et le même empire sur soi dans quelques guerriers de ces derniers temps, mais non dans le prince Eugène, dans le roi de Prusse (Frédéric), dans le prince de Condé, ni même dans Gustave-Adolphe; Turenne est celui qui, à cet égard, ressemble le plus au duc de Marlborough mais plusieurs circonstances démontrent évidemment combien il lui était inférieur.

Dans les modestes projets de la vie privée, aussi bien que dans les poursuites orgueilleuses et ambitieuses d'une situation plus élevée, de grands talents accompagnés de succès dans les commencements, portent souvent à des entreprises qui finissent par une ruine absolue.

L'estime et l'admiration que chaque spectateur impartial conçoit pour le mérite réel des hommes d'un esprit supérieur, étant un sentiment bien fondé, est constant et indépendant de la bonne ou de la mauvaise fortune. Il ne ressemble point à l'admiration que l'on conçoit quelquefois pour celui qui s'estime trop et qui prétend trop. Tant que celui-là est heureux dans ses entreprises, on est en quelque sorte entraîné par ses succès. Ils cachent à presque tous les yeux, non-seulement l'imprudence, mais l'injustice de ses actions, et, loin de blâmer ces vices dans son caractère, on les voit souvent avec une admiration enthousiaste. Mais si la fortune lui devient contraire, les choses changent de couleur et de nom: ce qui était magnanime et héroïque reprend sa véritable qualification de témérité et de folie; et la noirceur de son injustice et de son avidité (jusqu'alors cachée sous l'éclat de sa prospérité), venant à paraître, souille la grandeur de ses entreprises. Si César eût perdu la bataille de Pharsale au lieu de la gagner, on placerait à présent son caractère un peu au-dessous de celui de Catilina; et l'homme le plus faible aurait vu ce qu'il tenta contre les lois de Rome, sous des couleurs plus noires que ne le vit peut-être Caton lui-même, animé de toute la passion naturelle à un homme de parti. Le véritable mérite de César, la justesse de son goût, la simplicité et l'élégance de ses écrits, ses talents militaires, ses ressources dans le malheur, la propriété de son éloquence, sa fermeté et ses lumières dans le danger, sa fidélité pour ses amis, sa générosité sans exemple pour ses ennemis, ne seraient pas plus reconnus aujourd'hui, que ne l'est le mérite réel de Catilina, qui avait aussi de grandes qualités: l'insolence et l'injustice de l'ambition insatiable de César auraient obscurci et même effacé la gloire de son véritable mérite. La for- tune a donc, à l'égard des grands hommes, la même influence que nous lui avons reconnue précédemment sous tout autre rapport; et, selon qu'elle est favorable ou contraire, elle rend le même caractère l'objet de l'admiration, de l'amour ou de la haine et du mépris universels. Ce désordre dans nos sentiments moraux n'est cependant pas sans utilité, et nous pouvons encore admirer ici la sagesse de Dieu dans la faiblesse et dans la folie de l'homme. Notre admiration pour les succès a le même principe que notre respect pour les richesses et pour les grandeurs, et elle est également nécessaire pour établir la dis tinction des rangs et l'ordre de la société. L'admiration pour les succès nous apprend à nous soumettre aux hommes que le cours des choses nous donne pour supérieurs; à voir avec vénération, et quelquefois même avec une affection respectueuse, ces violences consacrées par la fortune, et auxquelles il n'était pas possible de résister longtemps; non-seulement celles où s'emportent les caractères éclatants, tels que les César ou les Alexandre, mais les violences auxquelles s'abandonnent les caractères barbares et grossiers, tels que les Attila, les Gengis et les Tamerlan. La foule des hommes est naturellement disposée à regarder ces grands conquérants avec admiration, quoique sans doute cette admiration tienne de la faiblesse et de l'extravagance. Mais elle leur apprend du moins à se soumettre avec moins de malheur à un gouvernement qu'une nécessité irrésistible leur impose, et dont aucune résistance de leur part ne pourrait les délivrer.

Quoique, dans la prospérité, l'homme qui a une excessive opinion de lui-même, puisse avoir quelque avantage sur l'homme d'une vertu sévère et modeste; quoique les applaudissements de la multitude et de ceux qui les voient tous deux à une distance éloignée soient plutôt en faveur de l'un qu'en faveur de l'autre; cependant, d'après un juste calcul, le dernier l'emporte sur le premier dans presque tous les cas. L'homme qui ne s'attribue, et qui ne désire point qu'on lui attribue rien au delà de ce qui lui appartient véritablement, ne craint, ni d'être humilié, ni d'être découvert. Il s'appuie tranquillement sur la vérité et sur la solidité de sa réputation. Ses admirateurs ne sont, ni nombreux, ni bruyants; mais celui d'entre eux qui le voit de plus près, et qui le connaît le mieux, est celui qui l'admire davantage. Le suffrage d'un seul homme sage satisfait bien plus un homme raisonnable, que les applaudissements de mille admirateurs ignorants et enthousiastes. Il peut dire ce que Parménide disait, lorsqu'en lisant un discours de philosophie devant le peuple d'Athènes, il s'aperçut que l'auditoire s'était éclipsé et que Platon seul l'écoutait: Platon me suffit pour auditoire.

Il n'en est pas de même de l'homme qui s'estime au delà de ce qu'il mérite. L'homme sage qui le voit de plus près, est celui qui l'admire le moins. Dans l'ivresse de la prospérité, l'excès de son admiration pour lui-même ne peut obtenir l'estime toujours judicieuse et modérée de l'homme sage, et il l'accuse d'envie et de malignité: il suspecte ses meilleurs amis; il craint même leur commerce, il les éloigne de lui, et paie leurs services, non-seulement d'ingratitude, mais même d'injustice et de cruauté; il abandonne sa confiance aux flatteurs et aux traîtres qui encensent sa vanité et sa présomption; et son caractère qui, quoique défectueux, était d'abord, à quelques égards, aimable et respectable, finit par devenir méprisable et odieux. Dans l'ivresse de la prospérité, Alexandre tua Clitus, parce qu'il préférait les exploits de Philippe aux siens: il fit périr Callisthène dans les supplices, pour avoir rcfusé de l'adorer à la manière des Perses; et il fit assassiner le vénérable Parménion, le meilleur ami de son père, après avoir, sur le plus léger soupçon, fait périr par la torture, le seul fils que Parménion n'eût pas perdu en combattant pour lui. C'était ce même Parménion dont Alexandre disait que les Athéniens étaient fort heureux de trouver dix généraux tous les ans; tandis que, pendant tout le cours de sa vie, il n'avait jamais trouvé que Parménion. C'était encore sur la vigilance et sur la fidélité de Parménion qu'il se reposait en tout temps, avec une confiance et une sécurité sans bornes; et il avait coutume de dire dans les heures de divertissement et de plaisir: Buvons, mes amis, buvons sans inquiétudes. Car Parménion ne boit jamais. C'était aussi par les conseils de Parménion qu'il avait remporté toutes ses victoires; et sans eux il n'avait pu gagner une seule bataille. Les vils et flatteurs amis auxquels Alexandre laissa après lui le pouvoir et l'autorité, partagèrent entre eux son empire; et après avoir ainsi dérobé son héritage à sa famille, ils en mirent à mort successivement tous les individus, sans même en excepter les femmes.

Non-seulement nous pardonnons une excessive estime pour soi-même, mais aussi nous sympathisons complétement avec ce sentiment, lorsqu'il appartient à des hommes d'un caractère tellement supérieur, qu'il s'élève au-dessus du niveau or dinaire. Nous l'appelons magnanimité, élévation et force d'esprit, expressions qui supposent un très-haut degré d'admiration et d'approbation. Mais nous ne pouvons pas sympathiser, d'une manière complète, avec l'extrême amour-propre des caractères qui ne sont pas distingués par une supériorité incontestable. Leur extrême amour-propre nous dégoûte et nous révolte, et nous avons de la peine à le souffrir et à le leur pardonner. Nous l'appelons orgueil ou vanité, deux mots dont le dernier. renferme toujours, et le premier renferme le plus souvent dans sa signification, un très-haut degré de blâme.

Quoique ces deux défauts se ressemblent à quelques égards, comme étant des modifications diverses d'une opinion exagérée de soi-même, ils sont cependant très-différents sous plusieurs rapports.

L'homme orgueilleux est sincère, et dans le fond de son cœur il est convaincu de sa propre supériorité, quoiqu'il soit quelquefois difficile de deviner sur quoi cette conviction est fondée: il ne désire pas que les autres le voient autrement qu'il ne se voit réellement lui-même, en se mettant à leur place. Il ne demande que ce qu'il croit lui être justement dû. Si vous ne le considérez pas autant qu'il se considère luimême, il en est plus offensé que mortifié, et il éprouve autant de ressentiment que s'il eût véritablement reçu une injure. Alors même il ne daigne pas vous exposer sur quoi il fonde ses prétentions: il dédaigne de rechercher votre estime; il affecte même de la mépriser; il cherche à se maintenir dans le rang qu'il s'attribue, non pas tant en vous faisant sentir sa supériorité, qu'en vous faisant reconnaître votre infériorité; et il paraît moins occupé de captiver votre suffrage, que de mortifier votre amour-propre.

L'homme vain n'est pas sincère, et dans le fond de son cœur il est rarement convaincu de la supériorité qu'il désire que vous reconnaissiez en lui. Il voudrait que vous le jugiez plus favorablement qu'il ne peut se juger lui-même quand il se met à votre place, et qu'il suppose que vous connaissez de lui tout ce qu'il en connaît lui-même. Il est donc plus mortifié qu'offensé lorsque vous paraissez le voir d'une autre manière, qui est peut-être la vraie. Il saisit toutes les occasions de faire connaître par quels motifs il prétend au caractère qu'il voudrait que vous reconnaissiez en lui, soit en montrant avec ostentation et sans nécessité, les qualités qu'il possède à un certain degré, soit en prétendant à des qualités qu'il a si faiblement, qu'on ne peut pas dire qu'il les possède. Loin de mépriser votre estime, il la recherche avec une inquiète assiduité; et, loin de vouloir mortifier votre amour-propre, il aime à le flatter, dans l'espoir qu'en retour vous flatterez le sien: car il flatte pour être flatté; il cherche à vous plaire, et tâche par sa complaisance et par ses soins, de vous amener à avoir bonne opinion de lui, et quelquefois même par des services réels, quoique rendus avec ostentation.

L'homme vain voit le respect que l'on accorde au rang et à la fortune, et il veut usurper ce respect, aussi bien que celui que les vertus et les talents obtiennent. Ses vêtements, ses équipages, son genre de vie, tout annonce un rang et une fortune au-dessus de son rang et de sa fortune réelle; et pour soutenir, pendant la première moitié de sa vie, ces manières trompeuses et extravagantes, il se réduit pour la seconde aux embarras et à la misère. Tant qu'il peut soutenir sa dépense, il est enivré de se voir, non comme vous le verriez si vous connaissiez aussi bien que lui ses moyens réels, mais de la même manière qu'il croit être parvenu à se faire envisager par vous. Cette illusion est peut-être la plus commune de toutes celles que donne la vanité et on en voit ordinairement atteints tous les hommes obscurs qui voyageut dans les pays étrangers, ou qui, d'une province éloignée, viennent visiter passagèrement la capitale. La folie de leurs prétentions, quoique frappante pour un homme raisonnable et indigne de lui, n'est cependant pas aussi grande qu'elle le serait dans des circonstances différentes. Si leur séjour est court, ils peuvent échapper à la honte d'être découverts dans leurs prétentions et dans leurs dépenses extravagantes; et, après avoir cédé à leur vanité pendant quelques mois ou pendant quelques années, ils reviennent chez eux réparer, par l'économie, le désordre de leurs profusions passées.

L'homme orgueilleux s'abandonne rarement à de pareilles folies. Le sentiment de sa propre dignité le rend soigneux de conserver son indépendance; et quand sa fortune est peu étendue, quoiqu'il veuille être décent dans ses dépenses, il veut surtout y être attentif et frugal. Elles sont toujours effacées par les profusions révoltantes de l'homme vain: celui-ci, par ses prétentions insolentes à un rang qui ne lui est pas dû, provoque l'indignation de l'homme orgueilleux, qui n'en parle jamais sans l'accabler des reproches les plus graves et les plus sévères.

L'homme orgueilleux ne se trouve pas à son aise dans la société de ses égaux, et encore moins dans celle de ses supérieurs. Il lui est impossible de se séparer de ses prétentions hautaines; et il ne peut les déployer devant eux, parce que leur présence lui impose toujours une sorte de respect. Il recherche une société servile, qui lui inspire moins d'égards, qu'il ne choisit pas volontairement, et qui lui est peu agréable, celle de ses inférieurs, de ses flatteurs, de ceux qui dépendent de lui. Il voit rarement ses supérieurs, ou s'il les voit, c'est plutôt pour prouver le droit qu'il a de les voir, que parce qu'il aime à se trouver avec eux on peut dire de lui ce que lord Clarendon disait du comte d'Arundel: qu'il allait quelquefois à la cour, pour trouver un homme au-dessus de lui, mais qu'il y allait très-rarement, parce qu'il y trouvait un homme au-dessus de lui.

Il n'en est pas de même de l'homme vain. Il recherche la société de ses supérieurs autant que l'homme orgueilleux l'évite. Il croit que leur grandeur réfléchit une sorte d'éclat sur ceux qui les approchent. On le voit toujours à la cour des rois et au lever des ministres, et il se donne l'air d'un candidat de fortune et de faveur, tandis qu'il possède réellement le plus précieux bonheur (s'il en savait jouir), celui de ne pas l'être. Il aime à être admis à la table des grands, et surtout à faire parade de la familiarité dont ils l'honorent. Il se lie, autant qu'il lui est possible, avec les gens à la mode, avec ceux qu'on' suppose diriger l'opinion publique, avec les hommes d'esprit, de talent, avec les hommes populaires, et il évite la société de ses meilleurs amis, quand le cours variable de la faveur publique s'éloigne d'eux. Il est rarement délicat sur les moyens dont il se sert pour parvenir, sur l'ostentation, sur les prétentions sans fondement, sur l'adhésion servile à l'opinion d'autrui; il emploie surtout la flatterie, et particulièrement celle qui, par sa grâce et par sa vivacité, s'éloigne le plus du dégoûtant langage d'un parasite. L'homme orgueilleux au contraire ne flatte jamais, et même est à peine poli.

Nonobstant ses prétentions sans fondement, la vanité est presque toujours une passion vive, gaie, et même très-souvent douce, tandis que l'orgueil est toujours une passion grave, sévère et sombre. Les illusions que l'homme vain se fait à luimême, et veut faire aux autres, sont des tromperies innocentes, qui tendent à l'élever, et non à humilier les autres: l'homme orgueilleux, il est vrai, ne s'abaisse pas à tromper; et quand il s'y résout, ses déguisements sont bien loin d'être aussi innocents. Ils sont pleins de malignité, et ont pour but d'humilier les autres. L'homme orgueilleux s'indigne de l'injuste supériorité qu'il croit qu'on donne aux autres sur lui: il les voit avec envie; et, en parlant d'eux, il tâche autant qu'il peut, d'affaiblir tout ce qui pourrait servir de base ou de prétexte à cette supériorité. Quand quelques calomnies circulent contre eux, tout incapable qu'il est de les inventer, il prend plaisir à les croire; il n'est pas éloigné de les répéter, ni même de les exagérer. Les plus graves tromperies de la vanité sont ce qu'on appelle d'innocents mensonges; celles de l'orgueil (quand il s'abaisse jusque-là) ont un caractère tout opposé.

Nous sommes disposés par l'aversion que l'orgueil et la vanité inspirent généralement, à ranger les personnes que nous accusons d'avoir ces défauts, plutôt au-dessous qu'au-dessus du niveau ordinaire. Ce jugement cependant est presque toujours injuste; car la plupart des hommes vains et des hommes orgueilleux sont très-au-dessus de ce niveau, quoiqu'ils ne le soient pas tant que l'un le pense et que l'autre le désire. Comparés avec leurs prétentions, ils nous paraissent mériter le mépris; mais, comparés avec presque tous leurs rivaux, ils pa raissent très-différents, et absolument au-dessus du niveau commun. Dans le cas d'une supériorité réelle, l'orgueil est fréquemment accompagné de plusieurs vertus respectables, de la véracité, de la probité, de l'honneur, de l'amitié sincère et constante, de la fermeté et du courage: la vanité est accompagnée de la politesse, de l'obligeance dans toutes les petites choses, de la générosité dans les grandes, quoique cette générosité cherche à se faire valoir autant qu'elle peut. Les Français, dans le dernier siècle, étaient accusés de vanité par leurs rivaux et par leurs ennemis, et les Espagnols d'orgueil: les nations voisines regardaient les uns comme le peuple le plus aimable, et les autres comme le peuple le plus digne de respect.

Les mots vain et vanité ne sont jamais pris dans un bon sens nous disons quelquefois, en parlant d'un homme d'un bon naturel, que sa vanité le rend meilleur, et qu'elle est plus amusante qu'offensante; mais nous la considérons toujours comme une faiblesse et un ridicule dans son caractère.

Les mots d'orgueilleux et d'orgueil, au contraire, sont quelquefois pris en bonne part. Nous disons souvent d'un homme, qu'il est trop orgueilleux, qu'il a trop de noble orgueil pour faire une chose vile. L'orgueil alors est confondu avec la magnanimité. Aristote qui certainement connaissait bien le sens des mots, en peignant le caractère de l'homme magnanime, y a placé plusieurs traits, regardés communément comme propres au caractère espagnol, dans les deux derniers siècles. Il attribue à l'homme magnanime la fermeté dans les résolutions, la lenteur dans l'action: une voix grave, une élocution réfléchie, une marche et les mouvements lents, l'apparence de l'indolence et même de la paresse; ajoutant qu'il s'occupe peu des petites choses, mais qu'il agit avec résolution et avec fermeté dans les grandes; qu'il ne s'expose pas volontiers aux faibles dangers, mais qu'il aime les grands; et que quand il s'y expose, c'est toujours sans aucun soin de sa propre vie.

L'homme orgueilleux est trop content de son caractère, pour jamais croire qu'il ait besoin d'être perfectionné. Celui qui se croit parfait, méprise naturellement tout perfectionnement.

Sa suffisance et l'opinion absurde qu'il a de sa supériorité, l'accompagnent ordinairement depuis la jeunesse jusqu'à l'âge avancé; et il meurt, comme dit Hamlet, avec tous ses péchés sur sa tête, sans préparation et sans bruit.

Il en est presque toujours autrement de l'homme vain: le désir d'être estimé et admiré, lorsqu'on veut l'être pour les talents et pour les qualités qui sont le juste objet de l'estime et de l'admiration, est l'amour même de la vraie gloire, passion qui, si elle n'est pas la meilleure de toutes, est certainement une des meilleures. La vanité n'est ordinairement que l'essai prématuré d'obtenir cette gloire avant qu'elle nous soit due: quoique votre fils ne soit qu'un fat à vingt-cinq ans, ne désespérez pas pour cela de le voir devenir un homme de mérite avant quarante, et de le voir posséder toutes les vertus et tous les talents dont il n'a aujourd'hui que l'affectation et la prétention. Le grand art de l'éducation consiste à diriger la vanité sur des objets convenables; à ne jamais souffrir qu'un enfant s'estime pour des qualités frivoles ou vulgaires. Mais ne découragez pas ses prétentions à des qualités véritablement importantes. Il ne les affecterait pas, s'il ne désirait vivement les posséder. Encouragez un tel désir, fournissez-lui les moyens de le satisfaire et ne vous fâchez pas, s'il prend quelquefois l'air du succès, avant le succès même.

Tels sont les caractères distinctifs de l'orgueil et de la vanité, quand l'un et l'autre agissent selon l'impulsion qui leur est propre. Mais l'homme orgueilleux est souvent vain, et l'homme vain est souvent orgueilleux. Il est très-naturel que l'homme qui pense mieux de lui-même qu'il ne le mérite, désire que les autres pensent de même; et que l'homme qui voudrait que les autres l'estimassent plus qu'il ne s'estime luimême, soit porté à s'estimer plus qu'il ne le mérite. L'orgueil et la vanité étant souvent réunis dans la même personne, leurs traits caractéristiques se confondent nécessairement alors: ainsi l'on trouve quelquefois l'ostentation impertinente et frivole de la vanité, jointe à l'insolence ironique et maligne de l'orgueil, et nous ne savons plus distinguer ce qui appartient au caractère particulier de l'orgueil et au caractère particulier de la vanité.

Les hommes d'un mérite absolument au-dessus du niveau ordinaire, s'estiment quelquefois trop et quelquefois trop peu eux-mêmes. Dans ce dernier cas, leur caractère, quoique moins remarqué dans la société, ne paraît pas moins aimable; on se sent plus à son aise à côté d'un homme d'un mérite timide et modeste si ceux qui vivent avec lui ne sont pas clairvoyants et très-généreux, quoiqu'ils aient de l'affection pour lui, ils ont rarement beaucoup de vénération, et la vivacité de leur affection ne compense pas ordinairement la froideur de leur -respect. Les hommes médiocres ne placent personne, dans leur estime, plus haut qu'on ne paraît s'y placer soi-même: un tel, disent-ils, semble douter de ses moyens pour remplir cette place, ou pour se trouver dans cette situation; et ils mettent aussitôt, au-dessus de lui, un impudent imbécile qui n'a jamais douté de lui-même. Les hommes plus éclairés, quand ils n'ont pas un caractère généreux, ne manquent jamais de tirer avantage de la simplicité d'un homme de mérite, et de prendre avec lui une impertinente supériorité de manières à laquelle ils n'ont aucun droit. Sa bonhomie lui fait supporter quelque temps leur arrogance; mais bientôt elle l'importune, et c'est ordinairement trop tard la place à laquelle il aurait dû se mettre, est irrévocablement perdue, et son insouciance l'a laissé usurper sans retour par quelque autre qui la mérite beaucoup moins, mais qui a été beaucoup plus empressé de la prendre. Un homme de mérite, lorsqu'il porte la modestie jusqu'à ce degré, a besoin de beaucoup de bonheur dans le choix de ses amis, pour les trouver toujours justes envers lui, même lorsque son affection pour eux lui donne le plus de motifs de compter sur leur amitié: et il arrive souvent, lorsqu'il a eu trop de modestie et trop peu d'amour-propre dans sa jeunesse, qu'il passe un âge plus avancé dans le mécontentement et dans les plaintes.

Les personnes assez malheureuses pour avoir été placées par la nature beaucoup au-dessous du niveau ordinaire, s'évaluent souvent encore moins que ce qu'elles valent réellement: et cette espèce d'humilité paraît les plonger dans l'idiotisme. Ceux qui ont pris la peine d'observer ce que l'on appelle un idiot, trouveront que, dans la plupart des gens qui méritent ce nom, les facultés intellectuelles ne sont pas plus faibles que chez beaucoup d'autres qui, quoique reconnus pour être stupides et sans esprit, ne sont pas appelés idiots. Un idiot élevé d'une manière ordinaire parvient à savoir lire, écrire et compter passablement bien et beaucoup de personnes que l'on ne trouve point idiotes, n'ont jamais pu acquérir une seule de ces connaissances premières, quoiqu'elles aient été élevées avec soin, et qu'elles aient eu le courage, étant plus avancées en âge, d'essayer d'apprendre ce que leur éducation ne leur avait point appris. Cependant, par un certain instinct d'orgueil, elles se mettent au niveau des personnes du même âge et de la même situation qu'elles, et par leur courage et leur fermeté elles gardent dans la société la place qui leur appartient. Un instinct opposé fait que les idiots se sentent au-dessous de tout le monde, quelque part qu'ils soient. Ils sont capables, lorsqu'on . les traite mal (ce qui arrive assez souvent), de s'abandonner aux derniers excès de la fureur et de la rage; et néanmoins, ni les bonnes manières, ni l'indulgence, ni l'affection ne sauraient les amener à s'entretenir avec vous, comme si vous étiez leur égal; cependant, si vous pouvez les déterminer à entrer en conversation, vous trouverez souvent leurs réponses justes et raisonnables; mais le sentiment de leur infériorité y percera toujours. Ils semblent vouloir se rapetisser à vos yeux, fuir vos regards et vos paroles, et sentir qu'en se mettant à votre place, vous ne pouvez vous empêcher, malgré votre apparente indulgence, de les envisager comme vous étant extrêmement inférieurs. Quelques idiots, la plupart même d'entre eux, sont ou complétement, ou jusqu'à un certain point, tels que je viens de les peindre, par une espèce d'engourdissement et de torpeur de leurs facultés intellectuelles. Il y en a d'autres aussi chez lesquels ces facultés ne paraissent pas plus inactives et plus engourdies, qu'elles ne le sont chez beaucoup de gens que l'on ne regarde point comme idiots. Mais cette espèce d'instinct d'orgueil, nécessaire pour se maintenir dans une sorte d'égalité à l'égard des autres, manque aux premiers, et ne manque point aux seconds.

Le degré d'estime de soi-même, qui contribue le plus à la satisfaction et au bonheur de chaque individu, est donc aussi le plus agréable à un spectateur impartial. L'homme qui s'évalue ce qu'il vaut, et pas plus qu'il ne doit s'évaluer, manque rarement d'obtenir des autres toute l'estime qu'il croit mériter. Il ne désire que ce qu'il croit lui être dû, et il se repose avec satisfaction dans cette pensée.

L'homme orgueilleux et l'homme vain sont au contraire toujours mécontents. L'un est tourmenté et indigné de l'injuste supériorité qu'il trouve que les autres s'attribuent; l'autre redoute continuellement la honte dont il prévoit qu'il sera couvert quand on découvrira le peu de fondement de ses prétentions. L'homme qui joint à un mérite réel des prétentions exagérées, lors même qu'elles sont soutenues par des talents éclatants et par de grandes vertus, et qu'il a le bonheur d'en imposer à cette multitude dont les applaudissements l'intéressent peu, n'en impose point au sage, dont il prise surtout l'approbation, et dont il désirerait par-dessus tout obtenir l'estime. Il soupçonne que le sage méprise sa présomption et qu'il la pénètre; et il a le malheur de devenir, d'abord l'ennemi jaloux et secret, et bientôt l'ennemi déclaré et furieux de ceux-mêmes dont l'amitié lui eût donné le plus vif bonheur et le seul bonheur dont on puisse jouir en paix.

Quoique notre éloignement pour l'homme vain et pour l'homme orgueilleux, nous dispose souvent à les mettre plutôt au-dessous qu'au-dessus de la place qu'ils méritent véritablement; cependant, à moins qu'ils ne nous provoquent par quelque impertinence personnelle, nous nous conduisons rarement mal avec eux. Nous tâchons même presque toujours, pour notre propre tranquillité, de nous accommoder à leurs folies. Quant à celui qui s'estime moins qu'il ne vaut, nous ne manquons guère de lui faire toute l'injustice qu'il se fait à lui-même, et même d'aller au delà, à moins que nous n'ayons plus de discernement et de générosité que la plupart des hommes. Ainsi, l'homme qui s'estime moins qu'il ne vaut, n'est pas seulement plus malheureux, par le sentiment qu'il a de lui-même, que l'homme vain et que l'homme orgueilleux; il est encore sujet à être plus maltraité par les autres. Il vaut donc presque toujours mieux être un peu trop orgueilleux, qu'un peu trop modeste; et, dans l'opinion que nous avons de nous-mêmes, quelque degré d'excès paraît toujours moins désagréable, et à la personne même et à un spectateur impartial, que quelque degré de défaut.

A cet égard, comme à l'égard de toute autre passion ou habitude, le degré de cette passion le plus agréable au spectateur impartial, est aussi le plus agréable à celui même qui l'éprouve; et l'excès ou le défaut en est d'autant moins désagréable à celui-ci, qu'il blesse moins celui-là.


 
Conclusion de la sixième partie
L'intérêt de notre propre bonheur nous porte à la prudence; l'intérêt du bonheur des autres nous porte à la justice et à la bienfaisance: la justice nous éloigne de tout ce qui peut nuire au bonheur d'autrui, et la bienfaisance nous fait rechercher tout ce qui peut y concourir. La première de ces trois vertus nous est originellement recommandée par l'amour de nousmêmes, et les deux autres par nos affections bienveillantes, indépendamment d'aucune attention à ce que sont, à ce que doivent être ou à ce que peuvent être, dans certaines situations, les sentiments des autres. L'attention que nous accordons à ces sentiments, vient ensuite fortifier ces trois vertus et en diriger l'exercice. Parmi ceux qui ont agi constamment pendant toute leur vie, ou au moins pendant une partie de leur vie avec prudence, avec justice, avec bienfaisance, il n'y a point d'homme qui n'ait principalement eu en vue dans sa conduite les sentiments qu'elle pouvait inspirer à un spectateur supposé impartial, et à ce témoin intérieur, à ce juge, à cet arbitre suprême qui habite dans nos cœurs. Si, dans le cours de la journée, nous nous sommes écartés des règles qu'il nous prescrit, si nous avons été au delà de la tempérance, de l'activité, ou si nous sommes restés en deçà; si nous avons blessé les intérêts ou le bonheur d'autrui par passion ou par inadvertance, si nous avons négligé les occasions de le servir, c'est ce juge intérieur qui nous demande compte le soir de toutes ces fautes et de toutes ces omissions, et ses reproches nous font souvent rougir en secret de notre inattention à notre propre bonheur, et de notre trop constante indifférence pour celui des autres.

Quoique la prudence, la justice, la bienfaisance puissent, dans presque toutes les occasions, nous être recommandées par deux principes différents, les vertus qui tiennent l'empire sur soi-même, dans diverses circonstances et même dans presque toutes, ne nous sont recommandées que par un seul principe; par le sentiment de la convenance, par l'attention aux sentiments d'un spectateur supposé impartial. Sans la modération que ce principe nous impose, chaque passion se précipiterait aveuglément vers l'objet de ses désirs: la colère s'abandonnerait à toutes ses fureurs; la crainte à l'excès de ses agitations. La vanité ne serait, déterminée à modérer ses prétentions exagérées et impertinentes, par aucun des égards dus aux temps et aux situations; et les faiblesses scandaleuses de la volupté resteraient sans frein et sans voile. Le respect pour ce que sont, pour ce que doivent être ou pour ce que peuvent être les sentiments des autres, est le seul principe qui, dans presque toutes les circonstances, en impose à toute ces passions turbulentes et agitées, et leur fasse prendre le ton et le caractère qu'un spectateur impartial peut approuver. Il y a quelques occasions où ces passions sont réprimées, non pas tant par le sentiment de leur inconvenance, que par la prudente considération des conséquences funestes qui pourraient s'ensuivre, si nous nous y abandonnions. Dans ces occasions, quoique la passion soit réprimée, elle n'est pas toujours vaincue, et elle reste souvent cachée au fond du cœur avec ses premières fureurs. L'homme qui modère sa colère par un sentiment de crainte, ne l'a pas vaincue: il a seulement remis à un autre moment de la satisfaire. Mais celui qui, en racontant une injure qu'on lui a faite, sent la passion qui l'agitait se refroidir et se calmer, par sympathie pour les sentiments plus modérés de la personne à laquelle il parle, qui parvient à adopter ces mêmes sentiments, et à considérer son injure sous des couleurs moins vives qu'elle ne lui avait paru d'abord, fait plus que contenir sa colère; il en triomphe véritablement. Sa passion est réellement moindre alors, qu'elle n'était au commencement; et elle est moins capable de l'entraîner à cette vengeance violente et sanguinaire qu'il avait projetée dans son premier mouvement.

Les passions qui sont ainsi réprimées par le sentiment de la convenance, sont toutes modérées et subjuguées jusqu'à un certain point par ce sentiment: mais celles qui ne sont modérées que par des motifs de prudence d'un autre genre, s'enflamment au contraire par la contrainte dans laquelle on les tient; et on les voit quelquefois longtemps après l'injure qui les fit naître, et lorsqu'on y pense le moins, éclater avec une fureur inattendue, cent fois plus violente et plus insensée.

La colère, cependant, comme les autres passions, peut, en beaucoup d'occasions, être modérée d'une manière convenable par des motifs de prudence. Quelque force d'âme et quelque empire sur soi-même sont nécessaires pour cette espèce de modération; elle peut inspirer au spectateur impartial, la froide estime qui est due à une conduite déterminée par une prudence vulgaire; mais jamais elle n'obtient de lui l'intérêt et l'admiration qu'il éprouve pour une passion réprimée et vaincue par un sentiment de convenance qu'il peut véritablement partager. Dans le premier genre de modération, on distingue souvent une sorte de convenance, et si l'on veut même de vertu; mais c'est une convenance et une vertu bien inférieure à celle qui nous transporte d'admiration pour une modération fondée sur de plus nobles principes.

La prudence, la justice et la bienfaisance ne tendent qu'à produire des effets agréables; ces effets sont d'attacher d'abord la personne qui agit, d'attacher ensuite un spectateur impartial. Quand nous approuvons le caractère de l'homme prudent, nous nous plaisons à contempler la sécurité dans laquelle il doit vivre, tant qu'il suivra les lois de la prudence sage et réfléchie. En approuvant le caractère de l'homme juste, nous envisageons encore avec complaisance cette sûreté, cette paix qui doivent donner à ses parents, à ses voisins, à ses amis, sa scrupuleuse inquiétude de leur nuire ou de les offenser. Notre approbation pour le caractère de l'homme bienfaisant, nous fait aussi partager la reconnaissance de tous ceux qui sont placés dans la sphère où ses vertus s'exercent; et, comme eux, nous avons le plus vif sentiment de son mérite et de sa vertu. Lors donc que nous approuvons la prudence, la justice, la bienfaisance, le sentiment de leurs effets agréables et utiles, soit à la personne qui exerce ces vertus, soit pour celle à l'égard de laquelle on les exerce, est toujours une partie considérable et la plus grande cause de notre approbation.

Mais quand nous approuvons les vertus qui tiennent à l'empire sur soi-même, notre intérêt pour leurs effets n'entre pour rien, ou pour très-peu de chose, dans notre approbation. Ces effets peuvent être agréables ou désagréables; et quoique notre approbation soit plus forte dans le premier cas, elle n'est cependant pas entièrement détruite dans le second. La valeur la plus héroïque peut être employée pour la cause de la justice et pour celle de l'injustice; et quoiqu'elle nous inspire plus d'intérêt et d'admiration dans le premier cas, elle nous paraît toujours, dans le second, avoir quelque chose de grand et de respectable. Il en est de cette vertu comme de toutes celles qui tiennent à l'empire sur soi-même; les qualités qui sont les plus éclatantes et les plus brillantes, aux yeux des hommes, sont celles dont l'exercice exige le plus de grandeur, le plus de fermeté et un plus vif sentiment de la convenance qu'il y a soit à les adopter, soit à y persévérer. On fait souvent trop peu d'attention à leurs effets.


 
Septième partie. Du système de la philosophie morale

 
Section première. Des questions qu'on doit examiner dans une théorie des sentiments moraux
Si nous examinons les théories les plus célèbres et les plus remarquables qui ont paru sur la nature et sur l'origine de nos sentiments moraux, nous trouverons qu'elles ont plus ou moins de rapport à ce que j'ai dit jusqu'ici sur cette matière; et en considérant ce que j'ai avancé, on reconnaîtra facilement les points de vue et les divers aspects de la nature, qui ont conduit chaque auteur à adopter particulièrement tel ou tel système. Tous les systèmes de moralité qui ont eu quelque réputation jusqu'ici, dérivent de quelques-uns des principes que j'ai développés précédemment. Comme ils sont tous fondés sur quelque principe naturel, ils sont tous vrais sous quelque rapport: mais aussi, comme ils s'appuient tous sur une observation de la nature, incomplète et partielle, ils sont tous erronés sous d'autres.

Il y a deux questions à examiner, lorsqu'on traite des principes de la morale. La première est de savoir en quoi consiste la vertu, ou quel est le mode de conduite qui constitue un caractère excellent ou digne de louange, un caractère qui est l'objet naturel de l'estime, de la considération, de l'approbation. La seconde question consiste à savoir quelle est la puissance ou la faculté de l'âme qui nous fait aimer ce caractère, quel qu'il soit; ou, en d'autres termes, comment et parquels moyens il arrive que l'âme préfère une telle conduite à une autre, appelle l'une juste et l'autre vicieuse; considère l'une comme l'objet naturel de l'estime, de l'approbation, des récompenses, et l'autre comme l'objet naturel du blâme, de la censure et des punitions.

Nous examinerons la première question, lorsque nous considérerons si la vertu consiste dans la bienfaisance, comme le docteur Hutcheson le pense; ou si elle consiste à agir d'une manière convenable aux différents rapports dans lesquels nous nous trouvons avec les autres, comme le docteur Clarke le suppose; ou enfin, si, selon l'opinion des autres moralistes, elle consiste dans la recherche prudente et sage du bonheur le plus réel et le plus solide.

Nous examinerons la seconde question, lorsque nous considérerons si les divers sentiments par lesquels un caractère vertueux (quel qu'il soit) nous paraît recommandable, nous sont inspirés par l'amour de nous-mêmes, qui nous fait apercevoir que ce caractère, soit en nous-mêmes, soit dans les autres, tend à favoriser notre intérêt particulier; ou bien si c'est la raison seule qui nous fait apercevoir la différence qu'il y a entre un caractère et un autre, de la même manière que nous distinguons la vérité de l'erreur; ou si c'est par l'effet d'une puissance de perception particulière, appelée sens moral, qu'un caractère vertueux nous satisfait et nous plaît, et qu'un caractère vicieux nous déplaît et nous repousse; ou enfin si un tel effet résulte de quelque autre principe propre à la nature humaine, d'une modification de la sympathie, ou de quelque sentiment semblable.

Je vais d'abord examiner les systèmes qu'on a formés sur la première de ces deux questions, j'examinerai ensuite ceux qui ont la seconde pour objet.


 
Section II. Des diverses notions que nous avons sur la nature de la vertu

 
Introduction
On peut réduire à trois classes différentes les diverses définitions que les moralistes ont données de la nature de la vertu [55], ou de la manière d'être de l'âme qui constitue le caractère le plus excellent, et le plus digne de louange. Selon quelques-uns, la disposition de l'âme qui constitue la vertu, ne consiste pas dans un genre particulier d'affections, mais dans un empire et une direction convenable de toutes nos affections qui peuvent être vertueuses ou vicieuses selon l'objet qu'elles ont en vue, et selon le degré de véhémence avec lequel elles le poursuivent. D'après ces auteurs, la vertu est donc ce qui est convenable et propre.

Selon d'autres, la vertu consiste dans une judicieuse recherche de notre intérêt et de notre bonheur particulier, ou dans l'empire et la direction convenable des affections personnelles qui ont notre bonheur pour objet unique; et, dans l'opinion de ces moralistes, la vertu consiste dans la prudence. Il en est encore d'autres qui font consister la vertu, non dans les affections qui ont pour objet notre bonheur, mais dans celles qui tendent au bonheur d'autrui. D'où il résulte rait qu'une bienveillance désintéressée est le seul motif qui puisse imprimer à nos actions le caractère de la vertu.

Il est donc évident qu'on doit attribuer le caractère de la vertu, ou à toutes nos affections, quand elles sont bien gouvernées et bien dirigées, ou à une classe particulière entre toutes ces affections. On divise ordinairement nos affections en affections personnelles et en affections bienveillantes. Si l'on ne peut attribuer indistinctement le caractère de la vertu à toutes nos affections, lorsqu'elles sont bien gouvernées et bien dirigées, il doit être particulièrement attribué, ou aux affections qui tendent à notre bonheur, ou aux affections qui tendent au bonheur d'autrui. Si la vertu ne consiste point dans la convenance, elle doit donc consister dans la prudence ou dans la bienfaisance: on ne peut donner d'autre définition de la vertu que l'une des trois précédentes. Je montrerai dans la suite que toutes les autres qui paraissent différentes, se rapportent plus ou moins à l'une de celles-là.


 
Chapitre I. Des systèmes qui font consister la vertu dans la propriété ou dans la convenance de nos actions
Selon Platon, Aristote et Zénon, la vertu consiste dans la convenance de notre conduite, ou dans la convenance de la passion qui nous fait agir, relativement à l'objet de cette passion 1o Platon considère l'âme comme une espèce d'État ou de république, composé de trois facultés ou puissances différentes.

La première est la faculté de juger; faculté qui sert à déterminer, non-seulement quels sont les moyens propres pour arriver à une fin quelconque, mais quelles sont les fins qui doivent être recherchées, et quelle valeur respective on doit attribuer à chacune: Platon donne à cette faculté le nom de raison, et il la considère comme un principe qui doit gouverner tous les autres. Il est évident qu'il ne comprend pas seulement sous ce nom la faculté par laquelle nous distinguons l'erreur de la vérité, mais aussi celle par laquelle nous jugeons de la convenance ou de l'inconvenance de nos désirs et de nos passions.

Il renferme dans deux classes différentes les passions et les désirs sur lesquels ce principe régulateur doit naturellement agir, et qui lui sont si souvent rebelles. La première classe comprend toutes les passions qui sont fondées sur l'orgueil ou le ressentiment, ou sur ce que les scolastiques appellent la partie irascible de l'âme, telles que l'ambition, l'animosité, l'amour de la gloire, la crainte de la honte, la soif des succès, de la supériorité, de la vengeance, et toutes les passions, en un mot, qui naissent d'un caractère violent et d'une âme ardente. La seconde classe renferme toutes les passions qui sont fondées sur l'amour du plaisir, ou qui ont leurs principes dans ce que les scolastiques appellent la partie concupiscente de l'âme; elle comprend tous les appétits corporels, l'amour du bien-être, du repos, et de toutes les jouissances immédiatement relatives aux sens.

Il nous arrive rarement de manquer au plan de conduite que le principe régulateur nous prescrit, et que nous avons reconnu, dans les moments de calme, qu'il était le plus convenable de suivre, à moins que nous n'y soyons déterminés par quelque passion de l'une ou de l'autre de ces classes: par les passions indomptées du ressentiment ou de l'ambition, ou par l'aiguillon importun de l'amour d'un plaisir actuel. Mais, quoique ces deux genres de passions soient très-capables de nous égarer, on les considère toujours comme des parties nécessaires de la constitution humaine; parce que les premières nous défendent contre les injures d'autrui, assurent notre rang et notre dignité dans le monde, nous font tendre vers ce qui est grand et honorable, et nous portent à distinguer ceux qui y tendent également; et parce que les secondes nous font réchercher ce qui est nécessaire à la conservation et aux besoins du corps.

La force, la pénétration, la perfection de la raison constituent la prudence qui, selon Platon, consiste dans un discernement juste et profond, fondé sur des idées très-étendues et très-éclairées, des fins qu'on doit poursuivre, et des moyens qui doivent être pris pour y arriver.

Quand les passions du' premier genre (je veux parler de celles qui naissent de la partie irascible de l'âme) sont dirigées par la raison, et qu'elles acquièrent assez d'empire et de force pour nous faire mépriser tous les dangers qui se rencontrent dans la poursuite de ce qui est grand et honorable, elles nous conduisent à cette vertu qu'on nomme grandeur d'âme et magnanimité. Ce premier genre de passions, suivant le système de Platon, est donc d'une nature plus noble et plus généreuse que le second; elles servent, pour ainsi dire, d'auxiliaires à la raison, et l'aident à réprimer la fougue et la brutalité de nos appétits. Nous sommes quelquefois indignés contre nous-mêmes, et nous devenons les objets de notre propre ressentiment, quand l'amour du plaisir nous entraîne à des actions que nous désapprouvons, et la partie irascible de notre nature vient alors au secours de la partie rationnelle, contre ce que les scolastiques appellent la partie concupiscente.

Quand les trois parties de notre nature, notre irascibilité, notre concupiscence et notre raison sont d'accord, quand nos passions irascibles et concupiscentes ne désirent que ce que notre raison approuve, et quand la raison ne commande que ce que ces passions nous font rechercher, cet heureux accord, cette harmonie complète de toutes les puissances de l'âme, constitue la vertu que l'on nomme tempérance dans la langue des Grecs, et qu'on traduirait peut-être mieux par sobriété, modération de l'âme ou heureux naturel.

La justice, la dernière et la plus importante des quatre vertus cardinales, a lieu, suivant le système de Platon, lorsque chacune des trois puissances de l'âme se borne à agir de la manière particulière qui lui est propre, sans empiéter sur celle qui convient aux autres. Quand la raison commande et que la passion obéit; quand chaque passion satisfait aux devoirs qui lui sont particuliers, et se.porte vers son objet avec une constance et une énergie proportionnée au mérite de cet objet, c'est alors qu'existe cette vertu parfaite, cette complète propriété de conduite, que Platon appelle justice, d'après quelques anciens Pythagoriciens.

Il est nécessaire d'observer que le mot dont les Grecs se servent pour désigner cette vertu, a plusieurs significations, et que comme le mot qui lui correspond dans les autres langues en a aussi plusieurs, il doit y avoir un rapport naturel entre ces diverses significations. On dit, dans un sens que nous rendons justice à nos semblables, lorsque nous nous abstenons de ce qui leur nuit positivement, de ce qui les offense, de ce qui blesse ou leur personne, ou leur état, ou leur réputation: telle est l'espèce de justice dont j'ai parlé ci-dessus, dont on peut exiger l'observation par la force, et dont la violation expose aux châtiments. On dit, dans un autre sens que nous ne rendons pas justice à quelqu'un, lorsque nous n'avons pas pour lui l'affection, l'estime ou le respect qu'exigent ou son caractère, ou sa situation, ou ses rapports avec nous, et lorsque nous n'agissons pas en conséquence: c'est encore dans ce sens qu'on dit que nous faisons injustice à un homme de mérite avec lequel nous sommes liés, à quelques égards, lorsque, sans lui nuire directement, nous refusons de le servir et de concourir à le mettre à la place qu'un spectateur impartial juge lui convenir. Le premier sens du mot justice correspond à ce qu'Aristote et les scolastiques appellent justice commutative, et Grotius, justitia expletrix, justice qui consiste à s'abstenir de prendre ce qui appartient aux autres, et à faire volontairement pour eux ce qu'ils ont droit d'exiger de nous. Le second sens de ce mot correspond à ce que quelques philosophes appellent justice attributive [56], et Grotius, justitia attributrix. Elle consiste dans une bienfaisance convenable, dans l'usage propre de ce qui nous appartient, et dans l'emploi que nous en faisons, d'après les motifs de bienfaisance ou de générosité les plus convenables dans notre situation. La justice, dans ce sens, comprend toutes les vertus sociales. On prend quelquefois le mot de justice dans un autre sens, qui est plus étendu que celui-là, quoiqu'il revienne à peu près au même, et qui est reçu, ce me semble aussi, dans les autres langues. Ainsi, on dit que nous sommes injustes, lorsque nous n'estimons pas un objet particulier autant qu'il le mérite, ou que nous ne le re cherchons pas avec l'ardeur qu'un spectateur impartial trouve qu'il doit naturellement exciter. On dit, par exemple, que nous ne rendons pas justice à un poëme ou à un tableau, quand nous ne l'admirons pas assez, ou que nous l'admirons au delà de ce qu'il mérite. On dit encore que nous ne nous rendons pas assez justice à nous-mêmes, lorsque nous ne nous occupons pas assez de ce qui nous intéresse personnellement. Ce qu'on appelle justice dans ce dernier sens, est la même chose que l'exacte propriété et la parfaite convenance de la conduite: elle renferme alors, non-seulement la justice distributive et la justice commutative, mais encore d'autres vertus, telles que la prudence, la force, la tempérance: c'est évidemment ce sens que Platon attribue au mot justice, et ce qui lui fait regarder cette vertu comme la perfection de toutes les autres.

Telle est la définition que Platon donne de la nature de la vertu, ou de ce caractère de l'âme, qui est l'objet propre de la louange et de l'approbation. Elle consiste, selon lui, dans cet état heureux de l'âme, qui fait que chacune de nos facultés agit dans la sphère des objets auxquels elle a rapport, sans empiéter sur la sphère des autres facultés; et avec le degré précis de force et de constance qui lui est propre. La définition que Platon donne de la vertu, coïncide donc complétement avec ce que j'ai dit précédemment à cet égard.

La vertu, selon Aristote, consiste dans l'habitude de la modération, commandée par la raison. Chaque vertu particulière se trouve, d'après son système, dans une espèce de milieu entre deux vices opposés, dont l'un consiste à être trop peu sensible à une classe particulière d'objets, et l'autre, à y être trop sensible. Ainsi, la force ou le courage se trouvent dans un certain milieu entre la lâcheté et une témérité présomptueuse, dont l'une pèche parce qu'elle est trop affectée par les objets qui excitent la crainte, et l'autre parce qu'elle l'est trop peu. La tempérance se trouve aussi dans un certain milieu entre l'avarice, qui n'est qu'un amour excessif des objets relatifs à notre intérêt personnel, et la profusion, qui n'est que l'excès du défaut d'attention pour ces intérêts. La magnanimité consiste également à garder un certain milieu entre l'arro gance et la pusillanimité, qui ne sont, l'une, qu'un sentiment exagéré, l'autre, qu'un sentiment trop timide et trop faible de notre propre mérite. L'on reconnaît aisément que cette définition de la vertu s'accorde parfaitement avec ce que j'ai dit précédemment sur la propriété et sur l'impropriété de notre conduite.

Aristote prétend cependant que la vertu ne consiste pas tant dans la modération et dans la rectitude de nos affections, que dans l'habitude de cette modération. Pour le comprendre à cet égard, il est nécessaire d'observer que la vertu peut être considérée, ou comme la qualité propre d'une action, ou comme la qualité propre d'une personne. Considérée comme la qualité propre d'une action, elle consiste, suivant Aristote, dans la modération raisonnable des affections qui déterminent une action, que cette modération soit une habitude dans la personne qui agit ou qu'elle ne le soit pas. La vertu, considérée comme la qualité propre d'une personne, consiste dans l'habitude de cette modération raisonnable, qui est devenue une disposition constante de l'âme. Ainsi, une action qui est déterminée par une circonstance où la générosité était convenable, est certainement une action généreuse; mais celui qui fait cette action, peut n'être pas un homme généreux, parce que c'est peut-être la seule action de ce genre qu'il ait faite. Les sentiments qui l'ont déterminé peuvent avoir été justes et convenables: mais, comme ces sentiments heureux ont peutêtre été l'effet d'une disposition de caractère passagère, et non constante et arrêtée, l'action qui en est résultée, n'entraîne pas après elle une grande estime. Lorsque nous disons d'un homme qu'il est généreux, quäl est humain, qu'il est vertueux, nous voulons dire par là que la disposition exprimée par chacun de ces mots, est une disposition habituelle et constante en lui. Mais une seule action, de quelque genre qu'elle soit et quelque convenable qu'elle soit, ne prouve pas une disposition constante et habituelle. Si elle suffisait pour donner un caractère de vertu à celui qui l'a faite, l'homme le plus méprisable prétendrait avoir toutes les vertus, puisqu'il n'y a personne qui ne puisse quelquefois agir avec prudence, avec justice, avec courage. Mais, quoique une seule action, meme rės-vertueuse, mérite peu de louange à celui qui l'a faite, une seule action vicieuse de la part d'un homme dont la conduite est habituellement régulière, diminue beaucoup et détruit quelquefois même entièrement l'opinion que nous avons de sa vertu. Une seule action vicieuse suffit en effet pour prouver que l'habitude de la vertu n'est pas parfaite en lui, et que nous pouvons moins compter sur sa conduite ordinaire que nous ne l'avions cru.

Lorsque Aristote a fait consister la vertu dans une habitude pratique de certaines actions, il avait aussi probablement en vue la doctrine contraire de Platon, qui semblait croire que des sentiments justes et des jugements raisonnables, sur ce que nous devons faire ou éviter, suffisaient pour constituer la vertu la plus parfaite. Platon considère la vertu comme une espèce de science; et il croit qu'aucun homme ne peut voir clairement et démonstrativement ce qui est juste et ce qui est erroné sans agir en conséquence; il prétend même que la passion peut nous faire agir d'une manière contraire à des opinions incertaines et douteuses, mais qu'elle ne peut nous faire agir d'une manière contraire à des jugements clairs et évidents [57]. Aristote était persuadé qu'aucune conviction de l'intelligence n'était capable de contre-balancer des habitudes invétérées, et que la vertu est moins le résultat de nos connaissances, que de nos actions tournées en habitude.

Selon Zénon, fondateur de la doctrine des Stoïciens, chaque animal est confié par la nature à ses propres soins, et doué d'un principe d'amour de lui-même, qui le porte non-seulement à conserver son existence, mais à maintenir toutes les parties de son être dans l'état le plus parfait possible.

En effet, l'homme, par l'amour de soi, embrasse, si l'on peut s'exprimer ainsi, son corps et toutes ses parties, son âme et toutes les facultés dont elle est composée; il veut les conser ver dans la situation la plus parfaite possible. La nature lui a donc indiqué tout ce qui peut maintenir cette situation, comme ce qu'il doit choisir; et tout ce qui peut la détruire, comme tout ce qu'il doit éviter. Ainsi, elle nous a désigné la santé, la force, l'agilité, le bien-être, et tous les biens extérieurs qui nous procurent ceux-là, c'est-à-dire la richesse, la puissance, la considération, le respect et l'estime de ceux avec lesquels nous vivons, comme des choses que nous devons rechercher, et qu'il vaut mieux posséder que ne pas posséder. Elle nous a encore désigné la maladie, les infirmités, la débilité, la douleur, et les inconvénients extérieurs qui amènent ces maux, c'est-à-dire la pauvreté, l'abandon, le mépris ou la haine des hommes, comme des choses que nous devons éviter. Dans chacune de ces deux classes d'objets à éviter, il y en a cependant qui paraissent devoir être rejetés et fuis avec plus de soin et d'aversion que d'autres. Ainsi, dans la première classe, la santé paraît évidemment préférable à la force, et la force à l'agilité; la réputation au pouvoir, et le pouvoir aux richesses. Dans la seconde, on doit plutôt éviter la maladie que la faiblesse du corps: le mépris que la pauvreté, et la pauvreté que la perte du pouvoir. La vertu et la convenance de notre conduite consistent, selon Zénon, à choisir ou à rejeter les divers objets et les diverses circonstances, selon que la nature les a plus ou moins rendus dignes de notre choix ou de notre aversion, à choisir ce qui mérite le plus d'être préféré, lorsque nous ne pouvons obtenir tout ce qui est préférable, et à éviter ce qu'il est le plus important de fuir, lorsque nous ne pouvons éviter tout ce qui mérite d'être fui. En choisissant et en rejetant ainsi avec discernement, en donnant à chaque objet le degré précis d'attention qu'il mérite, en le mettant à sa place dans l'ordre naturel des choses, nous parvenons, suivant les Stoïciens, à cette parfaite rectitude de conduite qui fait l'essence de la vertu: c'est ce qu'ils appellent vivre selon la nature, et obéir aux lois et à la direction qu'elle a voulu nous faire suivre dans notre conduite. L'opinion des Stoïciens sur la nature de la vertu et sur la propriété de nos actions, diffère très-peu de celle d'Aristote et des anciens Péripatéticiens.

Selon les Stoïciens, les premiers objets que la nature nous ordonne de choisir, sont ceux qui contribuent à la prospérité de notre famille, à celle de nos parents, de nos amis, de notre pays, des hommes et de l'univers en général. La nature, en nous apprenant que le bonheur de deux individus est préférable à celui d'un seul, nous a également appris que le bonheur d'un grand nombre d'hommes est préférable au bonheur d'un plus petit nombre; que nous ne sommes qu'un, et que lorsque notre avantage est incompatible avec l'avantage, ou de tous nos semblables, ou de quelques-uns d'eux, nous devons nous déterminer pour ce que les motifs les plus généreux rendent préférable. Comme tous les événements de ce monde sont conduits par la providence d'un Dieu sage, bon et tout-puissant, nous pouvons être sûrs que tout ce qui arrive tend à la prospérité et à la perfection du tout. Quand nous tombons dans l'indigence, dans la maladie, ou dans tel autre malheur que ce soit, nous devons sans doute faire tous nos efforts pour nous en délivrer, autant que la justice et nos devoirs envers les autres peuvent le permettre: mais si nous ne pouvons y réussir, nous devons nous soumettre tranquillement à une situation que l'ordre et la perfection de l'univers rendent nécessaire; et comme la prospérité du tout doit paraître, même à nous, préférable à notre bonheur individuel, notre situation, quelle qu'elle soit, doit en quelque sorte devenir l'objet de notre choix, si nous voulons conserver cette propriété de sentiment et cette rectitude de conduite dans laquelle consiste toute la perfection de notre nature. S'il s'offrait quelque moyen de nous délivrer du malheur qui nous accable, notre devoir serait de nous servir de ce moyen;. car alors il deviendrait évident que l'ordre de l'univers ne demanderait pas la continuation de potre infortune, puisque le maître du monde nous commanderait d'en sortir, en nous présentant la route qu'il faudrait suivre pour cela. Il en serait de même des calamités qu'éprouveraient nos parents, nos amis, notre patrie. Il est de notre devoir de les en délivrer, si nous pouvons le faire sans manquer à aucune de nos obligations. La loi qui nous y oblige est cette grande loi de Jupiter qui nous ordonne de mettre dans nos actions toute la propriété possible.

Mais si nous n'avions aucun moyen de les soustraire à leur malheur, nous devrions le regarder comme l'événement le plus heureux qui pût avoir lieu, étant sûrs qu'il tend au bonheur et à l'ordre général, qui doit être le premier objet de nos désirs si nous sommes justes et raisonnables. C'est notre intérêt particulier considéré seulement ainsi comme faisant partie de l'intérêt général, qui doit être, et l'objet principal, et même l'objet unique de nos désirs.

Dans quel sens, dit Épictète, quelques actions passent-elles «pour être conformes à notre nature, et d'autres pour lui être «contraires? C'est dans ce sens que nous nous considérons nous-mêmes comme séparés et détachés de toutes les autres «choses. On peut dire qu'il est de la nature du pied d'être «toujours propre; mais si nous le considérons relativement à «son usage, comme pied, et non pas isolément du reste du «corps, il convient souvent qu'il pose sur la boue, sur des «épines, et quelquefois même qu'on le coupe pour le salut «du corps; s'il ne peut servir à marcher, il cesse d'être pied. «C'est dans ce sens que nous devons nous considérer par rap»port à nous-mêmes. Qu'êtes-vous? un homme. Si vous vous considérez comme une chose séparée et détachée des autres, «il convient que vous parveniez à un âge avancé, que vous «soyez riche, heureux, bien portant; mais si vous vous con»sidérez comme un homme, comme une partie d'un tout, il « peut quelquefois convenir, relativement au tout, que vous «soyez malade, dans le besoin, ou que vous périssiez à la fleur «de votre âge. Pourquoi vous plaindriez-vous alors? Ne savez»vous pas, en vous plaignant, que vous cessez d'être homme, «comme le pied cesse d'être un membre du corps lorsqu'il refuse de marcher [58]?»

Un homme sage ne se plaint jamais des volontés de la Providence, et il ne croit pas toutes choses en désordre, parce qu'il est mal en particulier. Il ne se regarde pas comme un tout séparé et détaché des autres parties de la nature, et dont on doive prendre soin en particulier et pour lui-même. Il seregarde de la même manière dont il croit que le génie universel du monde peut l'envisager, et partageant ses sentiments, il se considère lui-même comme un atome, comme un point dans l'immense système qui est et qui doit être combiné pour la convenance du tout. Certain de la sagesse qui dirige tous les événements de la vie humaine, il accepte avec joie tous ceux qui lui arrivent, quels qu'ils soient, et il se contente de penser que s'il connaissait leur liaison et leurs rapports avec les autres parties de l'univers, le lot qui lui est échu serait celui même qu'il choisirait. Si c'est la vie, il est satisfait de vivre; si c'est la mort, comme la nature ne lui fournit plus de motifs de rester sur la terre, il veut aller où il est appelé par elle. J'accepte (dit un philosophe cynique, dont la doctrine est, à cet égard, la même que celle des Stoïciens), j'accepte, avec une égale satisfaction, tout ce que la fortune m'envoie: la richesse ou la pauvreté, le plaisir ou la douleur, la santé ou la maladie, tout est égal pour moi; et je ne voudrais pas que les dieux changeassent rien à ma destinée. Si je pouvais leur demander quelque chose au delà de ce que leur bonté m'accorde, ce serait de m'informer d'avance de ce qu'ils veulent qui soit fait, afin que je pusse me mettre volontairement à ma place, et montrer avec quelle ardeur je choisis la part qu'ils m'ont destinée. Lorsque je veux m'embarquer, dit Épictète, je choisis le meilleur vaisseau et le meilleur pilote, et j'attends le beau temps, autant que les circonstances ou mon devoir me le permettent. La prudence et la convenance, principes que les dieux m'ont donnés pour diriger ma conduite, me commandent d'agir ainsi mais ils ne me commandent rien au delà; et s'il s'élève un orage auquel la force du vaisseau et l'habileté du pilote ne peuvent résister, je ne m'inquiéterai pas des conséquences qu'il peut avoir tout ce que j'ai à faire est déjà fait. Le suprême directeur de ma conduite ne me commande pas d'être malheureux, d'être inquiet, d'être effrayé. Que je sois noyé ou que je rentre au port, c'est l'affaire de Jupiter et non pas la mienne; je la laisse entièrement à sa détermination, et je ne trouble point mon repos en cherchant à découvrir quelle route il me fait prendre; mais j'adopte son choix, quel qu'il soit, avec autant d'indifférence que de sécurité. Il résulte nécessairement de cette confiance absolue dans la sagesse bienfaisante qui gouverne l'univers, et de cette entière résignation à ce qu'elle ordonne, que le sage des Stoïciens est presque absolument indifférent aux événements de la vie humaine. Son bonheur consiste premièrement dans la contemplation de la perfection et de la prospérité du système du monde, du sage gouvernement de la grande république des dieux et des hommes, de tous les êtres raisonnables et sensibles; il le trouve, secondement, à remplir ses devoirs, et à agir avec convenance, dans la petite place que la sagesse éternelle lui a assignée: la convenance ou l'inconvenance de sa conduite peut être très-importante pour lui; le succès ou le non-succès de sa conduite lui importe peu, et n'excite en lui, ni une joie, ni un chagrin très-vif, ni des craintes, ni des désirs passionnés. S'il préfère quelques événements à d'autres, si une situation lui paraît devoir être choisie plutôt que rejetée, ce n'est pas parce qu'il la juge meilleure en elle-même qu'une autre, ou qu'il crût être plus heureux au milieu de ce qu'on appelle la fortune, qu'au milieu de ce qu'on appelle le malheur; mais, parce que la convenance de ses actions, règle éternelle de sa conduite, exigeait une telle préférence. Toutes ses passions personnelles sont absorbées dans deux affections générales: l'une a pour objet l'accomplissement de ses devoirs, l'autre le plus grand bonheur possible de tous les êtres sensibles et raisonnables et, dans l'accomplissement de ses devoirs, il ne s'occupe que de cet accomplissement même, c'est-à-dire de la convenance de ses actions, et jamais de ce qui en peut résulter. Quoi qu'il arrive, il s'en fic à une sagesse et à un pouvoir suprême pour conduire tous les événements vers la grande fin, qui est l'objet de ses plus ardents désirs.

Dès qu'une fois nous avons acquis une connaissance intime de la convenance qu'il y a à choisir ou à rejeter tels ou tels objets, l'ordre, la grâce, la beauté que nous trouvons dans l'habitude d'un tel choix, le bonheur que nous sentons qui en résulte, nous paraît nécessairement beaucoup plus important que d'obtenir ou d'éloigner les objets que nous choisissons ou que nous rejetons, quoique nous n'ayons été portés originellement à les choisir ou à les rejeter, que pour ce qu'ils valent en eux-mêmes. Obéir ou ne pas obéir à la convenance qu'il y a à choisir ou à rejeter tels ou tels objets, est pour tous les hommes la source du bonheur et de la gloire, ou des malheurs et des humiliations qu'ils éprouvent.

Il est très-facile au sage, à celui qui s'est complétement soumis au principe qui doit régler ses actions, de conserver l'exacte convenance de conduite dont nous venons de parler. Est-il heureux? Il remercie Jupiter de l'avoir placé dans des circonstances où il est aisé de rester maître de soi, et dans lesquelles on est rarement tenté d'agir mal. Est-il dans le malheur? Il remercie encore le directeur suprême du grand spectacle de la vie humaine, de l'avoir mis aux prises avec un ennemi redoutable, sur lequel la victoire est d'autant plus glorieuse que ses coups sont plus violents. Peut-il y avoir quelque honte à se trouver au milieu des infortunes que nous ne nous sommes point attirées, et dans lesquelles nous nous conduisons d'une manière convenable? Il n'y a point là de mal pour nous; il s'y trouve, au contraire, le plus grand bien et le plus grand avantage. Un homme courageux n'est qu'enflammé par les périls dans lesquels la fortune et non son imprudence le précipite. Ils lui fournissent l'occasion de déployer cette intrépidité béroïque dont l'exercice nous donne le sentiment délicieux d'agir par une vertu supérieure et de mériter l'admiration: l'homme qui est maître de tous ses mouvements, ne répugne point à mesurer ses forces avec celui même qui est plus fort que lui. Ainsi, celui qui est maître de toutes ses passions, ne craint aucune des circonstances dans lesquelles l'ordonnateur suprême de l'univers veut le placer il a reçu de sa bonté infinie les vertus nécessaires pour rester supérieur à chaque situation: pour le plaisir il a la modération; pour la douleur, il a la constance; pour les dangers et la mort, il a le courage et la magnanimité: il n'est point d'événement, dans la vie humaine, auquel il ne soit préparé, ou dans lequel il soit embarrassé de conserver cette convenance de sentiments et de conduite qui fait toute sa gloire et tout son bonheur.

Il paraît que les Stoïciens considéraient la vie humaine comme un jeu très-difficile à jouer, et mêlé de beaucoup de hasard; qu'ils mettaient peu d'importance à ce qu'on y risque; qu'ils n'attachaient de prix qu'à bien jouer, à jouer avec talent, et qu'ils regardaient la perte comme une circonstance dont il faut rire, plutôt que comme un événement sérieux ou triste. Ils semblaient croire que celui qui n'a point fait de faux coup, qui n'a rien de honteux à se reprocher, peut jouir complétement du plaisir du jeu; que si le mauvais joueur, au contraire, vient à gagner malgré sa maladresse, son succès ne doit lui causer que peu de plaisir; qu'il doit être très-mortifié en se rappelant les fautes qu'il a commises; qu'il ne jouit pas même pendant le jeu du véritable plaisir qu'il peut en recevoir: que son ignorance des règles doit lui faire éprouver à chaque coup les pénibles impressions du doute, de l'incertitude, de la crainte; et qu'enfin, lorsqu'il a fini de jouer, le déplaisir de reconnaître qu'il n'est qu'un maladroit, doit mettre le comble à tous ces sentiments désagréables. La vie humaine et tous les avantages dont elle peut être accompagnée, doit être regardée, selon les Stoïciens, comme un pari sans importance, et comme une chose trop insignifiante pour mériter le moindre intérêt, Notre inquiétude, disent-ils, ne doit pas porter sur le jeu, mais sur la manière de jouer. Si nous mettons notre bonheur à gagner, nous le plaçons dans ce qui est au delà de notre pouvoir et dans ce qui peut être dirigé par nous. Nous nous exposons à des craintes, à des contradictions continuelles, et même à des maux, à des chagrins très-fréquents. Mais si nous mettons notre bonheur à bien jouer, à jouer honnêtement, à jouer avec sagesse et avec talent; si nous ne nous occupons, en un mot, que de la convenance de notre conduite, nous plaçons notre bonheur dans ce qui peut avoir été mis en notre pouvoir par la nature, par l'éducation et par nos habitudes.

Notre bonheur est certain; nous l'avons mis au delà des coups du sort. Les résultats de nos actions, étant hors de notre pouvoir, sont également hors de notre intérêt. Nous ne pouvons éprouver, à leur égard, ni crainte ni anxiété; nous ne pouvons pas même nous regarder comme trompés quand l'événement n'est pas conforme à nos espérances.

D'après ces philosophes, la vie elle-même, aussi bien que les avantages ou les désavantages dont elle peut être accompagnée, doit être, suivant les différentes circonstances, acceptée ou rejetée par nous. Si, dans notre situation actuelle, la vie renferme pour nous plus de bien que de mal, s'il s'y trouve plus de circonstances qui méritent d'être acceptées, que de circonstances qui méritent d'être rejetées; alors nous devons préférer de vivre, et la convenance de notre conduite l'exige; mais s'il y avait, au contraire, dans notre position présente, plus de maux que de biens, sans espoir de changement heureux, plus de circonstances désagréables et à éviter, que de circonstances heureuses et à accepter; la vie, alors, doit être abandonnée par un homme sage: non-seulement il est libre de la quitter, mais la convenance de sa conduite, règle suprême de ses actions donnée par Dieu même, demande qu'il s'en défasse. Il m'est ordonné de ne pas demeurer à Nicopolis, disait Épictète je n'y demeure pas. Il m'est ordonné de ne pas demeurer à Athènes je n'y suis pas. Il m'est ordonné de ne pas demeurer à Rome; je n'y demeure pas. Il m'est ordonné de vivre dans la sauvage et petite île de Gyarœe: j'y suis, et j'y reste. Mais il fume dans ma maison de l'île de Gyarœe: si la fumée est supportable, j'y resterai; si elle est insupportable, je choisirai une demeure dont aucun tyran ne puisse me chasser. Je pense toujours que la porte est ouverte, que je peux sortir quand il me plaît, et me renfermer dans cette retraite hospitalière, toujours offerte à tous les hommes; car au delà de mon premier vêtement, au delà de mon corps;, il n'est point d'être vivant qui ait aucun pouvoir sur moi. Si votre situation est trop pénible, si votre maison fume trop, disent les Stoïciens, il faut la quitter à quelque prix que ce soit. Mais sortez de la vie sans répugnance, sans vous plaindre, sans murmurer. Sortez-en calme, satisfait, remerciant les dieux qui vous ont laissé la mort comme un port tranquille et sûr, prêt à vous dérober en tout temps à l'orageux océan de la vie humaine. Rendez grâce à leur bonté infinie, qui vous a préparé ce grand et inviolable asile toujours prêt, toujours accessible, toujours à l'abri des atteintes de l'injustice et des passions des hommes, assez vaste pour contenir tous ceux qui veulent et tous ceux qui ne veulent pas s'y renfermer; așile qui ôte à l'homme le droit de se plaindre des maux de la vie, ou même d'imaginer qu'il peut y en avoir de véritables, excepté ceux qu'il peut souffrir par sa propre faiblesse ou par sa própre folie.

Dans le petit nombre de fragments qui nous restent des philosophes stoïciens, ils parlent quelquefois avec tant de gaieté, de légèreté, de quitter la vie, qu'on est porté à penser, en jugeant isolément ces passages, qu'ils croyaient convenable de se donner la mort lorsqu'ils en avaient envie, sur le moindre dégoût et la moindre peine «Lorsque vous soupez avec un «tel, dit Épictète, vous vous plaignez de ses longues histoires sur la guerre de Mysie qu'il a faite. Après vous avoir conté, «mon ami, comment je me suis emparé des hauteurs qui do «minaient cette place, dit ce bavard, je vous expliquerai «comment j'ai été assiégé dans une autre. Mais si vous ne «voulez pas être ennuyé de ses longues histoires, n'acceptez «pas son souper; car, si vous l'acceptez, vous n'avez plus le «droit de dire qu'il vous ennuie. Il en est de même de ce que vous appelez les peines de la vie humaine: vous ne devez «jamais vous plaindre de ce dont il est en votre pouvoir de «vous débarrasser.» L'alternative de quitter la vie ou de la garder était cependant, chez les Stoïciens, l'objet des plus importantes et des plus graves délibérations, malgré la légèreté apparente avec laquelle ils en parlaient; ils croyaient ne devoir jamais abandonner la vie, à moins qu'il ne leur fût démontré qu'ils étaient appelés à se conduire ainsi par le pouvoir suprême qui nous l'a donnée. Mais ils pensaient aussi que nous pouvions être appelés à la quitter avant le terme ordinaire et inévitable de la vie humaine; que telle était la loi même prononcée par le principe qui doit diriger notre conduite, lorsque nous avions plus de motifs de terminer nos jours que de les conserver; qu'ainsi, en nous donnant la mort, nous obéissons alors à la voix bienfaisante et sacrée de la Divinité.

Ce que je viens de rapporter de la doctrine des Stoïciens, fait voir qu'un homme sage pouvait, selon eux, croire qu'il était de son devoir de quitter la vie, quoiqu'il s'y trouvât heureux d'après sa manière de la juger, tandis qu'au contraire, un homme faible pouvait penser qu'il devait la garder, quoiqu'il s'y trouvât inévitablement misérable. Si le sage est dans une situation telle qu'il y ait plus de circonstances qui méritent d'être rejetées que d'être acceptées, sa situation même doit être rejetée, et la règle que les dieux lui ont donnée pour diriger sa conduite, demande qu'il quitte la vie, aussitôt qu'il peut le faire d'une manière convenable. Il était cependant heureux, tant qu'il a cru nécessaire de la garder. Il avait mis son bonheur, non à obtenir les objets qu'il croyait dignes d'être préférés, ni à éviter ceux qu'il croyait devoir être rejetés, mais à choisir ou à rejeter toujours avec convenance; son bonheur n'était pas le succès de ses actions, mais leur convenance. Si dans la situation d'un homme faible, au contraire, il Y avait plus de circonstances qui méritent d'être acceptées que d'être rejetées, toute sa situation devait être l'objet de son choix, et son devoir l'obligeait de vivre. Il était cependant malheureux, faute de connaître la manière dont il devait user des événements; car, quoiqu'il eût de bonnes cartes, il ne savait pas s'en servir, et le jeu ne pouvait lui faire éprouver aucun plaisir, de quelque manière qu'il pût tourner [59].

La convenance d'une mort volontaire, sur laquelle les Stoïciens ont peut-être insisté davantage que toutes les autres sectes des philosophes anciens, était cependant une opinion commune à tous, même aux paisibles et indolents Epicuriens. A l'époque dans laquelle on vit fleurir les fondateurs des principales sectes de la philosophie ancienne, pendant la guerre du Péloponèse et quelques années après, toutes les républiques de la Grèce étaient intérieurement déchirées par des factions furieuses et environnées extérieurement de guerres féroces, dans lesquelles chacun cherchait, non-seulement à vaincre et à dominer ses ennemis, mais à les exterminer complétement; ou, ce qui n'était pas moins cruel, à les réduire à la plus vile des conditions, à l'esclavage domestique, et à vendre les hommes, les femmes, les enfants, au plus offrant, comme des troupeaux dans un marché. Le peu d'étendue de ces diverses républiques rendait très-probable, pour chaque individu qu'il tomberait dans les mêmes malheurs qu'il faisait éprouver ou qu'il tentait de faire éprouver à ses voisins. Dans ce désordre général, la plus parfaite innocence, jointe aux services publics les plus éminents, ne pouvait donner à aucun homme la certitude de n'être pas condamné aux plus cruels supplices. Au milieu de ses foyers, de sa famille, de ses amis, s'il était fait prisonnier de guerre, ou si la ville dont il était citoyen était envahie par l'ennemi, il était exposé aux plus grandes injures et aux plus grands outrages. Mais chacun naturellement, ou plutôt nécessairement, familiarisait son imagination avec les malheurs auxquels il se voyait continuellement exposé. Il est impossible qu'un matelot ne pense pas très-souvent aux orages, aux naufrages, aux profonds abîmes, et à la manière dont il pourrait sentir ou agir, au milieu des périls dont il est environné. De même, les patriotes grecs ne pouvaient s'empêcher d'accoutumer leur esprit à l'idée des calamités diverses auxquelles il était évident que leur situation les exposait souvent, et même presque toujours. Comme un sauvage américain prépare son chant de mort, et considère de quelle manière il pourrait se conduire s'il tombait entre les mains de ses ennemis, et s'il était condamné par eux à périr au milieu des tortures, des insultes et des outrages, ainsi un patriote grec n'était jamais loin de penser comment il devrait supporter le bannissement, l'esclavage ou les supplices. Mais les philosophes de toutes les sectes représentaient avec raison la vertu, c'est-à-dire une conduite juste, sage, modérée, courageuse, non-seulement comme la route qui menait le plus probablement, mais aussi le plus infailliblement au bonheur, même en cette vie, quoiqu'elle n'exemptât pas toujours, et qu'elle exposât quelquefois aux malheurs ordinaires dans les désordres publics qui régnaient alors en Grèce. Les philosophes stoïciens cherchaient donc à établir que le bonheur était entièrement indépendant de la fortune, et les philosophes académiciens et péripatéticiens, qu'il en était presque entièrement indépendant. Une conduite sage et prudente, suivant les premiers, assurait le succès de presque toutes les entreprises; et, suivant les seconds, pouvait consoler du manque de succès. Il leur semblait que l'homme vertueux devait toujours jouir de l'approbation complète de sa conscience, et pouvait toujours être en paix avec lui-même, quoique sa situation fût très-mauvaise extérieurement. Ils le croyaient soutenu et consolé par la certitude de posséder l'estime de tout spectateur impartial et éclairé, d'obtenir son admiration par la vertu, et son intérêt par le malheur.

Les mêmes philosophes cherchaient aussi à montrer que les plus grandes infortunes se supportaient plus facilement qu'on ne l'imagine. Ils s'attachaient à faire sentir les consolations dont un homme peut jouir quand il est réduit à la pauvreté, quand il est condamné au bannissement, quand il est exposé aux injustices populaires, lorsqu'il se trouve privé de la vue ou de l'ouïe, réduit à la décrépitude, ou enfin aux approches de la mort. Ils montraient quels motifs peuvent l'aider à conserver sa fermeté dans les angoisses de la douleur et même des supplices; dans la maladie, dans le déchirement que fait éprouver la perte d'un enfant, celle d'un parent, d'un ami, etc. Les fragments peu nombreux que les anciens philosophes ont écrits sur de pareils sujets, sont peut-être ce que l'antiquité nous a laissé de plus intéressant et de plus instructif. Le caractère supérieur et mâle de leur doctrine contraste d'une manière étonnante avec le ton plaintif et gémissant de quelques auteurs modernes.

Mais tandis que les philosophes anciens cherchaient ainsi à rassembler tout ce qui peut (selon l'expression de Milton) couvrir notre cœur d'un triple acier, ils s'attachaient particulièrement à persuader à leurs disciples que la mort ne renferme aucun mal réel; et que si leur situation devenait jamais trop pénible pour qu'ils pussent la supporter, le remède était sous leur main; que la porte était toujours ouverte, et qu'ils pouvaient sans crainte sortir de la vie quand il leur plairait. S'iln'y a pas de monde au delà du monde présent, la mort, disaient-ils, ne peut être un mal s'il y a une autre vie après celle-ci, les dieux doivent s'y trouver, et l'homme juste ne doit rien craindre sous leur protection. Ces philosophes, en un mot, préparaient, pour ainsi dire, le chant de la mort, dont les patriotes et les héros grecs pouvaient se servir au besoin, et parmi les différentes sectes des philosophes, les Stoïciens me paraissent ceux qui ont donné à ce chant le caractère le plus animé et le plus héroïque.

Le suicide, cependant, ne paraît pas avoir été très-commun parmi les Grecs: excepté Cléomène, je ne me rappelle aucune histoire célèbre de patriote ou de héros grec qui se soit donné la mort. Celle d'Aristomène est aussi antérieure que celle même d'Ajax, à la véritable époque de l'histoire. Ce que l'on raconte de la mort de Thémistocle, quoique d'une époque véritablement historique, a tous les caractères d'une fable. De tous les Grecs dont Plutarque a écrit la vie, Cléomène paraît être le seul qui ait péri d'une mort volontaire. Théramène, Socrate et Phocion, qui ne manquaient certainement pas de courage, se sont laissé conduire en prison, et ont souffert patiemment la mort à laquelle l'injustice de leurs concitoyens les condamnait. Le brave Eumène ne résista point lorsque ses soldats révoltés le livrèrent à Antigone, son ennemi, et il mourut de faim, sans avoir recours à aucun moyen violent. Le généreux Philopomen supporta le malheur d'être fait prisonnier par les Messéniens, et d'être confiné dans un tour où l'on a supposé qu'il avait été empoisonné secrètement. Plusieurs philosophes passent pour s'être donné la mort, mais leurs vies sont mêlées de tant de fables, qu'on ne peut ajouter foi à aucune des anecdotes qu'elles renferment. La mort de Zénon est racontée de trois manières différentes. Selon la première, après avoir joui, pendant quatre-vingt-dix-huit ans, d'une parfaite santé, il tomba par terre en sortant de son école, et se cassa. seulement un doigt; il dit alors, comme Niobé en frappant la terre: Je viens, pourquoi m'appelles-tu? et se pendit aussitôt: il semble qu'à un âge aussi avancé, il pouvait avoir plus de patience. Par la seconde version, il paraît s'être laissé mourir de faim pour l'événement le moins important. Dans la troisième, on dit qu'il mourut naturellement à l'âge de soixantedouze ans; et c'est le récit le plus probable des trois, parce qu'il est appuyé du témoignage des contemporains, qui pouvaient être les mieux instruits à cet égard, entre autres de Persæus, d'abord l'esclave et ensuite l'ami et le disciple de Zénon. La première de ces trois versions nous vient d'Apollonius de Tyr, qui vivait du temps d'Auguste, deux ou trois cents ans après la mort de Zénon. J'ignore quel est l'auteur de la seconde version. Mais Apollonius, qui était lui-même stoïcien, avait probablement cru honorable, pour le fondateur d'une secte qui parlait si souvent de la mort volontaire, d'être mort de sa propre main. Quoiqu'on parle plus souvent des hommes de lettres et des philosophes après leur mort, qu'on ne parle des grands princes et des hommes d'État, leur vie est ordinairement si obscure et si peu éclatante, que les historiens contemporains en recueillent rarement les détails. Ceux des âges suivants, pour satisfaire la curiosité publique, et sans qu'aucunes notions authentiques confirment ou détruisent leurs récits, les fabriquent au gré de leur imagination, et presque toujours en y mêlant beaucoup de merveilleux. Alors ce merveilleux, quoique rien ne l'appuie, semble prévaloir dans l'opinion sur ce qui est probable, quoique ce qui est probable se trouve appuyé de meilleures autorités. DiogèneLaërce donne une entière préférence au récit qu'Apollonius nous a laissé de la mort de Zénon; et Lucien et Lactance paraissent avoir préféré celui qui le fait périr dans une grande vieillesse et d'une mort violente.

Ce genre de mort était plus en usage chez les orgueilleux Romains que chez les Grecs, naturellement plus vifs, plus ingénieux et plus flexibles; et même, parmi les Romains, il ne s'est pas établi dans les premiers temps de la république, et dans ce qu'on appelle l'âge de sa vertu. La mort de Régulus, telle qu'on la raconte ordinairement, quoiqu'elle soit probablement une fable, n'aurait point été inventée, si l'on eût pu croire ce héros déshonoré par la patience avec laquelle il souffrit les supplices que les Carthaginois lui infligèrent. Je crois que, dans les derniers temps de la république, cette résignation aurait paru flétrir le caractère de ce grand homme. Dans les différentes guerres civiles qui précédèrent la chute de la république, plusieurs des hommes les plus éminents. aimèrent mieux mourir de leur propre main que de tomber dans celles de leurs ennemis. La mort de Caton, célébrée par Cicéron et blâmée par César, devint le sujet de discussions très-sérieuses entre les deux plus illustres avocats que l'univers çût jamais entendus, et cette mort imprima au suicide un caractère de grandeur et de gloire qu'il a gardé pendant plusieurs siècles. L'éloquence de Cicéron était supérieure à celle de César; et le parti admirafeur l'emportant sur celui qui blâmait, les amis de la liberté ont, pendant longtemps, regardé Caton comme le plus respectable de tous les martyrs du parti républicain. Le chef d'un parti peut faire ce qui lui convient, comme l'observe le cardinal de Retz: il n'a jamais tort, tant qu'il conserve la confiance de ses amis et de ses partisans, observation dont le cardinal de Retz lui-même put souvent remarquer et reconnaître la vérité. Il paraît aussi que Caton joignait à toutes ses grandes qualités celle d'être un excellent convive; ses ennemis l'accusaient d'ivrognerie; mais, dit Sénèque, quoiqu'on ait reproché ce vice à Caton, il nous serait moins difficile de prouver que l'ivrognerie est une vertu, que de trouver un vice à Caton.

Le suicide fut cependant longtemps à la mode sous les empereurs. Pline, dans ses Épîtres, parle de quelques Romains qui se tuaient plutôt par vanité et par ostentation que par cette raison que les Stoïciens les plus sages appellent une raison convenable et nécessaire. Les femmes mêmes qui manquent rarement de suivre la mode, quelle qu'elle soit, choisirent fréquemment, sans aucune nécessité, cette manière de mourir, et semblables à celles du Bengale, elles se firent gloire d'accompagner quelquefois leurs maris dans la tombe. Cet empire de la mode a certainement causé plusieurs morts qui n'auraient pas eu lieu sans cela. Mais il est probable que ce genre de destruction, qui est peut-être le plus haut degré de la folie et de la vanité humaine, ne s'étend jamais bien loin.

La cause du suicide, le motif qui nous fait considérer cette action violente comme un sujet d'approbation et d'applaudissement, paraît être un pur raffinement de philosophie. La nature ne nous porte jamais à nous détruire nous-mêmes lorsque nous sommes dans l'état de force et de santé. Il existe, il est vrai, une sorte de mélancolie, maladie dont la nature de l'homme, outre tant d'autres calamités, est encore malheureusement susceptible, et qui est quelquefois accompagnée de ce qu'on peut appeler l'irrésistible désir de se détruire soi-même. Ce désir porte souvent aux dernières extrémités ceux qui s'y abandonnent, quelque heureuse que paraisse leur situation extérieure, et en dépit des plus vifs sentiments de religion. Les malheureux qui périssent ainsi, sont des objets de pitié et non de blâme; et il est aussi absurde qu'injuste d'essayer de les punir, puisqu'ils sont, par leur situation, placés au delà de tout châtiment humain. D'ailleurs, en flétrissant leur mémoire, on fait tomber la seule punition qu'on puisse leur infliger sur leurs parents et sur leurs amis, toujours innocents d'une fin déplorable, qui, par sa nature même, est pour eux un double malheur. La nature, dans l'état de santé, nous porte toujours fuir la douleur, et souvent même à la combattre, quoiqu'en cherchant à l'éviter,nous hasardions souvent notre vie, ou que nous soyons quelquefois même certains de la perdre. Mais lors même que nous ne sommes capables ni de nous défendre de la douleur ni de risquer notre vie en la repoussant, aucune cause naturelle, aucune considération pour l'approbation d'un spectateur impartial, ni pour le jugement de la conscience, ne nous porte à la fuir en nous détruisant nous-mêmes.

Une telle résolution ne peut être le résultat que du sentiment de notre propre faiblesse, de l'impossibilité où nous sommes de supporter la douleur ou l'infortune avec courage et avec fermeté. Je ne me souviens pas d'avoir lu, ou d'avoir entendu dire, qu'aucun sauvage américain, fait prisonnier par une tribu ennemie, se soit donné la mort pour éviter les tortures, les railleries et les outrages qu'on lui préparait. Il met ordinairement sa gloire à les soutenir avec fermeté, et à repousser les insultes avec plus de mépris encore et de dérision.

Ce mépris de la vie et de la mort, joint à une entière soumission aux décrets de la Providence, à une résignation absolue à tout ce que le cours des événements humains peut nous faire éprouver, compose les deux principes fondamentaux du système de morale des Stoïciens. Épictète, d'un caractère indépendant et exalté, mais quelquefois trop dur, peut être considéré comme l'apôtre du premier; et le doux et bienveillant Marc-Aurèle comme l'apôtre du second.

L'affranchi d'Epaphrodite, dont la jeunesse avait été exposée à l'insolence d'un maître brutal, et qui, dans un âge plus avancé, devint l'objet de la jalousie et des caprices de Domitien, banni de Rome et d'Athènes, forcé de vivre à Nicopolis, et prêt, à chaque instant, à être envoyé à Gyarœe et mis à mort, ne pouvait conserver sa tranquillité qu'en nourrissant continuellement dans son âme ce mépris absolu de la vie. Il n'était jamais plus animé, et par conséquent plus éloquent, que lorsqu'il peignait la futilité ou le néant de ses plaisirs et de ses peines.

Le bon empereur, maître absolu de toutes les parties civilisées de la terre, et qui n'avait aucun motif de se plaindre du lot que la destinée lui avait donné, se plaisait à exprimer sa satisfaction sur l'ordre de l'univers, et à faire remarquer, dans chacune de ses parties, les beautés que les observateurs vulgaires ne sont pas capables de voir. Il fait sentir que l'âge avancé, comme la jeunesse, a une grâce qui lui est propre, et même une grâce engageante; et que la faiblesse et la décrépitude de l'un sont dans la nature, comme la fraîcheur et la vigueur de l'autre. La mort, ajoute-t-il, termine convenablement la vieillesse, ainsi que la jeunesse termine l'enfance, et que l'âge viril termine la jeunesse. Comme nous voyons quelquefois un médecin ordonner à un malade de monter à cheval, de prendre des bains froids, ou de voyager à pied; de même, on peut dire que la nature, que le grand médecin de l'univers, a ordonné à un tel homme la douleur, ou l'amputation d'une jambe, ou la perte d'un enfant. Un malade, pour suivre les ordonnances d'un médecin, se résout à prendre des breuvages très-désagréables, à souffrir des opérations très-douloureuses, et il s'y résout même gaiement, dans l'espoir incertain de recouvrer la santé. Celui qui souffre par les ordres du médecin suprême de la nature, peut espérer qu'il en résultera pour lui un avantage et un bonheur final; et il peut être assuré que ce qu'il souffre, concourt à la prospérité, au bonheur de l'univers, et à l'avancement et à l'exécution du grand plan arrêté par Jupiter. Si cela ne devait pas être, la douleur n'existerait pas, et la bonté céleste ne l'aurait pas imposée à l'homme. Comme les plus petites portions des parties co-existantes de l'univers sont disposées de manière à se convenir mutuellement, et concourent à la formation. d'un système immense et parfaitement lié, de même, dans cette suite d'événements qui naissent les uns des autres, les effets les moins importants en apparence font partie, et même partie nécessaire de cette grande chaîne de causes et d'effets qui n'a point eu de commencement, et qui n'aura jamais de fin; et ces effets, en apparence si peu importants, étant le résultat nécessaire de l'arrangement et de la disposition première du monde, sont essentiellement nécessaires, non-seulement à sa prospérité, mais même à sa conservation et à sa durée. Celui qui n'accepte pas de bon cœur tout ce qui lui arrive, qui en est mécontent, qui désire un autre lot, s'oppose, autant qu'il est en lui, à l'action générale de l'univers, et voudrait, pour s'éviter quelques maux personnels, désorganiser toute la machine du monde. «O monde! dit-il dans «un autre endroit, tout ce qui te convient me convient; tout « ce qui est à propos dans ce moment pour toi, ne me paraît venir, ni trop tôt, ni trop tard, et est, en quelque sorte, «pour moi le fruit propre de la saison. Toutes choses vien nent de toi, sont en toi, existent en toi. Un homme dit, en parlant d'une ville du monde: O bien-aimée cité de Cé« crops! Ne pourrions-nous pas dire de l'univers, ô bien aimée cité de Dieu!»

Les Stoïciens, ou au moins quelques-uns d'eux ont cependant essayé d'appuyer tous leurs paradoxes sur cette sublime doctrine.

Ils veulent que le sage cherche à entrer dans les vues de l'Étre suprême, et à envisager toutes choses comme il les envisage. Ainsi, aux yeux du maître de l'univers, tous les événements qui sont dans l'ordre de sa providence, les choses qui nous paraissent les plus grandes et les plus petites: une boule d'air qui crève, comme dit Pope, ou un monde détruit, sont deux circonstances absolument égales, deux parties égales de cette grande chaîne disposée de toute éternité par une sagesse immuable et par une bonté sans bornes. Tous les événements doivent donc paraître égaux au véritable Stoïcien: il a une petite part dans le cours des choses, et il a reçu quelque influence sur elles. Il doit agir, dans le cercle qui lui est assigné, aussi convenablement qu'il peut; et se conformer, dans sa conduite, aux règles qu'il sait lui être imposées. Mais il ne doit se laisser aller, ni à l'inquiétude ni à la passion, par rapport au succès de ses actions, ou à l'inutilité de ses plus constants efforts. Il est également indifférent à la plus haute prospérité, ou à l'anéantissement du petit système dont il a été chargé. Si les événements dépendaient de lui, il pourrait choisir les uns et rejeter les autres: mais, comme ce n'est pas de lui qu'ils dépendent, il se confie à une sagesse supérieure; il est assuré que l'événement qui a lieu, quel qu'il soit, est celui-là même qu'il aurait le plus ardemment désiré, s'il avait connu tous les rapports que les choses ont entre elles. Tout ce qu'il fait sous l'influence, sous la direction de ce principe, est également bien; et, pour se servir de l'expression même de ces philosophes exagérés, le sage est également digne d'estime, d'admiration et de louange, soit qu'il étende son doigt, soit qu'il donne sa vie pour le bien de son pays. Et comme, pour le maître de l'univers, le plus ou le moins grand exercice de son pouvoir, la formation ou la dissolution d'un monde ou d'une globule d'air, est également facile, également admirable, et l'égal effet de la même sagesse et de la même bienfaisance; de même pour le sage des Stoïciens, les actions les plus ou les moins importantes ne demandent pas plus d'efforts les unes que les autres, sont également faciles, proviennent du même principe, et ne sont ni plus ni moins dignes d'estime, d'admiration et de louange.

L'homme qui est arrivé à cet état de perfection est parfaitement heureux, et l'homme qui manque de l'atteindre d'un seul degré, est absolument malheureux. De même, disaient-ils, que celui qui est à un pouce de la surface de l'eau, ne peut pas plus respirer que celui qui est à cent pieds au-dessous; ainsi, celui qui n'est pas complétement maître de toutes ses affections personnelles, qui éprouve encore une passion plus vive que la passion du bonheur et de l'ordre universel; qui n'est pas entièrement sorti de cet abîme de maux et d'erreurs dans lequel toutes les passions privées nous entraînent, ne peut pas plus respirer l'air pur de l'indépendance et de la liberté, ni jouir du bonheur et de la sécurité du sage, que l'homme le plus éloigné de s'être ainsi vaincu lui-même. Comme toutes les actions du sage sont parfaites, et également parfaites, ainsi toutes celles de l'homme qui n'est pas arrivé à cette suprême sagesse, sont imparfaites et même, selon quelques Stoïciens, également imparfaites. Une vérité ne pouvant pas être plus vraie, ni une erreur plus fausse qu'une autre, une action honorable, selon eux, ne peut pas être plus honorable, ni une action vile plus vile qu'une autre. Un homme qui vise à un but et qui l'a manqué d'un pouce, l'a manqué comme celui qui a frappé à cent pieds du but; de même, celui qui, dans l'action la plus insignifiante, s'est déterminé sans une raison suffisante, est aussi coupable que s'il s'était déterminé sans cette raison, dans l'action la plus importante: ainsi, par exemple, les Stoïciens mettaient l'un à côté de l'autre l'homme qui, sans une cause raisonnable et suffisante, a tué un animal, et celui qui a tué son père.

Le premier de ces deux paradoxes est trop violent, et le second trop évidemment absurde pour mériter une attention sérieuse; il l'est même tellement, qu'on ne peut s'empêcher de croire qu'il s'est glissé quelque erreur ou quelque méprise dans la manière de nous le transmettre. Je ne pourrai jamais croire que des hommes tels que Zénon et Cléanthe, dont l'éloquence passe pour avoir été aussi simple que sublime, soient les auteurs de tels paradoxes, qui ne sont autre chose que des sophismes ridicules, et qui font si peu d'honneur à leur système.

Il est plus naturel de les attribuer à Chrysippe, disciple de Zénon et de Cléanthe, qui, d'après tout ce que nous en connaissons, peut être regardé comme un dialecticien pédant, sans goût et sans éloquence.. C'est probablement le premier des Stoïciens qui ait fait de leur doctrine un système en quelque sorte technique, de définitions subtiles, de divisions et de subdivisions; moyen assuré de bannir le bon sens de toute métaphysique et de toute morale. Il est à croire que le disciple aura trop littéralement entendu quelques expressions figurées, dont son maître se servait pour peindre le bonheur de l'homme parfaitement vertueux, et le malheur de celui qui ne peut atteindre à la perfection.

Les Stoïciens paraissent, en général, avoir admis qu'il pent exister quelque degré de vertu dans ceux mêmes qui n'ont pas encore atteint une vertu absolue. Ils distribuaient en différentes classes ces divers degrés de vertu ou plutôt d'amélioration, selon leur plus ou moins d'éloignement du but: ces vertus imparfaites dont ils étaient facilement capables, ils ne les nommaient pas rectitude, mais convenance, décence, actions auxquelles on peut assigner un motif raisonnable et plausible: c'est ce que Cicéron exprime par le mot latin officia, et Sénèque, avec plus de précision, par celui de convenientia. Le système de ces vertus imparfaites, mais plus faciles à atteindre, paraît avoir constitué ce que les Stoïciens appelaient moralité pratique. Cicéron en traite dans ses Offices, et dit que Marcus Brutus avait écrit, sur le même sujet, un ouvrage qui n'est pas arrivé. jusqu'à nous.

Le système que la nature paraît avoir voulu que nous suivions dans notre conduite, est absolument différent de celui que nous trace la philosophie stoïcienne.

Par l'ordre de la nature, les événements placés immédiatement dans le cercle étroit qui nous environne, et sur lequel nous pouvons avoir quelque influence, les événements qui nous touchent directement ou qui touchent nos parents, nos amis, notre patrie, sont ceux qui nous intéressent davantage, et qui excitent principalement nos désirs ou notre aversion, nos espérances ou nos craintes, nos plaisirs ou nos peines.

Lorsque ces divers sentiments sont portés jusqu'au dernier degré qu'ils peuvent atteindre, c'est-à-dire, lorsqu'ils sont trop violents, la nature leur a préparé un remède convenable: la présence réelle ou supposée d'un spectateur impartial, l'autorité de la conscience est toujours là pour les ramener à la modération, soit en eux-mêmes, soit dans leur expression.

Lorsque, malgré tous nos efforts, les événements qui peuvent avoir lieu dans le cercle de notre existence, tournent d'une manière funeste et désastreuse, la nature ne nous a pas laissés sans consolation. Nous ne la tirons pas seulement de l'approbation de la conscience, mais d'une cause encore plus noble et plus élevée, s'il est possible, d'une entière confiance, et d'une soumission respectueuse pour la sagesse bienfaisante qui dirige tous les événements de la vie humaine, et qui ne nous aurait certainement pas envoyé les maux que nous souffrons, s'ils n'étaient inévitables et nécessaires au bonheur et à l'ordre général du monde.

La nature ne nous a pas désigné ces sublimes contemplations, comme l'occupation la plus importante de notre vie; elle nous les a seulement offertes comme la consolation de nos malheurs. Mais la philosophie stoïcienne nous les fait regarder comme notre principale affaire. Cette philosophie nous apprend à ne mettre d'intérêt véritable qu'à bien régler notre âme, à choisir et à rejeter avec convenance les objets de nos désirs ou de nos actions, excepté ceux qui concernent l'ordre de l'univers, dans lequel nous ne pouvons avoir ni direction ni influence, et qui est uniquement confié au régulateur éternel; par l'entière apathie qu'elle nous impose, en nous prescrivant, non-seulement de modérer, mais même de déraciner toutes nos affections personnelles et privées, en ne nous permettant pas même d'être affectés de nos maux personnels, ou de ceux de nos amis, de notre patrie, autant qu'un spectateur impartial pourrait l'être, elle cherche à nous rendre indifférents et même étrangers à tout ce qu'il peut y avoir de bonheur ou de malheur dans les choses que la nature a destinées à être l'occupation et l'intérêt de notre vie.

Quoique les raisonnements de la philosophie embarrassment quelquefois la raison, et paraissent même la confondre, ils ne peuvent jamais rompre le rapport nécessaire que la nature a établi entre les causes et les effets. Les causes qui excitent naturellement nos désirs et nos aversions, nos espérances et nos craintes, nos plaisirs ou nos peines, nonobstant tous les raisonnements du stoïcisme, produisent infailliblement sur chaque individu, selon son degré actuel de sensibilité, leurs effets propres et nécessaires. Ces raisonnements peuvent, il est vrai, éclairer les jugements de la conscience, et lui apprendre à modérer toutes nos affections personnelles, partiales et privées, jusqu'à ce qu'elles soient plus ou moins calmes. Le grand but de tout système de morale est de diriger le jugement de la conscience. On ne peut douter que la philosophie stoïcienne n'eût une très-grande influence sur le caractère et sur la conduite de ses sectateurs, et quoiqu'elle les ait quelquefois poussés à des actes d'une violence peu nécessaire, elle tendait, en général, à porter dans toutes leurs actions le courage le plus héroïque et la bienfaisance la plus étendue.

Outre les systèmes des Anciens dont je viens de parler, il y en a quelques-uns plus modernes, qui font consister la vertu dans la convenance, ou dans le juste rapport de l'affection qui nous détermine à agir avec la cause ou l'objet qui excite cette affection. Le système du docteur Clarke fait consister la vertu à agir d'une manière conforme aux rapports que les choses ont entre elles, à régler notre conduite selon la convenance où l'inconvenance qu'il peut y avoir dans l'application de certaines actions à certains objets ou à certaines relations. Celui de Wollaston la fait consister à agir conformément à la vérité des I choses, conformément à leur nature, à leur essence, selon ce qu'elles sont, et non selon ce qu'elles ne sont pas. Celui de lord Shaftesbury la fait consister dans un certain équilibré entre toutes les passions, à ne permettre à aucune de sortir Ide sa sphère et tous ces systèmes divers sont l'exposition plus ou moins exacte des idées fondamentales de la vertu.

Aucun de ces systèmes ne donne ni ne prétend donner une règle sûre et précise, d'après laquelle on puisse juger la convenance ou l'inconvenance de l'affection qui nous porte à agir.

Cette règle précise ne peut se trouver que dans les sentiments sympathiques d'un spectateur qu'on suppose impartial et 'éclairé.

Du reste, les définitions que les auteurs modernes ont données de la vertu dans chacun de leurs systèmes, ou du moins celles qu'ils ont voulu donner (car ils ne s'expriment pas toujours heureusement), sont aussi justes qu'elles peuvent l'être. Il n'y a point de vertu, disent-ils tous, sans propriété ou sans convenance; et il n'y a point de convenance, sans que quelque approbation s'ensuive: mais cette définition a toujours quelque chose d'incomplet. Car, quoique la convenance ou la propriété soit toujours une partie essentielle d'une action vertueuse, elle n'est pas la seule qualité qui y soit nécessaire: les actions bienfaisantes en renferment d'autres qui paraissent mériter, non-seulement l'approbation, mais la récompense. Et il n'est aucun système de philosophie moderne, qui explique naturellement et complétement le degré supérieur et particulier d'estime dû à de telles actions, et les sentiments divers qu'elles excitent. Ils ne donnent pas une définition plus entière du vice; car, quoique l'impropriété ou l'inconvenance soit une qualité essentielle à toute action vicieuse, elle n'est pas la seule qui la constitue, et il y a souvent autant d'absurdité que d'impropriété dans des actions insignifiantes et qui ne nuisent à personne. Les actes réfléchis qui nuisent à ceux avec lesquels nous vivons, outre leur inconvenance, ont cette qualité particulière et propre de mériter, non-seulement la désapprobation, mais le châtiment; d'être les objets, non-seulement de l'aversion, mais aussi du ressentiment et de la vengeance; et ces philosophes modernes ont également omis d'expliquer le degré supérieur et particulier de haine que ces sortes d'actions nous inspirent.


 
Chapitre II. Des Systèmes qui font consister la vertu dans la prudence
Le plus ancien de tous les systèmes qui ont fait consister la vertu dans la prudence, et dont il nous reste de nombreux fragments, est celui d'Epicure, qui passe néanmoins pour avoir reçu ses principes de quelques philosophes des temps antérieurs, particulièrement d'Aristippe; mais, quoi qu'en disent ses ennemis, l'application qu'il en fait, lui appartient 'entièrement.

Épicure [60] prétend que le plaisir ou la douleur corporelle est le but unique de nos désirs ou de notre aversion. Il n'est pas nécessaire de prouver que l'un et l'autre sont les objets naturels de ces passions. On peut, il est vrai, fuir quelquefois le plaisir; mais ce n'est pas comme plaisir qu'on le fuit, c'est parce qu'il nous prive d'un plaisir plus grand, ou parce qu'il nous expose à quelque douleur qui mérite plus d'être évitée que le plaisir ne méritait d'être recherché. La douleur peut être choisie aussi par le même motif, et non parce qu'elle est la douleur, mais parce qu'en la supportant, nous évitons une douleur plus forte, ou parce que nous nous assurons un plaisir plus important. Il est donc évident que les plaisirs ou que les peines du corps sont toujours les objets naturels de nos désirs ou de notre aversion; mais Épicure croyait encore qu'ils étaient l'objet unique et final de ces deux passions. Selon lui, on ne désire ou redoute une chose, qu'autant qu'elle tend à produire la sensation du plaisir ou de la douleur physique. On désire le pouvoir et les richesses, parce qu'elles tendent à procurer du plaisir; et on ne craint la pauvreté et l'abandon, que parce. qu'elles amènent la souffrance et la douleur. On estime la réputation et la considération, parce que l'estime et l'affection de ceux avec lesquels nous vivons, sont un puissant moyen d'éprouver le plaisir ou de nous garantir de la douleur. Nous fuyons au contraire le mépris et la mauvaise réputation, parce que le mépris et l'aversion de ceux avec lesquels nous vivons, nous privent de toute sécurité, et nous exposent à de très-grands maux, même corporels.

Epicure prétend que toutes les peines et tous les plaisirs de l'esprit sont une suite des peines et des plaisirs du corps. L'esprit est satisfait quand il réfléchit aux plaisirs physiques quenous avons éprouvés, et quand il en espère de nouveaux. Il est malheureux, quand il se rappelle les peines physiques que nous avons ressenties, et qu'il en prévoit de nouvelles.

Mais, quoique les peines et les plaisirs de l'esprit dérivent des peines et des plaisirs du corps, ces affections sont infiniment plus grandes que la cause qui les a fait naître. Le corps n'éprouve que les sensations du moment présent, tandis que l'esprit éprouve à la fois celles du passé et celles de l'avenir, les unes par le souvenir, les autres par la prévoyance: il souffre et jouit donc davantage. Épicure observe que quand nous souffrons une douleur corporelle, il nous est facile de reconnaître, en y faisant attention, que nous souffrons moins du mal présent, que du souvenir du mal passé, où de la crainte plus pénible encore du mal futur. La douleur présente considérée en elle-même, et isolément de celle qui est passée et de celle qui va suivre, est ordinairement peu de chose; c'est là cependant toute celle que le corps peut éprouver. De même, dans la jouissance du plus grand plaisir, nous trouvons que la sensation corporelle, la sensation actuelle n'est qu'une très-petite partie de notre bonheur: que ce bonheur naît essentiellement du vif souvenir du plaisir passé, ou de la prévoyance plus délicieuse encore du plaisir futur. C'est donc à l'esprit que nous devons la plus grande partie de nos plaisirs.

Puisque notre bonheur ou notre malheur dépend donc essentiellement de notre esprit, si cette partie de nous-mêmes était toujours bien disposée, si nos pensées et nos opinions étaient toujours ce qu'elles devraient être, il nous importerait très-peu de quelle manière notre corps serait affecté. Lors même que nous éprouvons une douleur violente, nous pouvons encore jouir de beaucoup de bonheur: si notre raison et notre jugement lui restent supérieurs, nous pouvons nous occuper du souvenir des plaisirs passés, et de l'espoir des plaisirs à venir. Nous pouvons adoucir le sentiment de nos maux, en nous rappelant leur nature et la nécessité de les supporter, en pensant que nous n'éprouvons qu'une douleur corporelle et actuelle, qui, par elle-même, ne peut jamais être bien grande: le chagrin que nous donne l'inquiétude de sa durée, n'est que l'effet d'une prévoyance de l'esprit, que la réflexion peut contenir; car si la douleur est extrême, il est probable qu'elle sera très-courte, et si elle est très-longue, il est probable qu'elle sera modérée, et qu'elle nous laissera quelques intervalles de repos. Au reste, la mort est toujours là, ajoute Épicure, pour nous en délivrer; et comme elle met fin à toutes les sensations, soit de peine, soit de plaisir, nous ne pouvons la regarder comme un mal. Tant que nous existons, la mort n'existe pas: quand elle a lieu, nous ne sommes plus. La mort ne peut donc être rien pour nous.

Si la sensation actuelle de la douleur mérite très-peu d'être redoutée, celle du plaisir, selon Épicure, mérite encore moins d'être désirée. Le plaisir est naturellement moins vif que la douleur, et puisque celle-ci trouble si peu la tranquillité d'un esprit bien disposé, l'autre y ajoute à peine quelque bonheur. Lorsque le corps est exempt de douleur, et l'esprit de crainte et d'inquiétude, les plus vifs plaisirs corporels nous touchent peu, et on peut dire qu'ils diversifient le bonheur de notre situation, plutôt qu'ils ne l'augmentent.

La santé du corps et la tranquillité de l'esprit constituent donc, selon Épicure, le plus parfait état et le plus complet bonheur dont la nature humaine soit susceptible: et parvenir à ce grand objet de tous nos désirs, est l'unique but de toutes les vertus, qu'Epicure n'envisage pas comme désirables en ellesmêmes, mais parce qu'elles tendent à nous procurer ce bonheur complet.

Quoique la prudence, par exemple, soit la source et le principe de toutes les vertus, ce n'est point par cette raison que nous devons la désirer. Cet état de circonspection, de soin, d'attention d'esprit, qui constitue la prudence; cet examen continuel des conséquences les plus éloignées de nos actions, n'est point agréable en lui-même, et ne peut être recherché que parce qu'il tend à nous procurer les plus grands biens, et à nous préserver des plus grands maux.

De même, la tempérance, qui consiste à s'abstenir des plaisirs, à réprimer ou à modérer l'attrait naturel que nous avons pour eux, n'est pas désirable en elle-même. Tout le prix de cette vertu vient de son utilité, parce qu'elle nous rend capables de nous priver d'un plaisir actuel pour en goûter un plus grand dans l'avenir, ou pour éviter une douleur plus grande qui pourrait en résulter; car la tempérance n'est que la prudence à l'égard du plaisir.

La force qui nous fait supporter le travail, la douleur, les dangers et la mort, est encore moins désirable en elle-même. On ne choisit ces maux que pour en éviter de plus grands: nous nous résignons au travail pour éviter la honte et le malheur de la pauvreté, et nous ne nous exposons aux dangers et à la mort pour défendre notre liberté, nos biens, notre pays, que parce que notre liberté, et nos biens sont les moyens et les instruments nécessaires de notre bonheur, et que notre sûreté est liée à celle de notre pays. Le courage qui nous rend capables de toutes ces choses, et qui nous les fait envisager comme ce que nous avons de mieux à faire dans notre situation présente, n'est autre chose que cette prudence, cette rectitude de jugement, et cette présence d'esprit qui nous font apprécier, avec justesse, le travail, la douleur, le danger, et qui nous font choisir de moindres maux pour en éviter de plus grands.

Il en est de même de la justice: s'abstenir de prendre ce qui est à autrui, n'est pas avantageux en soi; et pour vous, sans doute, il vaudrait mieux que ce qui est à moi fût à vous. Vous devez cependant ne point me prendre ce qui m'appartient, parce qu'en me le prenant vous vous attireriez le ressentiment et l'indignation des hommes; votre repos et votre tranquillité seraient entièrement détruits: la seule pensée des châtiments que vous croiriez tout le monde en droit de vous infliger, vous saisirait de consternation et d'effroi, et vous ne trouveriez aucun pouvoir, aucun artifice capable de vous garantir de ce châtiment, ou même d'en bannir l'idée de votre imagination. Cette autre espèce de justice qui consiste à faire du bien aux autres, selon les rapports variés de parenté, d'amitié, d'inclination, de reconnaissance qui nous lient à eux, nous paraît nécessaire par le même motif d'intérêt. En agissant convenablement ou inconvenablement, sous tous ces rapports différents, nous nous attirons l'estime et l'affection, ou la haine

et le mépris de ceux avec lesquels nous vivons: ainsi, nous risquons ou nous assurons notre repos et notre tranquillité, qui est le but et l'objet de tous nos désirs. La justice, qui est la plus importante de toutes les vertus, n'est donc autre chose qu'une conduite prudente et sage à l'égard d'autrui.

Telle est la doctrine d'Epicure sur la nature de la vertu. Il est étonnant qu'un philosophe auquel on attribue une grande délicatesse de goût et de mœurs, n'ait jamais observé que, quels que puissent être les effets des différentes vertus et des vices contraires, par rapport au bien-être corporel, nous sommes beaucoup moins occupés de ces effets, que des sentiments que ces vices et ces vertus inspirent aux autres: qu'être aimable, respectable, digne d'estime, paraisse plus important à un esprit bien disposé, que toute la paix et que tous les avantages résultant du respect, de l'affection et de l'estime; qu'au contraire, être odieux, méprisable, haï, paraît plus à craindre que tous les effets (même corporels) de la haine, de l'indignation et du mépris; et qu'enfin, notre amour pour la vertu et notre horreur pour le vice ne viennent aucunement de la considération de leurs conséquences matérielles.

Un tel système est sans doute inconciliable avec celui que j'ai cherché à établir. Il n'est pas difficile, cependant, d'aper-cevoir de quel point de vue et sous quel aspect particulier il a fallu considérer la nature, pour trouver quelque probabilité à ce système. Par une des lois les plus sages de l'auteur de la nature, la vertu est toujours, même relativement à cette vie, la même chose que la vraie sagesse, c'est-à-dire le plus court comme le meilleur moyen d'obtenir le plus de paix et le plus de bonheur possible. Les bons ou les mauvais succès de nos entreprises dépendent, en grande partie, de la bonne ou de la mauvaise opinion qu'on a de nous, et du penchant que ceux avec lesquels nous vivons ont à nous servir ou à nous nuire. Or, la voie la plus sûre et la plus facile pour obtenir l'estime des autres, et pour éviter d'être défavorablement jugés par eux, est infailliblement de nous rendre réellement dignes de leur estime. «Voulez-vous, dit Socrate, acquérir la réputation «d'un bon musicien? le meilleur moyen pour y parvenir, «c'est de le devenir réellement. Voulez-vous, de même, «qu'on vous croie capable de servir votre patrie comme général ou comme homme d'État? la voie la plus courte, pour at«teindre ce but, c'est d'acquérir, sur la guerre et sur le gou «vernement, les connaissances et l'expérience qui font les grands guerriers et les grands politiques. Voulez-vous passer «pour sobre, pour juste, pour équitable? vous aurez bientôt «acquis cette réputation, si vous devenez véritablement juste, «sobre, équitable. En vous rendant aimable, respectable, es timable, vous obtiendrez bientôt l'amour, le respect et l'es «time de ceux avec lesquels vous vivez.» Puisque la pratique de la vertu est, en général, si avantageuse, et celle du vice si nuisible, il en résulte que la considération de ces deux effets ajoute à l'une une beauté et une convenance particulière, et à l'autre une difformité et une inconvenance nouvelle. La tempérance, la magnanimité, la justice et la bienfaisance obtiennent donc l'approbation, non-seulement par le caractère qu'elles ont en elles-mêmes, mais aussi par la sagesse et par l'utile prudence dont elles sont la preuve de même on ne blâme pas seulement l'intempérance, la lâcheté, la malignité, l'égoïsme, pour le caractère propre de ces vices, mais aussi parce qu'ils sont la marque évidente de la plus grande folie et de la plus extrême faiblesse. Il paraît qu'Épicure, en parlant des vertus, ne s'est attaché qu'au caractère qui leur est propre: ce caractère doit occuper d'abord les philosophes, qui veulent nous porter à la vertu. Quand les hommes prouvent, par leurs paroles et par leurs actions, que la beauté naturelle de la vertu les touche, peu, reste-t-il un autre moyen de les persuader que de leur montrer la folie de leur conduite, et les conséquences funestes qu'elle peut avoir?

En rapportant ainsi toutes les vertus au seul principe de leur convenance et de leur propriété, Épicure s'est laissé aller à un penchant naturel à tous les hommes, et plus naturel encore aux philosophes, je veux dire à celui de déduire tous les phénomènes existants du plus petit nombre de principes possible; et il s'y est abandonné sans mesure, en rapportant tous les objets principaux de nos désirs et de nos aversions aux plaisirs et aux peines du corps. Le chef de la philosophie corpusculaire, qui prenait tant de plaisir à déduire toutes les qualités et toutes les puissances du corps, de la figure, du mouvement et de l'arrangement des atomes qui les composent, n'en trouvait pas moins, sans doute, à tirer tous les sentiments et toutes les passions de l'âme, de ses affections les plus constantes et les plus familières.

Le système d'Épicure, qui fait consister la vertu à agir de la manière la plus convenable pour obtenir les principaux objets de nos désirs naturels, s'accorde essentiellement avec ceux de Platon, d'Aristote et de Zénon; mais il en diffère en deux points: 1. dans la définition qu'il nous donne des premiers objets de nos désirs naturels; 2. dans celle qu'il donne de l'excellence de la vertu, des motifs qui la rendent l'objet propre de l'estime.

Les premiers objets de nos désirs naturels consistent uniquement, selon Épicure, dans le plaisir et dans la douleur corporelle; au lieu que les autres philosophes prétendent qu'il est encore d'autres objets désirables en eux-mêmes, tels que le bonheur de nos parents, de nos amis, de notre patrie.

La vertu, selon Epicure, ne mérite pas qu'on la recherche pour elle-même: elle n'est point un des premiers objets de nos désirs naturels, et on ne doit l'embrasser que dans l'intention de nous procurer du plaisir et de prévenir la douleur. Zénon, Aristote et Platon la trouvent désirable, non-seulement comme moyen de nous procurer les objets de nos premiers désirs, maist comme quelque chose de plus estimable que ces objets. L'homme, disent-ils, étant né pour agir, son bonheur ne consiste pas seulement dans des sensations agréables, mais dans des actions et des habitudes convenables et propres.


 
Chapitre III. Des systèmes qui font consister la vertu dans la bienveillance
Le système qui fait consister la vertu dans la bienveillance est très-ancien, quoiqu'il ne le soit pas, ce me semble, autant que celui d'Epicure. Il a été celui de la plupart des philosophes qui, avant et après le siècle d'Auguste, se nommaient éclectiques, qui prétendaient suivre principalement la doctrine de Platon et de Pythagore, et qui par cette raison ont été nommés Platoniciens modernes.

La nature divine, selon eux, n'agit que par un principe d'amour ou de bienveillance, et ce principe dirige les effets de toutes ses autres qualités. La sagesse de Dieu était occupée à trouver les moyens qui conduisent aux fins que sa bonté lui faisait choisir, et sa puissance à mettre ces moyens en œuvre. La bienveillance, cependant, était toujours l'attribut suprême et principal de la Divinité, celui duquel dérivait toute l'excellence, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, toute la moralité des actes divins. La perfection et la vertu de l'homme consistaient à avoir quelque ressemblance et quelque similitude avec la perfection divine; et conséquemment à posséder, à quelque degré, le même principe d'amour et de bienveillance qui déterminait toutes les actions de la Divinité. Les actions des hommes qui provenaient de ce motif, étaient les seules dignes de louange, les seules dignes des regards de la Divinité. Ce n'est que par des actes de charité et d'amour que nous pouvons, autant qu'il nous est possible, imiter la Divinité, et exprimer notre admiration et notre respect pour ses perfections infinies; ce n'est qu'en nourrissant nos cœurs du même principe qui l'anime, que nous pouvons donner à nos affections quelque ressemblance avec ses attributs divins, et devenir nous-mêmes les objets propres de l'amour et de l'estime, jusqu'à ce que nous arrivions à cette communication intime avec la Divinité, qui était le principal objet de cette philosophie.

Les premiers pères de l'Église avaient tant d'estime pour ce système, qu'il fut adopté, après la réformation, par les hommes les plus savants et les plus religieux; particulièrement par les docteurs Ralph Cudworth, Henri More et John Smith de Cambridge. Mais, de tous les partisans anciens et modernes de ce système, le docteur Hutcheson est celui qui l'a développé de la manière la plus ingénieuse et la plus philosophique.

Il y a dans la nature humaine beaucoup de données qui concourent à prouver que la vertu consiste dans la bienveillance. J'ai déjà observé que la bienveillance est la plus agréable et la plus douce de toutes les affections; que nous y sommes portés par une double sympathie; que son but étant nécessairement de faire du bien, elle était l'objet propre de la gratitude et des récompenses, et que, par cela même, nous lui trouvions naturellement un mérite supérieur à celui de toutes les autres vertus. J'ai aussi remarqué que les excès de la bienveillance ne déplaisent point comme ceux des autres passions. Qui est-ce qui n'a pas horreur d'une malignité, ou d'un amour-propre, ou d'un ressentiment sans mesure? La plus excessive indulgence, la plus grande partialité dans l'amitié ne blesse jamais c'est parce que les passions bienveillantes peuvent seules passer les bornes de la convenance, et conserver encore quelque charme. Il y a quelque chose d'aimable dans cette bonté d'instinct qui veut toujours servir les autres sans réfléchir si par là elle encourt le blâme, ou si elle obtient l'ap• probation. Il n'en est pas de même des autres passions: elles cessent d'intéresser et de plaire, dès qu'elles ne sont plus convenables.

Comme la bienveillance répand, sur toutes les actions qu'elle produit, un charme supérieur à celui de toutes les autres vertus, le manque de bienveillance, et plus encore une disposition contraire, répand un démérite particulier sur tout ce qui dénote cette disposition. Aussi les actions nuisibles ne sont quelquefois punissables que parce qu'elles dénotent une révoltante inattention au bonheur d'autrui.

Le docteur Hutcheson [61] observe, en outre, que lorsque, dans une action qu'on croyait dictée par la seule bienveillance, on découvre des motifs étrangers, elle perd, à nos yeux, du mérite que nous lui trouvions, à proportion de l'influence que ces motifs ont eue sur elle. Si une action qui paraissait inspirée par la reconnaissance, est reconnué n'avoir eu d'autre cause que l'espoir d'un nouveau bienfait, ou si celle qui paraissait, venir de l'amour du bien public, est reconnue pour être l'effet du désir intéressé d'une récompense, une telle découverte dé truit tout le mérite de ces actions. Si donc le mélange d'un motif d'intérêt personnel, comme celui d'un alliage dans la monnaie, détruit ou au moins diminue à nos yeux sa valeur, il est naturel, selon Hutcheson, d'imaginer que la vertu consiste uniquement dans une bienveillance pure et désintéressée. Lorsque nous nous apercevons que les actions que nous attribuions à un motif d'intérêt personnel, viennent, au contraire, d'un sentiment de bienveillance, elles acquièrent aussitôt un degré de mérite supérieur à celui qu'elles avaient. Si nous croyons qu'un homme ne cherche à accroître sa fortune que pour pouvoir faire plus de bien à ses semblables, ou pour mieux reconnaître un bienfait, nous l'en estimons davantage: observation qui confirme encore ce que nous avons déjà dit, que la bienveillance seule suffit pour donner à nos actions le caractère de la vertu.

Hutcheson regardait comme une preuve évidente de la justesse de cette définition de la vertu, que le bien public fut envisagé par tous les moralistes comme la règle générale à laquelle on devait tout rapporter, puisqu'ils reconnaissaient évidemment par là que ́toute action bienveillante, toute action qui tend au bonheur des hommes est louable et vertueuse, et que toute action qui tend à leur nuire est vicieuse et blâmable. Dans les disputes qui se sont élevées dernièrement sur l'obéissance passive qu'on doit au souverain, ou sur le droit qu'on a de lui résister, le seul point de contestation entre les hommes raisonnables était de savoir si, lorsque les droits des peuples se trouvent violés, une soumission aveugle n'entraîne pas de plus grands maux qu'une résistance passagère. Mais personne n'a jamais douté que ce qui tend au bonheur du genre humain ne fût moralement bon.

Ainsi, comme la bienveillance est le seul motif qui puisse rendre une action vertueuse, il en résulte que, plus elle est bienveillante, plus elle est digne d'éloges.

Les actions qui ont pour but le bonheur d'un grand nombre d'hommes, prouvant un plus grand degré de bienveillance que celles qui ne tendent qu'au bonheur de quelques personnes, il s'ensuit qu'elles sont infiniment plus vertueuses. Les affections les plus vertueuses sont donc celles qui embrassent le plus grand nombre d'êtres intelligents, et les actions, au contraire, qui ont moins le caractère de la vertu, sont celles qui n'ont pour but que le bonheur d'un seul individu, comme celui d'un fils, d'un frère ou d'un ami.

La perfection de la vertu consiste donc à procurer le plus grand bien possible; à soumettre toutes ses affections particulières au désir du bonheur général des hommes; à se regarder, au milieu d'une multitude immense, comme un seul individu dont on ne doit rechercher le bonheur qu'autant qu'il peut s'accorder avec le bonheur général, et même y coopérer.

L'amour de soi est un principe qui ne peut jamais être vertueux, à quelque degré qu'il se trouve, et quelque direction qu'il donne à nos actions. Il devient vicieux quand il devient contraire au bien général. Tant qu'il n'a d'autre effet que d'inspirer à chaque homme le soin de son propre bonheur, il est purement innocent; et il ne mérite, ni la louange, ni le blâme. Les actions bienveillantes les plus vertueuses, et qui prouvent le mieux la force que le principe bienveillant a en nous, sont donc celles que nous faisons, quoiqu'elles soient contraires à nos intérêts personnels.

Le docteur Hutcheson est si loin de penser que l'amourpropre puisse jamais être le motif d'aucune action vertueuse, qu'il prétend qu'une action bienveillante perd beaucoup de son mérite lorsque celui qui l'a faite a en vue la satisfaction intérieure qui la suit, et l'approbation de sa conscience. Il trouve que ce motif n'est qu'un motif intéressé, qui lors même qu'il nous fait agir, prouve seulement la faiblesse de cette bienveillance pure et désintéressée qui peut seule imprimer à la conduite d'un homme le caractère de la vertu. Cependant, suivant les idées ordinaires des hommes, ce besoin de l'approbation de notre conscience, loin d'affaiblir le mérite de l'action qui en résulte, est plutôt regardé comme le seul motif qui puisse être nommé vertueux.

Telle est la définition de la vertu, dans ce système aimable qui tend particulièrement à nourrir et à fortifier dans le cœur de l'homme les affections les plus douces et les plus généreu ses; qui ne se borne pas à réprimer les injustices de l'amour de soi, mais qui affaiblit puissamment ce motif, en nous rappelant que son influence ne peut ennoblir aucune de nos actions.

Comme quelques-uns des systèmes dont j'ai déjà rendu compte, n'expliquent point d'une manière complète d'où naît l'excellence de la bienveillance portée au plus haut degré; de même ce système n'explique point assez les motifs de notre approbation pour les vertus d'un ordre inférieur, pour la prudence, la vigilance, la circonspection, la tempérance, la constance, la fermeté. Il ne considère que la fin et le but de nos affections, les effets bienfaisants et nuisibles qu'elles tendent à produire, et ne porte point nos regards sur leur propriété ou leur impropriété, sur la convenance ou l'inconvenance des motifs qui les font naître.

Le soin de notre intérêt et de notre bonheur particulier peut être quelquefois un principe louable de nos actions. L'habitude de l'économie, de l'industrie, de la discrétion, de la réflexion, quoique ordinairement attribuée à des motifs d'intérêt personnel, n'en paraît pas moins digne d'approbation et d'une estime générale. Un mélange d'intérêt personnel semble, il est vrai, souiller la beauté d'une action qui devrait naître uniquement d'un motif de bienveillance; mais ce n'est pas parce que l'amour de soi ne peut jamais être la cause d'une action vertueuse: c'est parce qu'alors le principe bienveillant ne paraît pas avoir un degré de force nécessaire et proportionné à son objet. Le caractère de la personne qui agit, nous semble imparfait, et mériter peut-être le blâme plutôt que la louange. Un mélange de bienveillance, dans une action que l'intérêt personnel seul pouvait déterminer, n'affaiblit pas ainsi le sentiment que nous avons de la convenance de cette action avec son motif. Nous ne reprochons à personne de manquer d'amour de soi-même: ce n'est pas là le côté faible de l'homme, c'est ce que nous craignons de lui. Si nous croyions cependant qu'un homme fût capable de négliger le soin de sa santé, de sa vie, de sa fortune ou de ne s'en occuper que par intérêt pour ses parents et pour ses amis, tandis que sa propre conservation devrait l'y porter, nous le trouverions sûrement blâmable, quoiqu'un si aimable oubli de soi-même le rendît plutôt l'objet de l'intérêt et de la pitié, que du mépris ou de l'indignation: cependant la dignité, de son caractère nous en paraîtrait altérée, et il nous semblerait peut-être moins respectable. C'est ainsi que la négligence et le défaut d'ordre sont généralement blâmés, non parce que ces défauts viennent d'un manque de bienveillance, mais parce qu'ils prouvent un manque de l'attention convenable à notre intérêt personnel.

Quoique les moralistes ne jugent ordinairement de ce qui est bien ou de ce qui est mal, dans la conduite des hommes, que par le plus ou le moins de tendance de cette conduite à l'avantage ou au désavantage de la société, il ne s'ensuit pas que la considération de son bonheur soit le seul motif vertueux que puisse avoir une action; mais seulement, que ce motif doit l'emporter sans résistance sur tous les autres.

La bienveillance est peut-être le seul motif des actes de la Divinité, et plusieurs considérations incontestables le prouvent. Il est difficile de concevoir qu'une autre cause puisse agir sur un être indépendant et parfait, qui n'est susceptible d'aucun besoin, et qui trouve en lui-même son propre bonheur. Mais une créature aussi imparfaite que l'homme, et dont l'existence dépend de tant de choses hors de lui, doit souvent agir par un autre principe que la bienveillance. La condition de l'homme serait trop dure, si les affections qui, par sa nature, doivent influer souvent sur sa conduite, ne pouvaient jamais paraître vertueuses, et mériter l'estime et l'approbation.

Ces trois systèmes, dont l'un fait consister la vertu dans la propriété, le second dans la prudence, et le troisième dans la bienveillance, renferment toutes les définitions qu'on peut donner de la vertu; car il n'en est point qu'on ne puisse rapporter à l'une de celles-là, quelque éloignée qu'elle en soit en apparence.

Le système qui fait consister la vertu dans l'obéissance à la volonté divine, peut être placé parmi ceux qui la font consister dans la prudence ou dans la propriété des actions. Quand on demande pourquoi l'on doit obéir à la volonté de la Divinité, on peut répondre de deux manières à cette question, qui serait absurde et impie, si elle renfermait le moindre doute sur la réalité du devoir de lui obéir. On peut dire d'abord que nous devons nous soumettre à la volonté de Dieu, parce que sa puissanceest infinie, parce qu'il récompensera ou punira éternellement notre obéissance ou notre désobéissance; ou bien répondre, qu'indépendamment de la considération de notre propre bonheur, et de celle des peines et des récompenses, il convient qu'une créature obéisse à son Créateur, qu'un être imparfait et borné se soumette à un être dont la perfection est infinie. On ne peut faire que l'une ou l'autre de ces deux réponses. Si c'est la première qui est la véritable, la vertu consiste dans la prudence, ou dans la poursuite convenable de notre intérêt et de notre bonheur; et tel est le motif qui nous oblige à nous soumettre à la volonté de Dieu si c'est la seconde, la vertu doit consister dans la propriété ou dans la convenance de nos actions, puisque le principe de notre obéissance est la convenance des sentiments de soumission et d'humilité, à l'égard de la supériorité et de la perfection divine."

Le système qui place la vertu dans l'utilité des actions, revient au même but que celui qui la place dans leur propriété. Selon ce système, toutes les qualités de l'âme qui sont agréables ou avantageuses, soit à la personne même qui les possède, soit aux autres, sont approuvées comme vertueuses, ou désapprouvées comme vicieuses. Mais la beauté ou l'utilité d'une passion consiste dans le degré précis qu'elle doit avoir: toutes nos passions sont utiles ou nuisibles, selon qu'elles sont contenues dans les bornes de la modération, ou qu'elles les passent. La vertu, selon ce système, ne consiste donc pas dans nos affections, mais dans le degré qui leur convient. La seule différence qui se trouve entre ce système et celui que j'ai tâché d'établir, c'est qu'il choisit l'utilité pour règle du degré propre de nos affections, et non la sympathie ou l'affection correspondante d'un spectateur impartial.


 
Chapitre IV. Des systems licencieux
Tous les systèmes dont j'ai parlé jusqu'ici, supposent qu'il y a une différence réelle entre le vice et la vertu, quelles que soient les qualités dans lesquelles on fait consister l'un ou l'autre. Il y a une différence réelle entre la propriété et l'impropriété d'une affection, entre la bienveillance et les autres motifs qui nous font agir, entre une véritable prudence et une folie aveugle et téméraire; et l'on peut dire que tous les systèmes dont j'ai rendu compte, s'accordent à encourager les penchants dignes de louanges, et à décourager ceux qui sont blâmables [62].

Quelques-uns d'eux, il est vrai, tendent sous quelques rapports à rompre, pour ainsi dire, la balance de nos affections, et à donner, à certains principes d'action, plus d'influence sur nous qu'ils n'en méritent réellement. Les systèmes de morale les plus anciens qui placent la vertu dans la propriété ou dans la convenance de nos actions, nous portent particulièrement aux vertus respectables et grandes, aux vertus d'empire sur soi-même, à la force, à la magnanimité, à la tempérance, à l'indépendance de la fortune, et au mépris de tous les événements extérieurs, tels que la douleur, la pauvreté, l'exil, la mort: c'est dans l'exercice de ces vertus que se montre le plus haut degré de convenance. Les vertus douces, aimables, toutes les vertus qui ont pour principe l'indulgente humanité, sont peu estimées et peu remarquées en comparaison des autres, et mêmelles Stoïciens les ont considérées comme de véritables faiblesses, que le sage devait déraciner de son cœur.

D'un autre côté, le système qui fait consister la vertu dans la bienveillance, tandis qu'il encourage très-fortement les ver tus douces, paraît négliger absolument les vertus plus mâles et plus respectables; il leur refuse même le nom de vertus, il ne les appelle que facultés morales, et les regarde comme des qualités qui ne méritent pas la même espèce d'estime et d'approbation due à ce qu'on appelle proprement vertus. Ce système traite encore plus mal toutes les actions qui ont pour but notre intérêt personnel. Loin de leur trouver quelque mérite, il prétend qu'un mélange d'intérêt personnel diminue le prix de la bienveillance, et que la prudenee, lorsqu'elle n'a pour but que notre intérêt particulier, ne peut pas être regardée comme une vertu.

Quant au système qui fait consister la vertu dans la prudence seulement, en encourageant l'habitude de la vigilance, de la sobriété, d'une modération judicieuse, il paraît dégrader également les vertus aimables et les vertus respectables; enlever aux premières quelque chose de leur beauté, et aux dernières une partie de leur grandeur.

Malgré ces défauts, cependant, le but général de ces trois systèmes est d'encourager les meilleures et les plus louables inclinations du cœur humain: et il serait heureux, pour la société et pour l'humanité même, que tous ceux qui prétendent régler leur vie par les principes de la philosophie, fussent véritablement fidèles à ceux de l'un de ces systèmes. Nous pouvons apprendre de chacun d'eux quelque chose de particulier. et de louable. S'il était possible que les préceptes et les exhortations pussent inspirer aux hommes de la magnanimité et de la grandeur d'âme, les anciens systèmes qui font consister la vertu dans la propriété, paraîtraient suffire pour produire cet effet. De même, s'il existait un moyen d'adoucir l'âme par les leçons d'humanité, et d'y réveiller puissamment les affections de tendresse et de bienveillance générale, quelques-unes des peintures qu'offre le système de la bienveillance pourraient remplir ce but. Le système d'Epicure, quoique plus imparfait que les deux autres, nous apprend combien la pratique des vertus aimables et respectables est favorable à nos intérêts et à notre repos, même en cette vie. Comme Épicure plaçait le bonheur dans la paix et dans la tranquillité, il s'est attaché particulièrement à montrer que la vertu était, nonseulement le moyen le plus sûr et le meilleur, mais même le seul d'obtenir ces biens inestimables. Les autres philosophes se sont occupés davantage de rendre sensibles les heureux effets de la vertu sur notre sécurité et sur notre bonheur intérieur. Epicure, sans négliger ce point, a plutôt insisté sur l'importance de la vertu relativement à notre sûreté et à notre prospérité. C'était en adoptant ce point de vue que les différentes sectes philosophiques de l'antiquité étudiaient si constamment les écrits d'Épicure; que Cicéron, quoique ennemi de son système, en a tiré les plus fortes preuves dont il se sert pour montrer que la vertu seule peut nous assurer le bonheur; et que Sénèque, tout stoïcien qu'il était, a cité Epicure plus souvent qu'aucun autre philosophe.

Il y a cependant d'autres systèmes qui semblent anéantir toute distinction entre le vice et la vertu, et dont le but est par conséquent très-dangereux. Tel est le système du docteur Mandeville. Quoique ces principes soient très-erronés, il y a cependant dans la nature de l'homme plusieurs choses qui, considérées sous un certain point de vue, paraissent les appuyer: et qui, présentées avec l'éloquence piquante et animée, mais mâle et sauvage du docteur Mandeville, ont jeté sur sa doctrine un air de vérité et de probabilité très-capable d'en imposer à l'ignorance et à l'irréflexion.

Le docteur Mandeville considère toutes les actions qui ont été déterminées par le sentiment de leur convenance, et par la considération de ce qui est digne d'estime et digne de louange, comme le résultat de l'amour que nous avons pour la louange et pour l'estime, ou de ce qu'il appelle vanité. Il observe que l'homme prend naturellement plus d'intérêt à son bonheur qu'à celui des autres, et qu'il est impossible que, dans le fond de son cœur, il préfère sincèrement leur avantage au sien. Toutes les fois qu'il semble le faire, on doit être assuré qu'il en impose, et qu'alors même il agit par les mêmes motifs d'intérêt qui le déterminent toujours. Entre toutes ses passions personnelles, la vanité est la plus forte, et il est toujours très-heureux et très facilement enivré des éloges qu'il reçoit. Lorsqu'un homme paraît sacrifier son intérêt à celui de ses semblables, c'est parce qu'il sait combien alors sa conduite flattera leur amour-propre, et qu'ils ne manqueront pas de lui exprimer leur satisfaction par les louanges les plus extravagantes. Le plaisir qu'il en attend surpasse, dans son opinion, l'intérêt qu'il abandonne pour se procurer ce plaisir. Sa conduite alors est donc à la fois juste et intéressée, et naît d'un motif noble comme d'un motif bas: on le loue, et il s'approuve cependant lui-même, dans l'opinion qu'il est entièrement désintéressé, puisque si on ne le croyait pas tel, il n'aurait aucun mérite à ses propres yeux ni à ceux des autres. Tout esprit public, toute préférence de l'intérêt général à l'intérêt particulier, est donc, selon le docteur Mandeville, une véritable tromperie par laquelle on veut en imposer aux hommes; et ces vertus humaines que l'on vante si fort et qui sont l'objet d'une si grande émulation, ne sont, pour ainsi dire, qu'un vil commerce établi entre la flatterie d'un côté, et l'orgueil de l'autre.

Je n'examinerai point à présent si les actions les plus généreuses que dicte l'esprit public ne peuvent pas, sous quelque rapport, être regardées comme inspirées par l'amour-propre. La décision de cette question ne me paraît pas d'une grande importance pour établir la réalité de la vertu, puisque l'amourpropre lui-même peut être souvent un motif vertueux d'agir. Je chercherai seulement à prouver que le désir de faire ce qui est honorable et noble, de nous rendre les objets propres de l'estime et de l'approbation, ne mérite pas, à parler exactement, le nom de vanité. L'amour d'une réputation bien fondée, le besoin d'obtenir l'estime par ce qui est vraiment estimable, ne doit pas porter ce nom. L'un est l'amour même de la vertu, c'est-à-dire la passion la plus élevée et la plus noble de la nature humaine; l'autre est l'amour de la vraie gloire, passion moins noble sans doute, mais qui doit marcher après celle de la vertu. L'homme véritablement vain est celui qui ne mérite pas d'être loué autant qu'il prétend l'être, ou qui désire d'être loué pour des qualités qui ne méritent aucunement la louange; qui cherche à se faire estimer par des avantages extérieurs et frivoles, ou par des qualités et des manières également frivoles; qui désire d'être loué pour une chose digne en effet de louanges, mais qu'il sait bien n'avoir pas faite. Le fat, qui prend des airs d'importance; l'imbécile menteur, qui s'attribue le mérite des événements inventés par lui; l'insensé plagiaire, qui se donne pour l'auteur des ouvrages auxquels il ne peut pas même prétendre, méritent justement d'être accusés de vanité. On peut encore en trouver coupable celui qui ne se contente pas d'une approbation paisible et d'une estime silencieuse; qui paraît plus avide de l'expression et de l'éclat de ces sentiments que de ces sentiments eux-mêmes; qui n'est satisfait que lorsque le bruit des applaudissements remplit son oreille; qui, jaloux jusqu'à l'inquiétude de tous les signes extérieurs du respect, est avide de titres, d'hommages, de soins, de préférences, et veut fixer sur lui tous les regards du public. Cette frivole passion de la vanité est essentiellement différente de l'amour de la vertu et de l'amour de la gloire: elle est la passion des hommes les plus petits et les plus plats; et les deux autres sont celles des âmes les plus nobles et les plus élevées.

Mais, quoique ces trois passions, le désir de nous rendre les objets propres de l'estime et de la considération, le désir d'acquérir ces sentiments par les actions qui les méritent réellement, et le frivole désir d'une louange qu'on ne mérite pas, diffèrent essentiellement; quoique les deux premières obtiennent toujours l'estime, et la dernière le mépris, il y a cependant entre elles un certain rapport qui, exagéré par l'éloquence vivé et entraînante du docteur Mandeville, a pu en imposer à quelques lecteurs. La vanité et l'amour de la vraie gloire se ressemblent, en ce que ces deux passions ont pour but d'obtenir l'estime et l'approbation. Mais elles diffèrent en ce que l'une est une passion juste et raisonnable, et que l'autre est injuste, absurde et ridicule. L'homme qui désire d'être estimé pour ce qui est réellement estimable, ne désire que ce qu'il mérite, et que ce qu'on ne peut lui refuser sans une espèce d'injure. Celui qui désire, au contraire, d'être estimé pour des qualités qui ne sont pas estimables, désire ce qu'il serait injuste d'obtenir. Le premier est aisément satisfait; il n'a pas l'inquiet et jaloux soupçon de n'être pas assez estimé, et il est rarement avide des marques extérieures de la considération. Le second, au contraire, n'est jamais content; il soupçonne toujours qu'on n'a pas aussi bonne opinion de lui qu'il le désire, parce qu'il sent au fond de son cœur qu'il veut obtenir plus qu'il ne mérite. Il regarde la moindre impolitesse comme un affront mortel, comme l'expression d'un mépris profond. Il est agité, impatient, perpétuellement inquiet qu'on ne lui manque d'égards, ce qui fait qu'il aspire toujours à de nouvelles marques d'estime, et qu'une adulation et une flatterie continuelles peuvent seules le calmer.

Il y a aussi un très-grand rapport entre le désir de devenir honorable et estimable, et le désir de l'honneur et de l'estime, entre l'amour de la vertu et l'amour de la vraie gloire. Ces deux passions se ressemblent, non-seulement parce qu'elles tendent l'une et l'autre à ce qui est honorable et grand, mais aussi parce que l'amour de la vraie gloire a, comme la vanité, une sorte de rapport aux sentiments des autres. L'homme le plus magnanime, celui qui désire le plus être vertueux par amour de la vertu même, qui est le plus indifférent à l'opinion que les hommes ont actuellement de lui, s'occupe cependant de ce que pourrait être cette opinion. Il sent avec plaisir que, quoiqu'il ne soit ni honoré, ni applaudi, il est cependant l'objet propre des applaudissements et de l'estime; et que si les hommes étaient sincères, équitables, conséquents, et parfaitement instruits de tous les motifs de sa conduite, ils ne manqueraient pas de l'honorer et de l'applaudir. Quoiqu'il méprise l'opinion que les hommes ont maintenant de lui, il fait beaucoup de cas de celles qu'ils en devraient avoir le but de sa conduite est de pouvoir se croire digne d'estime et de considération, et de penser que de quelque manière qu'il soit jugé par les autres, s'il était à leur place, et s'il prenait, non l'opinion qu'ils ont, mais celle qu'ils doivent avoir, il serait encore satisfait de lui-même. Comme, dans l'amour de la vertu, il Y a quelque rapport, non à ce qu'est l'opinion des autres, mais à ce qu'elle serait si elle était conforme à la raison, on peut observer, à cet égard, quelque ressemblance entre l'amour de la vertu et l'amour de la vraie gloire; cependant on découvre fa cilement une nouvelle différence entre ces deux sentiments. L'homme qui, dans toutes ses actions, n'a en vue que ce qui est convenable et bien, qui n'a en vue que de se rendre l'objet propre de l'estime et de l'approbation, quand même l'on méconnaîtrait en lui ces sentiments, n'en agit pas moins par le motif le plus sublime et le plus élevé que la nature humaine puisse concevoir. Celui qui agit, au contraire, avec le désir de mériter l'approbation, et avec une vive inquiétude de l'obtenir, agit par un motif essentiellement louable, mais mêlé des faiblesses ordinaires de l'humanité. L'ignorance et l'injustice des autres peuvent lui faire éprouver de grandes peines, et son bonheur est souvent le jouet de l'envie de ses rivaux et des caprices du public. Le bonheur de l'homme qui ne s'occupe que de la moralité de ses actions, est, au contraire, indépendant de la fortune et des caprices des hommes; si leur ignorance fait tomber sur lui la haine et le mépris, il sent qu'il ne les mérite pas, et il n'y est pas sensible. Il sait que les hommes ne le méprisent et ne le haïssent que parce qu'ils ont de fausses idées de son caractère et de sa conduite, et que s'ils le connaissaient mieux, ils l'estimeraient davantage: ce n'est pas lui, à proprement parler, qu'on hait et qu'on méprise, mais un autre pour lequel on le prend. Un ami que nous trouverions dans un bal sous le masque que notre ennemi est dans l'usage de porter, et que nous viendrions à insulter sous ce déguisement, serait plutôt amusé qu'offensé de notre indignation contre lui. Un homme magnanime en butte à l'injustice des hommes n'éprouve pas d'autres sentiments; mais il arrive rarement que la nature humaine parvienne à ce degré de raison et de fermeté. Quoiqu'il n'y ait que les hommes les plus faibles et les plus vils qui puissent jouir d'une fausse gloire, il n'est pas rare de voir, par une étrange inconséquence de notre nature, l'ignominie et les outrages non mérités rendre trèsmalheureux les hommes les plus courageux et les plus fermes.

Le docteur Mandeville ne se contente pas de représenter les frivoles motifs de la vanité comme la source des actions que nous nommons communément vertueuses: il cherche à démontrer, à d'autres égards, l'imperfection des vertus humai nes; il prétend qu'en aucune circonstance, elles n'arrivent à ce désintéressement complet auquel elles prétendent; et qu'au lieu d'être une victoire sur nous-mêmes, elles ne sont qu'une indulgence cachée par nos passions; il traite de sensualité et de corruption ce qui s'écarte le plus faiblement de la sévérité ascétique, et de luxe tout ce qui n'est pas nécessaire aux premiers besoins de la nature, même l'usage de la propreté dans les habits et dans les logements; il considère le penchant mutuel des deux sexes dans l'union légale du mariage, comme un penchant aussi condamnable que celui qui n'est pas consacré par une pareille union; et il méprise une chasteté qui peut être pratiquée avec si peu de sacrifices. L'ambiguïté de ses expressions cache ici, comme ailleurs, le sophisme de ses raisonnements. Il y a quelques-unes de nos passions dont le nom n'est que l'expression de leurs bonnes ou de leurs mauvaises qualités; et lorsqu'elles ont été ainsi nommées, le spectateur en discerne plus promptement la nature. Quand elles blessent ses sentiments, quand elles lui inspirent quelque antipathie, ou qu'elles lui causent quelque douleur, il est forcé d'y faire attention, et, par là, obligé de leur donner un nom; lorsqu'elles s'accordent avec la disposition actuelle de son âme, il ne s'en occupe pas et ne leur donne aucun nom; ou, s'il leur en donne, c'est plutôt pour désigner la contrainte de la passion que le degré dans lequel on la laisse subsister après qu'elle a été réprimée et domptée. Ainsi, les noms dont on se sert ordinairement pour exprimer l'amour du plaisir et celui du sexe [63], caractérisent le degré nuisible et vicieux de ces passions; tandis que les mots de tempérance et de chasteté semblent plutôt désigner la contrainte et la retenue à laquelle on les soumet, que le degré dans lequel il est permis de les ressentir. Lors donc que le docteur Mandeville a démontré que ces deux passions subsistent toujours à quelque degré, il croit qu'il a entièrement détruit la réalité des vertus de la tempérance et de la chasteté, et prouvé que ce sont autant de chimères et de fictions, adoptées par l'inattention et l'imbécillité des hommes. Ces vertus, cependant, ne demandent pas une entière insensibilité aux objets des passions qu'elles doivent gouverner; et leur but est seulement de ramener ces passions au degré qui ne peut nuire aux individus, ni troubler ou offenser la société.

La plus grande erreur de l'ouvrage [64] du docteur Mandeville est de nous représenter toutes les passions comme vicieuses, quels que soient leur' degré et leur direction. Ainsi, il traite de vanité tout ce qui a rapport à ce que sont ou à ce que doivent être les sentiments des autres, et, au moyen de ce sophisme, il établit sa conclusion favorite, que tous les vices privés sont un bien général. Si le goût de la magnificence, l'amour des beaux-arts et du perfectionnement de toutes les commodités de la vie, des vêtements, des meubles, des équipages, de l'architecture, de la peinture, de la sculpture, de la musique, doivent être regardés comme un luxe, une mollesse, une ostentation condamnable, même dans ceux qui peuvent suivre, sans inconvénients, de pareils goûts, il est certain du moins que le luxe, la mollesse et l'ostentation sont utiles au public, puisque sans les penchants auxquels Mandeville donne ces. qualifications méprisantes, le perfectionnement des arts ne serait jamais encouragé, et les arts eux-mêmes s'anéantiraient, faute d'exercice et d'emploi. La véritable source de ce système licencieux se trouve dans quelques doctrines ascétiques et populaires qui ont eu cours avant lui, et qui avaient placé la vertu dans l'entière destruction de toutes nos passions. Il était cependant facile au docteur Mandeville de prouver, 1o que cette victoire absolue sur les passions ne pouvait jamais avoir lieu parmi les hommes; 2° que si elle avait lieu, elle serait funeste à la société, puisqu'elle ruinerait l'industrie et le commerce, et, en ce sens, toutes les occupations de la vie humaine. Mais il ne s'est servi de la première de ces propositions, que pour prouver qu'il n'y a point de vertu réelle, et que ce qui passe pour vertu n'est qu'une chimère qui trompe les hommes: et il n'a employé la seconde, que pour établir que les vices privés étaient avantageux au public, puisque sans eux la société ne pourrait ni prospérer, ni fleurir.

Tel est le système du docteur Mandeville, qui a fait tant de bruit dans le monde, et qui, quoiqu'il n'ait pas donné lieu à des vices nouveaux, a fait que ceux qui existaient déjà par d'autres causes, se sont montrés avec plus d'effronterie, et ont avoué la corruption de leurs motifs avec une impudence jusqu'alors sans exemple.

Mais, quelque dangereux que soit ce système, il n'aurait jamais séduit un si grand nombre de personnes, ni occasionné une alarme si générale parmi les amis des vrais principes, s'il n'avait eu quelque apparence de vérité. Un système de physique peut être pendant longtemps en vogue, et cependant n'être aucunement fondé sur la nature,. et n'avoir même aucune des apparences de la vérité. Les tourbillons de Descartes ont été regardés, pendant près d'un siècle, chez une nation ingénieuse, comme le système qui expliquait, de la manière la plus satisfaisante, les révolutions des corps célestes. Cependant on a prouvé démonstrativement que les causes prétendues de ces grands effets non-seulement n'existaient pas, mais que même, si elles existaient, elles ne produiraient pas les effets qu'on leur attribue. Il en est autrement des systèmes de philosophie morale, et il n'est pas possible à un auteur qui veut expliquer l'origine de nos sentiments moraux, de se tromper et de s'éloigner aussi grossièrement de la vérité. Lorsqu'un voyageur nous fait la description d'un pays éloigné, il peut abuser de notre crédulité, au point de nous offrir, pour des réalités, les fictions les plus absurdes et les plus chimériques. Mais quand une personne veut nous instruire de ce qui se passe dans notre voisinage, ou des affaires de ceux avec lesquels nous vivons, quoiqu'elle puisse aussi nous tromper à quelques égards, si nous ne vérifions rien de nos propres yeux; cependant les faussetés qu'elle veut nous faire croire, doivent avoir un certain degré de ressemblance avec la vérité, et même être mêlées de vérité. Un auteur qui nous propose un système de physique, et qui prétend faire connaître les causes des principaux phénomènes de l'univers, est comme le voyageur qui veut nous dé peindre un pays éloigné; qui peut nous en dire tout ce qu'il lui plaît, et se flatter d'être cru, tant qu'il ne sort pas du cercle des probabilités. Mais le philosophe qui veut expliquer l'origine de nos désirs et de nos affections, de nos sentiments d'approbation et de désapprobation, ne prétend pas seulement nous rendre compte de ce qui intéresse ceux avec lesquels nous vivons: il veut nous instruire de nos affaires domestiques. Alors, semblables à ces maîtres indolents qui se confient à un intendant fripon, nous sommes sujets à être trompés: mais nous sommes incapables d'admettre un compte où il ne se trouverait aucune ombre de vérité; il faut au moins que quelques articles soient justes, et même que les plus importants soient, à quelques égards, véridiques; sans quoi la plus légère attention suffirait pour découvrir la fourberie. Un auteur qui nous donne pour cause de nos sentiments naturels, un principe qui leur est étranger, et qui n'a même aucun rapport avec leur véritable principe paraîtrait absurde et ridicule, même au lecteur le moins éclairé.


 
Section III. Des différents systemes qu'on a formes sur le principe de l'approbation

 
Introduction
Après avoir examiné quelle est la nature de la vertu, la question la plus importante de la philosophie morale est celle qui concerne le principe de l'approbation, c'est-à-dire, la puissance ou la faculté de l'âme qui nous fait trouver certains caractères agréables ou désagréables, qui nous fait préférer telle ou telle conduite; considérer l'une comme l'objet de l'approbation, de l'estime et des récompenses, et l'autre, comme celui du blâme, de la censure, et du châtiment.

On a expliqué de trois manières différentes le principe de l'approbation. Selon quelques-uns, nous approuvons ou nous désapprouvons nos actions et celles des autres, par amour de nous-mêmes seulement, et selon qu'elles ont plus ou moins de rapport à notre intérêt ou à notre bonheur selon d'autres, c'est la raison, c'est-à-dire, la faculté par laquelle nous distinguons le vrai du faux, qui nous fait discerner ce qui est convenable ou ce qui est inconvenable dans nos actions et dans nos affections. Quelques autres encore prétendent que ce discernement est entièrement l'effet de notre sensibilité, qu'il n'est que le plaisir ou le dégoût même que certaines affections ou certaines actions nous inspirent. L'amour de soi, la raison et le sentiment sont donc les trois causes différentes qu'on a données du principe de notre approbation.

Avant d'expliquer ces trois différents systèmes, j'observerai qu'il est plus important pour la spéculation que pour la pratique, de savoir celui des trois qui est conforme à la vérité. La question de savoir en quoi consiste la nature de la vertu, a nécessairement beaucoup d'influence sur les notions que nous avons du bien ou du mal dans les cas particuliers: celle du principe de notre approbation n'a pas les mêmes effets. L'examen du mécanisme intérieur d'où résulte cette approbation, ne peut être qu'un objet de curiosité pour les philosophes.


 
Chapitre I. Des systèmes qui placent le principe de l'approbation dans l'amour de nous-mêmes ou dans l'intérêt personnel
Les philosophes qui déduisent le principe de l'approbation de notre intérêt personnel, ne sont point d'accord sur les raisons qu'ils en donnent; et il y a beaucoup de confusion et d'inexactitude dans leurs différents systèmes. Selon Hobbes et plusieurs de ses partisans [65], l'homme aime la société, non par amour naturel pour ses semblables, mais parce que, sans leur secours, il ne pourrait vivre commodément et avec sûreté. La société lui est donc nécessaire par cette raison, et il considère tout ce qui tend à l'avantage et à la conservation de la société, comme ayant un rapport éloigné avec son propre intérêt, et tout ce qui tend à la troubler et à la détruire, comme lui étant, à quelques égards, nuisible et funeste. La vertu maintient la société, et le vice la trouble. L'une est donc utile à l'homme, et l'autre lui est donc nuisible: il aime la vertu parce qu'elle lui présage le bonheur, et il hait le vice, parce qu'il lui fait redouter la ruine de tout ce qui contribue au bien-être et à la sûreté de son existence.

On ne peut douter, ainsi que je l'ai déjà observé, que cette propriété de la vertu de maintenir la société, et que cette propriété du vice de la troubler, lorsqu'on la considère d'un œil philosophique, ne répande une très-grande beauté sur l'une, et une très-grande difformité sur l'autre. La société humaine, considérée d'une manière abstraite, est semblable à une immense machine dont les mouvements harmonieux et réguliers produisent une foule d'effets agréables. Comme, dans les machines qui sont l'ouvrage de l'homme, tout ce qui tend à rendre leurs mouvements plus doux et plus faciles, ou plus embarrassés et plus confus, a par cela même, à nos yeux, une beauté ou une difformité particulière; de même, dans la grande machine de la société, la vertu nous plaît, parce qu'elle en perfectionne les rouages; et le vice nous paraît nécessairement funeste, parce qu'il contrarie et interrompt leur action réciproque. On peut donc dire que l'origine de notre appròbation et de notre désapprobation, en tant qu'elles ont pour cause la considération de l'ordre de la société, vient du principe qui nous fait trouver la beauté dans l'utilité, principe déjà développé ci-dessus, et qui donne une apparence de vérité aux systèmes dont nous parlons maintenant. Lorsque Hobbes, Puffendorff et Mandeville nous peignent les avantages innombrables de la vie civilisée sur la vie sauvage, lorsqu'ils insistent sur la nécessité de la vertu pour la maintenir, et sur les effets infaillibles du vice et de la désobéissance aux lois pour la détruire, le lecteur est enchanté de la nouveauté et de l'étendue des vues qui lui sont présentées: il aperçoit une nouvelle beauté dans la vertu, une nouvelle difformité dans le vice; et il est tellement ravi de tout ce qu'il découvre, qu'il a rarement le loisir de réfléchir que ces considérations politiques d'utilité, ne s'étant jamais offertes précédemment à son esprit, ne peuvent être la source de l'approbation et de la désapprobation qu'il a données jusque-là à la vertu et au vice.

Lorsque ces philosophes, d'un autre côté, déduisent de l'amour de soi l'intérêt que nous prenons au bonheur de la société, et l'estime que nous accordons par ce motif à la vertu, ils ne pensent pas que quand nous applaudissons la vertu de Caton, et que nous haïssons la scélératesse de Catilina, nos applaudissements ou notre haine soient déterminés par l'idée du bien que l'un peut nous faire, et du mal que l'autre peut nous causer; ils n'ont pu dire que nous admirions le caractère de Caton, et que nous avions horreur de celui de Catilina, parce que la prospérité ou le bouleversement de leur patrie a pu, dès ces temps éloignés, influer sur le bonheur ou sur le malheur du siècle actuel; ils n'ont pas imaginé que nos sentiments à leur égard fussent déterminés par le bien ou le mal qui ont pu arriver d'eux jusqu'à nous, mais par l'idée du bien ou du mal que de tels hommes pourraient nous faire dans le temps présent, s'il en existait qui leur ressemblassent. En un mot, l'idée dont ils ont approché sans pouvoir la saisir distinctement, est l'idée de cette sympathie indirecte que nous éprouvons pour ceux qui ont reçu tel bienfait ou souffert tel dommage; c'est vers cette idée qu'ils marchaient confusément, lorsqu'ils disaient que ce n'est point le souvenir de ce que nous avons gagné ou souffert qui détermine nos applaudissements ou notre mépris pour les héros et les scélérats qui nous ont précédés, mais la conception et l'image des avantages ou des malheurs que nous éprouverions si nous avions à vivre avec eux.

Cependant la sympathie ne peut, dans aucun cas, être regardée comme un effet de l'amour de soi. Quand je sympathise avec votre chagrin ou avec votre indignation, on peut dire, à la vérité, que l'émotion que j'éprouve est fondée sur l'intérêt personnel, puisque cette émotion a lieu lorsque je me mets en imagination à votre place, et que par là je conçois ce que vous devez sentir vous-même; mais ce changement imaginaire n'est point supposé arriver dans ma propre personne ou dans mon caractère, mais dans la personne de vousmême, avec qui je sympathise. Lors donc que je m'afflige avec vous de la perte de votre fils, je n'ai pas besoin, pour partager votre douleur, de penser ce que je souffrirais moimême avec mon caractère et dans ma position, si je venais à perdre mon fils; il me suffit de considérer ce que j'éprouverais si j'étais réellement vous, et que je changeasse, nonseulement de situation, mais aussi de caractère: je souffre conséquemment pour vous, et non pour moi, ni par intérêt personnel. Comment donc lui attribuerait-on un sentiment qui n'a rapport à rien de ce qui m'est arrivé, ni de ce qui me regarde, et qui ne s'occupe que de ce qui vous touche? Un homme peut sympathiser avec une femme qui est en travail d'enfant, sans se mettre pour cela à sa place. Le système qui déduit toutes nos passions et tous nos sentiments de l'amour de soi, système qui a fait tant de bruit dans le monde, mais qu'on n'a, ce me semble, jamais bien développé, n'est que le système de la sympathie pris dans un sens contraire au sens véritable.


 
Chapitre II. Des systèmes qui établissent que la raison est le principe de notre approbation
Hobbes prétend, comme on sait, que l'état de nature est un état de guerre, et qu'avant l'institution d'un gouvernement civil, il n'y avait parmi les hommes, ni sûreté ni société paisible. Le maintien du gouvernement civil est donc, selon lui, la même chose que la conservation de la société; et la destruction du gouvernement civil est celle de la société même. Mais l'existence du gouvernement civil dépend de l'obéissance qu'on rend au magistrat suprême: du moment où il perd son. autorité, le gouvernement cesse. Comme l'intérêt de sa proper conservation porte l'homme à approuver tout ce qui contribue à l'avantage de la société, et à condamner tout ce qui tend à la détruire, la même cause, s'il est conséquent, doit également lui faire applaudir à l'obéissance que l'on rend aux magistrats civils, et blâmer la rébellion à leur autorité. L'idée de ce qui est louable ou de ce qui est blâmable est la même chose que celle de l'obéissance et de la désobéissance; les lois du magistrat civil doivent donc, selon Hobbes, être regardées comme la règle suprême de ce qui est juste ou injuste, de ce qui est bien ou de ce qui est mal.

Hobbes avouait que son intention, en propageant de tels principes, était de soumettre immédiatement les consciences à la puissance civile, et de les soustraire à la puissance ecclésiastique, dont la turbulence et l'ambition lui paraissaient, dans le siècle où il vivait, la principale source des désordres de la société. Aussi sa doctrine déplut-elle extrêmement aux théologiens, qui l'attaquèrent avec la plus grande amertume et avec la plus implacable fureur; elle révoltait également les moralistes sages, puisqu'elle supposait qu'il n'existait aucune distinction naturelle et immuable entre la justice et l'injustice; que cette distinction était variable, arbitraire, et absolument dépendante de la volonté du magistrat civil. Le système de Hobbes fut donc attaqué de tous côtés, et par des raisons sages comme par des déclamations furieuses.

Pour réfuter une doctrine aussi révoltante, il était nécessaire de prouver qu'antécédemment à toute loi et à toute institution positive, l'esprit humain était naturellement doué de la faculté de distinguer, dans certaines affections et dans certaines actions, ce qu'il y avait de louable, de juste, de vertueux, et, dans d'autres, ce qui s'y trouve d'injuste, de blâmable et de vicieux.

La loi, comme l'observe très-bien le docteur Cudworth [66], ne peut pas être la source primitive de ces distinctions; car il peut être juste de lui obéir, injuste de lui désobéir, ou indifférent de lui obéir ou de lui désobéir. Or, il est évident qu'une loi à laquelle il a pu être indifférent de se soumettre ou non, n'est pas la source de la distinction qu'il y a entre le bien et le mal; elle ne l'est pas davantage, s'il est véritablement juste de lui obéir et injuste de lui désobéir, puisque cette justice et cette injustice supposent nécessairement l'existence d'une idée antécédente du bien et du mal, à laquelle l'obéissance ou la désobéissance est conforme.

Ainsi, puisque l'idée de la distinction du bien et du mal existe dans notre esprit antécédemment à toute loi, il s'ensuit nécessairement que cette idée est le résultat de la raison, qui nous fait connaître la différence du bien et du mal, de même que celle de l'erreur et de la vérité. Cette conséquence, quoique vraie sous quelques rapports, a été cependant étendue trop loin dans un temps où l'on n'avait pas encore suffisamment analysé les diverses fonctions et les différentes facultés de l'esprit humain; et lorsque cette objection sur l'idée primitive du bien et du mal fut faite à Hobbes avec tant de chaleur et de subtilité, on ne connaissait point encore de faculté particulière qui pût avoir donné naissance à cette idée. L'opinion populaire, alors, était donc que l'essence du vice et de la vertu ne consiste pas dans la conformité ou dans l'opposition des actions des hommes avec les lois, mais dans leur conformité ou dans leur opposition avec la raison, qui était ainsi considérée comme la source originelle, et le principe de l'approbation et de la désapprobation.

Il est bien vrai, à quelques égards, que la vertu consiste dans la conformité de nos actions avec la raison, et qu'elle peut être considérée, en ce sens, comme le principe de tous les jugements que nous portons sur le bien et sur le mal. C'est la raison qui nous fait découvrir ces règles générales de justice auxquelles nous devons soumettre notre conduite; c'est par elle encore que nous nous formons ces idées plus vagues et plus indéterminées de ce qui est prudent, de ce qui est décent, de ce qui est noble et généreux: idées constantes en nous, et auxquelles nous rapportons, autant qu'il est possible, toutes nos actions. Les maximes de morale, comme toutes les autres maximes générales, sont le résultat de l'expérience, et pour ainsi dire de l'observation. Nous remarquons, dans un très grand nombre de circonstances, ce qui plaît ou ce qui déplaît à nos facultés morales, ce qu'elles approuvent ou ce qu'elles désapprouvent; et, à l'aide de ces inductions tirées de l'expérience, nous formons les règles générales. Mais l'action de tirer ces inductions passe pour une opération de la raison; d'où l'on conclut que c'est d'elle que viennent les règles et les idées générales. C'est cependant, d'après ces règles et ces idées que nous portons ensuite la plupart de nos jugements moraux, qui seraient très-incertains et très-variables, s'ils dépendaient uniquement de notre manière de sentir, si facile elle-même à altérer, et si étroitement liée avec notre santé et notre caractère. Comme nos jugements les plus solides et les plus justes, relativement au bien et au mal, sont réglés par des idées et par des maximes générales, résultats des inductions tirées par la raison, on peut donc dire, avec vérité, que la vertu consiste dans la conformité de nos actions avec la raison, et que cette faculté doit être considérée comme le principe de l'approbation et de la désapprobation.

Mais quoique la raison soit incontestablement la source de toutes les règles générales de moralité, et de tous les jugements que nous portons au moyen de ces règles, il est absurde et inintelligible de supposer que, même dans les cas particuliers, d'après l'expérience desquels les règles générales sont formées, nos premières notions du juste et de l'injuste viennent de la raison. Ces premières observations, comme toutes celles sur lesquelles les règles générales sont fondées, ne peuvent être l'objet de la raison [67], et elles sont celui d'un sentiment immédiat. C'est en découvrant, dans une infinité de cas, qu'une telle conduite plaît constamment, et qu'une autre déplaît toujours, que nous formons les règles générales de la moralité. La raison ne peut par elle-même rendre aucun objet agréable ou désagréable à l'esprit; elle peut bien nous montrer que telle chose est le moyen d'en obtenir une autre, qui naturellement nous plaît ou nous déplaît, et nous rendre l'une agréable en vue de l'autre; mais elle ne nous rend aucun objet agréable ou désagréable en lui-même, quand le sentiment immédiat ne parle pas pour ou contre. Lors donc que la vertu, dans quelques cas particuliers, plaît par elle-même à notre cœur, et que le vice lui déplaît, ce n'est pas la raison, mais le sentiment immédiat qui nous attache à l'une, et qui nous éloigne de l'autre.

Le plaisir et la peine sont les principaux objets de notre aversion et ce n'est point la raison, c'est le sentiment immédiat qui les discerne. Si la vertu est désirable pour ellemême, et le vice haïssable par lui-même, ce ne peut pas être non plus la raison qui les distingue, c'est le sentiment immédiat.

La raison, cependant, pouvant être, dans un certain sens, justement considérée comme le principe de l'approbation ou de la désapprobation, on a longtemps considéré, par irréflexion, ces sentiments comme le résultat des opérations de la raison. Le docteur Hutcheson a eu le premier le mérite d'avoir établi, avec précision, dans quel sens on peut dire que toutes les distinctions morales sont l'effet de la raison, et sous quels rapports elles sont fondées sur le sentiment immédiat. Il a éclairci cette matière dans ses Considérations sur le sens moral, et ce me semble, d'une manière tellement incontestable que, s'il reste encore quelque doute à cet égard, on ne peut l'attribuer qu'à l'incorrection avec laquelle son ouvrage est écrit, et à son attachement superstitieux pour certaines formes de style; faiblesse assez ordinaire aux gens de lettres, surtout en traitant un sujet aussi intéressant, et dans lequel un homme vertueux ne renonce qu'avec peine à la convenance d'une expression dont il est habitué de se servir.


 
Chapitre III. Des systèmes qui établissent que le sentiment est le principe de notre approbation et de notre disapprobation
Les systèmes qui font du sentiment le principe de notre approbation et de notre désapprobation, peuvent se diviser en deux classes différentes.

Suivant quelques-uns de ces systèmes, la cause de notre approbation est fondée sur un sentiment d'une nature particulière, sur une puissance de perception propre que l'esprit exerce à la vue de certaines affections et de certaines actions, dont quelques-unes affectent cette faculté d'une manière agréable, et quelques autres d'une manière désagréable, et nous paraissent par cela même justes, louables et vertueuses, ou injustes, blâmables et vicieuses. La nature de ce sentiment étant différente de celle des autres, et ce sentiment même étant l'effet d'une puissance de perception particulière, on lui a donné un nom particulier, et on l'a appelé sens moral.

D'autres prétendent que pour expliquer le principe de l'approbation, il n'est pas nécessaire de supposer une nouvelle puissance de perception, dont on n'a jamais parlé jusque-là; ils pensent qu'ici, comme partout ailleurs, la nature agit avec la plus sévère économie; qu'elle produit une multitude d'effets par une seule et même cause, et que la sympathie, faculté généralement connue et qui appartient à tous les hommes, suffit pour expliquer tous les effets qu'on attribue à la faculté particulière nommée sens moral.

Le docteur Hutcheson [68] a pris beaucoup de peine pour prouver que l'amour de soi n'est pas le principe de l'approbation; il a démontré aussi qu'elle n'avait pour cause aucune opération de la raison, et il suppose qu'elle est le résultat d'une faculté toute particulière dont la nature a doué l'esprit humain, pour produire cet effet unique et important. Après avoir exclu l'amour de soi et la raison, il n'a pas cru que parmi les facultés connues de notre esprit, il y en eût aucune qui pût être regardée comme le principe de l'approbation.

Il trouve à la nouvelle puissance de perception, qu'il appelle sens moral, quelque analogie avec nos sens extérieurs. Comme les corps qui nous environnent, en affectant nos sens d'une certaine manière, paraissent posséder certaines qualités de goût, d'odeur, de même les différentes affections et actions, en affectant cette puissance particulière de perception, paraissent posséder certaines qualités aimables ou odieuses, vertueuses ou vicieuses, justes ou erronées.

Les différents sens ou puissances de perception [69] dont notre âme tire toutes ses idées simples, selon Hutcheson, sont de deux genres différents: les uns peuvent être appelés sens directs et antécédents; les autres, sens de réflexion et de conséquence. Les sens directs sont les facultés par lesquelles nous recevons la perception des choses qui ne supposent la connaissance d'aucune autre. Les sons et les couleurs sont les objets de sens directs entendre un son, ou voir une couleur ne suppose la connaissance antécédente d'aucune autre qualité ni d'aucun autre objet. Les sens de réflexion ou d'induction sont, au contraire, les facultés par lesquelles l'âme perçoit les choses qui supposent la connaissance de quelques autres. Ainsi, l'harmonie et la beauté sont l'objet de cette espèce de sens. Pour sentir l'harmonie des sons et la beauté des couleurs, il faut auparavant connaître les sons et les couleurs. Le sens moral peut être considéré comme une faculté de ce genre. Cette fa culté que Locke appelle réflexions, et dont il prétend que nous tirons les idées simples des différentes passions et émotions du cœur humain, est, selon le docteur Hutcheson, un sens interne direct; et la faculté par laquelle nous apercevons la beauté ou la difformité, le vice ou la vertu de nos différentes passions ou émotions, est un sens interne de réflexion.

Le docteur Hutcheson s'efforce de soutenir son système, en montrant qu'il est conforme à celui de la nature, et que l'âme humaine est douée d'une multitude de sens de réflexion, exactement correspondants au sens moral; qu'elle est douée d'un sens relatif à la beauté et à la difformité, quant aux objets extérieurs; d'un sens en quelque sorte général, par lequel nous sympathisons avec le bonheur ou le malheur de nos semblables; d'un sens, pour ainsi dire, de honte et de pudeur, et d'un sens de ridicule.

Cependant, malgré les efforts de cet ingénieux philosophe pour prouver que le principe de l'approbation se trouve dans une puissance particulière de réflexion, analogue, en quelque chose, à nos sens extérieurs, il a reconnu lui-même que son système avait des conséquences qui fournissaient les moyens de le réfuter. Il convient [70] qu'il serait absurde d'attribuer à nos sens les qualités propres aux objets qu'ils doivent percevoir. En effet, qui a jamais imaginé d'appeler le sens de la vue blanc ou noir; celui de l'ouïe, fort ou faible; celui du goût, amer ou doux? Il est donc, selon Hutcheson, également absurde de regarder nos facultés morales comme vicieuses ou vertueuses, comme bonnes ou mauvaises en elles-mêmes. Ces qualités appartiennent aux objets de nos facultés, et non à nos facultés mêmes. Si donc un homme était assez mal organisé pour trouver que la cruauté et l'injustice sont des vertus, et pour désapprouver l'équité et la justice comme des vices affreux, une telle organisation paraîtrait contraire à la nature et à la société, et par cela même surprenante, et opposée à l'ordre ordinaire; mais on ne pourrait, sans absurdité, l'appeler moralement vicieuse et mauvaise.

Cependant, si nous voyions un homme admirer et applaudir une action injuste et barbare, ordonnée par un tyran oppresseur, nous ne croirions pas manquer à la raison en regardant une pareille approbation comme une conduite très-coupable et très-vicieuse, quoiqu'elle ne fût que la preuve de la dépravation de ses facultés morales, et une approbation insensée donnée à une action horrible; car l'approbation ne se donne naturellement qu'à une action grande et magnanime. A la vue d'un tel homme, nous oublierions aisément la sympathie naturelle que nous ressentons pour l'être souffrant, et nous nous abandonnerions à l'horreur et à la haine que nous inspirerait ce spectateur inhumain; nous le détesterions encore plus que le tyran, parce que ce dernier peut avoir été bárbare par un motif de jalousie, de crainte ou de ressentiment, et n'être pas tout à fait sans excuse; mais l'approbation du spectateur nous paraîtrait d'autant plus révoltante qu'elle manquerait de motifs. Une telle perversité de sentiment est celle qui nous inspire le plus d'indignation et de haine; et loin de la regarder comme le résultat d'une organisation bizarre et mauvaise, mais qui en elle-même ne peut mériter le nom de vicieuse et de moralement mauvaise, nous la considérerions plutôt comme le dernier degré de la corruption morale.

Les sentiments moraux justes et droits nous paraissent, au contraire, avoir naturellement quelque degré de mérite et de bonté morale. Celui dont la censure ou les applaudissements sont toujours dans une exacte proportion avec la valeur des objets, semble mériter lui-même un égal degré d'approbation; nous admirons la précision délicate de ses sentiments; ils éclairent nos jugements leur justesse surprenante et peu commune nous étonne, et excite nos applaudissements. La rectitude morale d'un homme, dans les jugements qu'il porte sur la conduite des autres, ne nous assure pas, cependant, toujours que la sienne corresponde à cette rectitude. La vertu est le résultat de la force de l'âme et d'une constante habitude, autant que de la délicatesse de nos sentiments; et, malheureusement, ces deux premières qualités manquent quelquefois, tandis la dernière existe complétement. Cependant, quoique cette dé que licatesse puisse être accompagnée de quelques imperfections, elle est incompatible avec tout ce qui est grossièrement criminel, et elle est la meilleure base sur laquelle on puisse élever l'édifice d'une vertu parfaite. Il y a beaucoup de gens qui, avec une volonté droite et l'intention sincère de remplir leurs devoirs, déplaisent cependant par le peu de délicatesse de leurs. sentiments moraux.

On peut dire, ce me semble, que quoique le principe de l'approbation ne soit pas dans une faculté de percevoir analogue, à quelques égards, à nos sens extérieurs, il peut se trouver dans un sentiment particulier, destiné à cette fin, et pas à aucune autre. On peut soutenir que l'approbation et la désapprobation, sont certaines émotions ou certains sentiments qui naissent, dans notre âme, à la vue de différents caractères et de différentes actions; que, comme le ressentiment peut être appelé le sentiment des injures; et la reconnaissance le sentiment des bienfaits, l'approbation et la désapprobation peuvent recevoir le nom de sentiment du bien et du mal, ou de sens moral. Quoique, d'après ce que nous venons de dire, il n'y ait pas autant d'objections à opposer à ce système qu'au précédent, on peut en présenter d'autres, dont il est également difficile de donner la solution.

Premièrement, quelques variations qu'un sentiment particulier puisse éprouver, il conserve toujours les caractères généraux qui le distinguent d'une autre émotion d'un genre donné; et ces caractères généraux sont toujours plus frappants et plus remarquables qu'aucune des variations qui sont le résultat de circonstances particulières. La colère, par exemple, est un sentiment d'un genre particulier, et ses traits généraux sont toujours plus faciles à distinguer que les modifications qu'il peut recevoir dans tel ou tel cas particulier. La colère qu'on a contre un homme est très-différente de celle qu'on a contre une femme; et celle qu'on a contre une femme, de celle qu'on a contre un enfant. Dans chacun de ces trois cas, la passion de la colère est modifiée diversement par le caractère particulier des objets qui l'excitent, et ces modifications peuvent être saisies par des regards attentifs: mais elles sont do minées par les traits généraux de la passion. Les traits géné raux de la passion frappent sans qu'on les observe, tandis qu'un tact délicat est nécessaire pour en découvrir les variations: ceux-là sont remarqués de tout le monde; celles-ci ne sont observées que de peu de personnes. Si l'approbation et la désapprobation étaient, comme la reconnaissance et le ressentiment, des sentiments d'un genre particulier et distinct de tout autre, nous aurions lieu d'attendre que, dans toutes leurs variations, elles conserveraient des traits généraux qui les distingueraient, avec évidence et d'une manière sûre, des émotions d'une autre nature: mais il en est tout autrement. Si nous examinons bien ce qui se passe en nous, quand nous approuvons ou quand nous désapprouvons, nous reconnaîtrons que le sentiment d'approbation que nous avons dans une circonstance donnée, est totalement différent de celui que nous avons dans une autre; et qu'aucun trait général et commun ne montre l'identité de ces sentiments. L'approbation que nous donnons, par exemple, à un sentiment tendre, humain, délicat, ne ressemble en rien à celle que nous donnons à un sentiment élevé, courageux et héroïque. L'une et l'autre peuvent être complètes mais l'une nous attendrit, et l'autre nous élève; et il n'y a point de ressemblance entre les émotions qu'elles excitent en nous. Rien n'est plus naturel selon le système que j'ai tâché d'établir; car comme les émotions de deux personnes que nous approuvons, sont, dans l'exemple que je viens de citer, opposées l'une à l'autre, et que notre approbation est le résultat de la sympathie que ces émotions contraires nous inspirent, notre approbation pour l'une doit être trèsdifférente de notre approbation pour l'autre. C'est ce qui ne pourrait pas être, si l'approbation consistait dans une émotion particulière qui n'eût rien de commun avec les sentiments qu'on éprouve, mais qui eût lieu à la vue de ces sentiments, comme toute autre passion à la vue des objets qui lui sont propres. La même chose est vraie à l'égard de la désapprobation l'horreur que nous avons pour la cruauté, ne ressemble aucunement au mépris que la lâcheté nous inspire; l'espèce d'éloignement que ces deux vices nous font éprouver pour ceux: qui les ont, n'est pas le même pour l'un que pour l'autre. Secondement, j'ai déjà observé que, non-seulement les différentes passions ou affections du cœur humain que nous approuvons ou désapprouvons, paraissent moralement bonnes ou mauvaises, mais aussi que notre approbation ou notre désapprobation nous paraît elle-même bonne ou mauvaise, selon qu'elle est fondée ou non. Je demande donc comment, suivant le système d'Hutcheson, nous pouvons approuver ou désapprouver avec justice ou avec injustice? On ne peut faire qu'une réponse raisonnable à cette question: on peut dire que, quand notre approbation coïncide avec l'approbation d'un autre, nous approuvons celle-ci, et nous la considérons comme moralement bonne; et qu'au contraire, nous la trouvons moralement mauvaise, quand elle est opposée à la nôtre. Il faut donc convenir qu'au moins, dans ce cas, la coïncidence ou l'opposition de nos sentiments avec ceux de l'observateur et de la personne observée, constituent l'approbation et la désapprobation morale. Mais s'il en est ainsi dans ce cas, pourquoi n'en serait-il pas de même dans tous les autres, et pourquoi imaginer une nouvelle faculté de perception pour expliquer ces sentiments?

On peut objecter aux différents systèmes qui font dépendre le principe de l'approbation d'un sentiment particulier et distinct de tout autre, qu'il est étrange qu'un pareil sentiment, évidemment destiné par la Providence à être le principe régulateur de l'homme, ait été jusqu'à présent si peu connu, qu'il n'a encore reçu de nom dans aucune langue. La dénomination de sens moral est très-nouvelle, et n'est pas encore reçue dans la langue anglaise; le mot même d'approbation n'y est employé que depuis peu d'années, pour exprimer un sentiment de ce genre. Pour parler exactement, nous approuvons ou nous désapprouvons tout ce qui nous plaît ou déplaît, la forme d'un bâtiment, la construction d'une machine, le goût d'un mets. Le mot de conscience n'indique, immédiatement, aucune faculté morale, par laquelle nous approuvions ou nous désapprouvions. La conscience suppose, il est vrai, l'existence d'une telle faculté, et le mot de conscience exprime proprement le sentiment intérieur d'avoir agi d'une manière conforme ou opposée aux règles que cette faculté nous a fait connaître. Tandis que l'amour, la haine, la joie, le plaisir, la reconnaissance, le ressentiment, et toutes les autres passions qu'on suppose être subordonnées à ce principe, ont paru assez remarquables pour mériter chacune un nom particulier; pourquoi personne jusqu'ici (excepté un très-petit nombre de philosophes) n'at-il trouvé ce principe même digne d'en recevoir un?

Lorsque nous approuvons le caractère d'un homme ou d'une action, les sentiments que nous éprouvons naissent, suivant le système d'Hutcheson, de quatre causes qui diffèrent, à quelques égards, les unes des autres. 1. Nous sympathisons avec les motifs de la personne qui agit; 2. nous partageons la reconnaissance de celle qui retire quelque avantage de son action; 3. nous observons que cette action a été conforme aux règles générales, d'après lesquelles ces deux sortes de sympathie agissent généralement; 4. enfin, quand nous considérons ces actions comme faisant partie d'un système de conduite qui tend à procurer le bonheur de la société ou d'un individu, elles nous paraissent tirer leur beauté de l'utilité, semblables à une machine que nous trouvons d'autant plus ingénieusement construite qu'elle remplit mieux son but. Après avoir rapporté l'une des quatre causes, dont je viens de parler, à chaque cas particulier, je demanderai s'il en reste quelqu'un qui ne leur soit pas analogue; et je permettrai de l'attribuer au sens moral ou à toute autre faculté particulière, pourvu qu'on m'explique nettement cette circonstance qui leur serait inapplicable. S'il existait quelque principe particulier, tel que l'on suppose être le sens moral, on pourrait croire que, dans une circonstance quelconque, nous discernons en nous-mêmes son existence, et que nous le sentons distinct de tout autre, comme nous sentons l'impression de la joie, du chagrin, de l'espérance, de la crainte, séparée et détachée de toute autre émotion. C'est cependant ce qu'on n'a jamais avancé. Je n'ai jamais entendu alléguer aucune circonstance dans laquelle on ait prétendu que le sens moral ait agi seul, et sans être mêlé avec la sympathie ou l'antipathie, avec la reconnaissance ou le ressentiment, ou bien avec la perception, soit de la conformité, soit de l'opposition d'une action aux règles établies; ou enfin avec ce goût général de la beauté et de l'ordre, sentiment qui nous est également inspiré par la considération des objets inanimés, et par celle des objets animés.

Il y a un autre système qui explique l'origine de nos sentiments moraux de sympathie, d'une manière différente de celle que j'ai suivie jusqu'ici: ce système est celui qui place la vertu dans l'utilité, et qui attribue le plaisir que l'utilité d'une qualité fait éprouver au spectateur, à sa sympathie pour le bonheur de ceux dont cette qualité fait l'avantage. Unc telle sympathie est différente de la sympathie qui nous fait entrer dans les motifs d'une personne qui agit, et de celle par laquelle nous partageons la reconnaissance de la personne à qui son action est utile. J'ai déjà rendu compte, dans la quatrième partie de cet ouvrage, de la sympathie déterminée par l'utilité elle a le même principe que celle qui nous fait approuver une machine ingénieusement faite. Mais aucune machine ne peut être l'objet des deux dernières espèces de sympathie dont je viens de parler.


 
Section IV. De la manière dont les différents auteurs ont traité des règles-pratiques de la morale
J'ai déjà observé, dans la troisième partie de cet ouvrage, que les règles de la justice sont les seules règles de la morale qui sont précises et rigoureuses; que celles de toutes les autres vertus sont vagues et indéterminées; que les règles de la justice peuvent être comparées aux règles de la grammaire, et les règles des autres vertus à celles que les critiques établissent pour atteindre à l'élégance et à la perfection de la composition, et qui nous donnent plutôt une idée générale de cette perfection à laquelle on doit tendre, qu'elles ne nous fournissent les moyens d'y arriver.

Comme les différents principes de morale sont susceptibles de plus ou de moins de rigueur, les auteurs qui les ont recueillis et qui ont tâché de les réduire en système, ont pris deux manières différentes: les uns ont suivi une méthode vague et incertaine, à laquelle l'examen de chaque espèce de vertu particulière devait les conduire; les autres ont porté, dans leur philosophie, cette exacte sévérité de raisonnement, dont elle seule était susceptible. Les premiers ont écrit comme des critiques, les seconds comme des grammairiens.

1o Les premiers, aux rangs desquels on peut compter les anciens moralistes, se sont contentés de décrire, d'une manière générale, les différents vices et les différentes vertus; de montrer la difformité et le malheur attachés au vice, la convenance et le bonheur attachés à la vertu: mais ils n'ont donné aucune règle précise qui convienne, sans exception, à tous les cas possibles; ils ont seulement tâché de définir, autant que leur langue le permettait, premièrement, le sentiment sur lequel chaque vertu est fondée, l'espèce d'émotion qui constitue l'amitié, l'humanité, la générosité, l'équité, la magnanimité et les vices opposés à ces vertus; secondement, ils se sont efforcés de déterminer quelle est la manière générale d'agir que les hommes doivent suivre, la conduite à laquelle chacun de leurs sentiments les porte, et quelle est celle que l'amitié, la justice, la générosité, le courage, l'humanité, doivent leur faire choisir préférablement à toute autre, dans les occasions ordinaires. Quoiqu'il faille beaucoup de justesse et de délicatesse pour distinguer sur quel sentiment particulier du cœur humain chaque vertu est fondée, on peut cependant le reconnaître avec assez d'exactitude. Il est impossible, à la vérité, d'exprimer toutes les variations dont chaque sentiment est susceptible, suivant les diverses circonstances: ces variations sont innombrables, et il n'est point de langue qui fournisse assez de noms pour les distinguer. L'amitié que nous sentons pour un vieillard, est très-différente de, celle que nous sentons pour un jeune homme; celles que nous avons pour un homme d'un caractère sévère, ne ressemble pas à celle que nous inspire un homme d'un caractère doux et aimable, ou un homme plein de feu et de gaieté. L'amitié que nous avons pour un homme, est très-différente de celle que nous avons pour une femme, même lorsqu'il ne s'y mêle aucun sentiment d'amour. Qui pourrait compter, ou seulement discerner les nuances innombrables dont ce sentiment est susceptible? Cependant on peut fixer assez exactement le degré d'attachement et d'amitié dont tous les hommes sont capables. La peinture qui a été faite de ces deux sentiments est assez frappante pour nous en faire distinguer la réalité lorsque nous la rencontrons, et pour nous empêcher de les confondre avec ceux qui leur ressemblent, tels que la bienveillance, le respect, l'estime, l'admiration.

Il est toujours très-facile de décrire, d'une manière générale, à quelle suite d'actions chaque vertu nous porte; mais il est peut-être impossible de définir le sentiment intérieur sur lequel chaque vertu est fondée, sans retomber dans des peintures très-générales. Le langage ne saurait exprimer les traits invisibles des modifications que les passions subissent dans le secret des cœurs on ne peut les marquer et les distinguer les unes des autres, qu'en décrivant leurs effets extérieurs, les altérations qu'elles amènent dans la physionomie, dans les manières, les résolutions qu'elles inspirent, les actions qu'elles font exécuter. C'est ainsi que Cicéron, dans le premier livre de ses Offices, cherche à nous porter à la pratique des quatre vertus cardinales; et qu'Aristote, dans les parties pratiques de ses livres moraux, nous indique les différentes habitudes par lesquelles il veut que nous réglions notre conduite, telles que l'habitude de la générosité, de la bienfaisance, du courage et même de la gaieté et de l'enjouement, qualités que cet indulgent philosophe a crues dignes d'être placées au rang des vertus, quoiqu'elles obtiennent un trop faible degré d'approbation pour avoir droit à ce nom respectable.

Ces ouvrages de philosophie nous offrent des tableaux de mœurs très-agréables et très-animés: la vivacité qu'ils renferment, enflamment l'amour naturel que nous avons pour la vertu, et augmente notre horreur pour le vice, la justesse et la finesse des observations qui s'y trouvent, corrigent souvent, fixent nos jugements sur la convenance de notre conduite; elles nous portent à réfléchir d'une manière plus délicate et plus pure, et nous agissons alors avec plus de rectitude que nous ne l'eussions fait sans le secours d'une telle instruction. C'est à traiter, sous ce point de vue, les règles générales de notre conduite, que consiste la science que l'on nomme morale; science qui, quoiqu'elle n'admette pas une plus grande précision que la science de la critique, n'en est cependant, ni moins intéressante, ni moins utile. La morale est même plus susceptible qu'aucune autre science, d'être embellie par les charmes de l'éloquence, qui, s'il était possible, donnerait une nouvelle importance aux moindres règles de nos devoirs. L'éloquence rend du moins les préceptes de la morale plus capables de faire une impression profonde sur la flexible jeunesse, de seconder l'instinct courageux de cet âge, de le porter aux résolutions généreuses, et d'établir et de fortifier ainsi les habitudes les plus nobles et les plus utiles dont le cœur humain soit susceptible. Tout ce que les préceptes et les conseils peuvent faire pour nous porter à la vertu, est l'ouvrage de la morale unie à l'éloquence.

2o Les moralistes de la seconde classe (et on peut compter parmi eux tous les casuistes du moyen âge et des derniers siècles de l'Église romaine, et les auteurs qui, dans ces derniers temps, ont écrit sur la jurisprudence naturelle) ne se sont pas bornés à fixer le genre de conduite qu'ils veulent nous inspirer; ils ont encore cherché à déterminer les règles exactes et précises d'après lesquelles nous devons agir dans tous les cas particuliers. Comme la justice est la scule vertu sur laquelle on puisse donner de pareilles règles, c'est aussi la seule que ces deux sortes d'écrivains ont approfondie. Ils l'ont traitée d'une manière très-différente.

Ceux qui ont écrit sur la jurisprudence, considèrent seulement ce qu'une personne à laquelle on doit quelque chose, est en droit d'exiger par la force, ce que tout spectateur impartial approuvérait qu'elle exigeât, ou ce que tout juge ou tout arbiter qui se serait engagé à lui rendre justice, obligerait son adversaire à lui donner. Les casuistes, au contraire, examinent moins ce qu'on peut exiger par la force, que ce que la personne dont on a droit d'exiger quelque chose, est obligée de faire pour se conformer aux règles générales de la justice, et par la crainte délicate de se manquer à elle-même ou de nuire à autrui. L'objet de la jurisprudence est de fixer les règles d'après lesquelles les juges et les arbitres doivent prononcer, et celui des casuistes est de déterminer les règles de la conduite d'un homme de bien. En observant toutes celles de la jurisprudence (et en supposant qu'elles sont parfaites), nous ne pouvons espérer que d'être à couvert de toute espèce de châtiment: si nous observons celles des casuistes, et qu'elles soient ce qu'elles doivent être, la rectitude et la délicatesse de notre conduite nous donnent droit à une récompense.

Il peut arriver qu'un homme délicat se croie obligé, par respect pour les règles générales de la justice, à faire une chose qu'il serait injuste d'exiger de lui, et à laquelle aucun juge aucun arbitre n'aurait droit de le condamner; tel est le cas d'un voyageur qui par la crainte de la mort s'est engagé à payer à un voleur une certaine somme d'argent: on a souvent débattu la question de savoir si une telle promesse, arrachée par une injuste violence, pouvait être regardée comme obligatoire.

Si l'on considère cette question comme un point de jurisprudence, elle ne peut être l'objet d'un doute. Il serait absurde de supposer qu'un voleur de grands chemins ait le droit de contraindre un voyageur à tenir une promesse qu'il en aurait extorquée par la violence. Cette violence est un crime digne du châtiment le plus sévère; et obliger à exécuter la promesse qui s'en est suivie, serait un crime plus grand encore. Un homme ne peut légitimement se plaindre d'être trompé par la personne qui était en droit de le tuer impunément; et rien ne serait plus absurde et plus ridicule que de prétendre qu'un juge doit consacrer une promesse arrachée par la force, et qu'il peut permettre à un voleur d'en demander l'exécution pardevant les tribunaux. Une pareille proposition, en inatière de jurisprudence, ne peut donc pas même être l'objet d'une décision.

Elle n'est pas aussi facile à résoudre, si on l'envisage comme un cas de conscience. Il est possible qu'un homme trèsscrupuleux sur les règles les plus sacrées de la justice et de la véracité qui commandent l'exécution de toute promesse sincère, puisse se croire lié, même par une promesse de ce genre; mais il n'est pas douteux qu'il ne doit rien au scélérat qui l'a extorquée, qu'il ne lui fait aucun tort en ne la tenant pas, et que par conséquent on ne peut pas le contraindre à la tenir. Mais on peut raisonnablement demander, si, même alors, il ne doit rien à sa propre loyauté, à cette partie inviolable de son caractère qui lui fait porter un respect absolu à la vérité, et détester tout ce qui peut avoir l'apparence de la fourberie et du mensonge. Telle est la question sur laquelle les casuistes ont peine à s'accorder. Les uns, au nombre desquels on compte Cicéron parmi les Anciens, et parmi les modernes, Puffendorff, Barbeyrac son commentateur, et Hutcheson, qui, sur aucun point, n'a été un moraliste relâché, décident sans balancer qu'on ne doit jamais tenir une telle promesse, et qu'il n'y a que de la faiblesse et de la superstition à penser autrement. D'autres, parmi lesquels se trouvent quelques anciens Pères de l'Église et quelques fameux casuistes modernes [71], ont été d'une opinion contraire, et ont cru que ces sortes de promesses étaient obligatoires."

Si nous les envisageons selon l'opinion ordinaire des hommes, nous trouverons qu'ordinairement on y attache une certaine valeur; mais qu'il est impossible d'en déterminer le degré par aucune règle générale dont l'application ne puisse souffrir quelque exception. Nous ne choisirons pas pour notre ami, et pour celui avec lequel nous devons vivre, l'homme qui aurait manqué, sans le moindre scrupule et sans la moindre formalité, à une promesse de ce genre. Celui qui promettrait cinq schellings à un voleur, et qui ne les lui donnerait pas, encourrait quelque blâme; et cependant, si la somme promise était très-forte, il serait douteux qu'il dût la donner. Dans le cas où le paiement de cette somme pourrait ruiner sa famille, où elle serait assez considérable pour le mettre à même de faire quelque entreprise importante, il serait criminel, ou au moins inconvenable, de la faire passer, en cédant à un scrupule exagéré, entre des mains indignes et méprisables. Un homme qui s'appauvrirait pour payer à un voleur ce qu'il lui aurait promis, ou qui lui donnerait cent mille livres sans déranger, pour cela, sa fortune, paraîtrait également absurde et extravagant; une telle profusion semblerait incompatible avec ce qu'il doit à lui-même, avec ce qu'il doit aux autres, et ne paraîtrait point autorisée par les égards dus à une promesse même extorquée. Il est donc impossible de déterminer si l'on doit être fidèle à une telle promesse, et jusqu'à quel degré on doit l'être; l'obligation, à cet égard, dépend du caractère des personnes, de leur situation, de la solennité de la promesse, de la nature des circonstances dans lesquelles elle a été faite. Si, par exemple, celui qui y a été contraint, a été traité avec plus de ménagements qu'on n'en attend ordinairement de la part d'un scélérat de profession, la promesse semble plus obligatoire qu'elle ne l'aurait été sans cela: on peut dire, en général, qu'une convenance sévère en demande l'accomplissement, pourvu qu'il ne soit pas incompatible avec des devoirs plus sacrés, tels que l'intérêt public, la bienfaisance, la reconnaissance, nos affections naturelles et même ce que nous devons à notre propre bien-être. Mais, comme je l'ai déjà dit, il n'existe point de règles précises qui déterminent ce que l'on doit à de telles promesses, ni, par conséquent, dans quelles circonstances elles peuvent s'accorder avec nos différents devoirs.

On peut cependant observer que, quelques puissants motifs qu'on ait de les violer, il s'ensuit toujours quelque déshonneur: on peut, après les avoir faites, être convaincu de l'inconvenance de les tenir; mais on a toujours eu tort de s'y engager, parce qu'on s'est mis dans le cas de manquer aux lois de l'honneur et de la véracité. Un homme courageux doit mourir, plutôt que de faire une promesse qu'il ne peut tenir sans folie, ou violer sans honte. Car il y a toujours quelque ignominie à manquer à une parole, même extorquée. La perfidie et le mensonge sont des vices si dangereux et si redoutables, et il est souvent si facile et si commode de s'y laisser aller, qu'ils inspirent plus d'horreur que tout autre. C'est ce qui fait que notre imagination attache une idée d'infamie à tout ce qui tient à la mauvaise foi, quelles que soient les circonstances et les personnes. Il en est du manque de parole comme de la violation de la chasteté, vertu qui inspire tant de jalousie, et sur laquelle nos sentiments sont si délicats et si scrupuleux. La moindre atteinte portée à la chasteté, déshonore irréparablement; elle ne peut être excusée ni par les circonstances, ni par la violence, ni par les regrets. Nous jugeons, à cet égard, d'une manière si délicate, que le rapt même déshonore, et que la pureté de l'âme n'efface point, à nos yeux la souillure du corps. Il en est ainsi de la violation d'une promesse solennelle, lors même qu'elle est faite au plus coupable des hommes. La bonne foi est une vertu si nécessaire, que nous croyons même qu'elle est due à ceux à qui on ne doit rien, à ceux que le glaive de la loi pourrait justement frapper. L'homme qui manque à sa parole, prétend en vain qu'il n'est pas coupable en cela, qu'il ne l'a donnée que pour sauver sa vie, et qu'il ne pouvait la tenir sans manquer à des devoirs plus importants. Ces circonstances peuvent l'excuser, mais elles ne l'excusent pas complétement; il paraît toujours avoir fait une action à laquelle l'opinion des hommes attache constamment quelque degré de honte; il a manqué à une chose qu'il avait positivement promise, et si sa réputation n'en est pas absolument souillée, il y reste toujours une tache ineffaçable, et jamais il ne sera tenté de publier un pareil fait. Cet exemple suffit pour montrer la différence qu'il y a entre les casuistes et les jurisconsultes, même lorsque les uns et les autres. considèrent les obligations qu'imposent les règles générales de la justice.

Quoique cette différence soit très-réelle et très-importante, quoique la morale et la jurisprudence soient deux sciences distinctes, et dont le but est différent, cependant la grande ressemblance des sujets qu'elles traitent, a établi entre elles une sorte de liaison, et la plupart des auteurs qui ont voulu écrire sur la jurisprudence, ont décidé les questions qu'ils examinaient, tantôt suivant les principes de la jurisprudence même, tantôt suivant les principes de morale des casuistes; et peutêtre, sans bien s'apercevoir eux-mêmes, s'ils se servaient des uns, ou s'ils se servaient des autres.

La doctrine des casuistes, cependant, n'est pas bornée à examiner ce qu'une attention scrupuleuse aux règles de la justice peut demander de nous; elle embrasse aussi plusieurs autres devoirs moraux et chrétiens. Ce qui a converti les recherches des casuistes en une espèce de science, c'est l'usage de la confession auriculaire, introduit par la superstition de l'église catholique, dans les siècles ignorants et barbares. Par cette institution les plus secrètes pensées et les actions les plus cachées des personnes qu'on soupçonne de s'écarter, en quelque chose, des règles du christianisme, doivent être révélées à un confesseur. Celui-ci apprend à son pénitent quand et sous quels rapports il a violé ses devoirs, et par quelles épreuves il doit passer avant de pouvoir être absous au nom de la Divinité offensée.

Ce bizarre usage a son origine dans une inclination naturelle et générale. Le sentiment intérieur, et même le soupçon d'avoir mal fait, est une espèce de fardeau pour l'âme, et il est accompagné d'inquiétude et de crainte dans les hommes qui ne sont pas endurcis par la longue habitude du crime. Dans cette occasion, comme dans presque toutes les autres, ils sont pressés de se soulager de l'amertume de leurs propres pensées en les confiant à quelqu'un sur la discrétion duquel ils puissent compter. La honte pénible d'un aveu est pleinement compensée par cet adoucissement à leurs maux, qui est l'effet de la sympathie qu'ils obtiennent de celui à qui ils se sont confiés; ils sont soulagés, en reconnaissant qu'ils ne sont pas tout à fait indignes d'intérêt, et que, quoique leur conduite passée puisse être blâmée, ils méritent quelque approbation par leurs dispositions présentes; dispositions qui compensent peutêtre leurs fautes, ou qui du moins leur assurent l'estime de leur confident. Un grand nombre de prêtres artificieux, dans les temps de superstition, se sont insinués dans la confiance intime des familles. Ils possédaient toutes les connaissances que pouvaient offrir ces siècles d'ignorance, et leurs mœurs, à la fois âpres et déréglées, étaient cependant polies et régulières en comparaison de celles de tous les autres hommes; ils étaient non-seulement regardés comme de grands directeurs en religion, mais comme les premiers juges des devoirs moraux; leur amitié donnait une sorte de réputation à ceux qui avaient le bonheur de la posséder, et leur désapprobation couvrait d'une profonde ignominie tout ce qui avait le malheur de l'encourir; étant regardés comme les véritables juges du bien et du mal, on les consultait sur tous les scrupules qu'on pouvait avoir, et on devenait recommandable, dès qu'on était connu pour avoir une confiance particulière en eux, et pour ne rien faire d'important et de délicat sans leurs conseils et sans leur approbation. Il n'était pas difficile aux prêtres d'établir, comme une règle générale, que la confiance qu'il était devenu à la mode d'avoir en eux, et toute celle qui n'était pas encore d'usage, était un devoir. Les qualités nécessaires pour le confessionnal devinrent indispensables à tous les ecclésiastiques, et ils recueillirent bientôt tout ce qu'on pouvait appeler cas de conscience, et toutes les situations délicates dans lesquelles il était difficile de décider ce que prescrivait le devoir. On pensa que de pareils recueils pouvaient être également utiles, et à ceux qui dirigeaient les consciences, et à ceux qui se laissaient diriger; et telle est l'origine des ouvrages des casuistes.

Les devoirs moraux qu'on soumit particulièrement au jugement des casuistes, sont ceux qui se trouvent essentiellement compris dans les règles générales, et dont la violation est toujours suivie de quelque degré de remords, et de la crainte du châtiment. Le but de la confession était d'apaiser les terreurs de la conscience qui accompagnent l'infraction de ces sortes de devoirs; mais il en est d'autres auxquels on peut manquer sans éprouver un repentir aussi profond, et personne ne demande l'absolution à son confesseur pour n'avoir pas fait tous les actes de générosité, d'amitié, de courage qui étaient en son pouvoir. Dans les fautes ce genre, la règle à laquelle on manque n'est pas toujours déterminée, et elle est ordinairement telle que, quoique son observation soit suivie de l'estime et de la considération, on peut cependant la violer, sans s'exposer à un blâme positif et à une punition; les casuistes paraissent avoir regardé le soin de s'y conformer comme une attention, en quelque sorte, surérogatoire, et qui, ne pouvant être exigée, ne méritait pas d'être l'objet de leur examen.

La transgression des devoirs moraux qui sont portés au tribunal de la confession, et qui, par cette raison, sont de la compétence des casuistes, se divisent en trois classes differ rentes.

La première et la principale est celle qui comprend les règles de la justice. Toutes ces règles sont expresses et positives, et leur violation est ordinairement accompagnée de la conscience de mal faire et de la crainte d'être puni, soit par les hommes, soit par Dieu même.

La seconde classe renferme les atteintes portées à la chasteté. Lorsque ces atteintes sont importantes, elles sont une véritable violation des lois de la justice, et il est impossible d'en être coupable, sans l'être d'une injure impardonnable envers autrui; lorsqu'elles sont légères, et qu'elles ne consistent que dans l'oubli des règles exactes de la décence entre les personnes d'un sexe différent, elles ne peuvent pas être considérées comme des violations des règles de la justice. Cependant, même alors, elles sont au moins de la part des femmes, la violation d'une convenance évidente; elles attirent ordinairement quelque mépris sur celles qui s'en rendent coupables; et, pour peu qu'on ait quelque sentiment de délicatesse, elles sont toujours suivies d'un sentiment de honte et de regret.

3o La troisième classe renferme les infractions au devoir de la véracité. La violation de ce devoir n'est pas toujours une violation des règles de la justice, et conséquemment n'expose pas toujours à des châtiments extérieurs. Le mensonge, quoiqu'il soit un des vices les plus bas, peut souvent ne faire de mal à personne; et alors il ne doit s'ensuivre ni vengeance ni satisfaction envers celui qu'on a trompé, ou envers les autres.

Mais, quoiqu'on puisse manquer aux devoirs de la vérité, sans manquer à ceux de la justice, le mensonge est toujours la violation d'une règle claire et incontestable, et il tend toujours à couvrir d'ignominie celui qui en est coupable.

L'enfance paraît avoir une disposition naturelle et d'instinct à croire tout ce qu'on lui dit. La nature semble avoir jugé nécessaire à notre conservation d'imprimer en nous, au moins pendant quelque temps, une confiance aveugle pour ceux qui prennent soin de nos premières années et de la partie la plus importante de notre éducation. Aussi la crédulité des enfants est-elle extrême, et il faut une longue expérience de la mauvaise foi des hommes pour la ramener à une méfiance raisonnable. En avançant dans la vie, notre crédulité première se modifie plus ou moins, et il nous en reste d'autant moins, que nous avons acquis plus d'expérience et de sagesse. Mais il n'y a point d'homme qui ne soit plus crédule qu'il ne doit être et qui n'ajoute souvent foi à des choses complétement fausses, et qu'il aurait reconnues ne pouvoir pas être vraies, pour peu qu'il eût voulu examiner et réfléchir. Notre disposition naturelle est toujours de croire. La sagesse et l'expérience seules nous apprennent l'incrédulité, et ne nous l'apprennent presque jamais assez; car les plus sages et les moins crédules croient souvent, pendant quelque temps, ce qu'ils sont ensuite honteux et surpris d'avoir cru.

L'homme que nous croyons est nécessairement notre guide et notre directeur relativement aux choses sur lesquelles nous le croyons, et nous avons toujours pour lui un certain degré d'estime et de respect. Mais, comme en admirant les autres, nous concevons le désir d'être admirés, de même, en étant conduits et dirigés par eux, nous éprouvons bientôt le désir เ de les conduire et de les diriger: et ne pouvant être satisfaits de l'admiration, à moins que nous ne puissions en même temps nous persuader que nous la méritons à quelque degré, nous ne sommes pas non plus contents d'être crus, si nous n'avons la conscience d'être réellement dignes de foi. Le désir de la louange et celui de la louange méritée, quoique, pour ainsi dire, liés l'un à l'autre, sont cependant distincts et sé parés; il en est de même du désir d'être cru et de celui d'être digne de foi, qui, quoique très-analogues, sont aussi deux sentiments très-différents.

Le désir d'être cru, celui de persuader, de conduire et de diriger les autres, paraît être une de nos plus fortes passions naturelles. Tel est, peut-être, l'instinct sur lequel est fondée la faculté de la parole, faculté caractéristique de la nature de l'homme. Aucun autre animal ne possède cette faculté et n'a le désir de conduire et de diriger les jugements et la conduite de ses pareils. L'ambition, le désir d'une supériorité réelle, celui de diriger les autres, paraît absolument particulier à l'homme, et la parole est le grand instrument de l'ambition, d'une supériorité réelle, le véritable moyen d'influer sur la conduite et sur les jugements des hommes.

Il est toujours humiliant de ne pas être cru, et il l'est d'autant plus, que nous soupçonnons qu'on ne nous croit pas, parce qu'on ne nous trouve pas dignes de foi, et parce qu'on nous croit capables d'une véritable fausseté. Le plus mortel affront que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne dit pas la vérité. Mais celui qui trompe sérieusement et volontairement, sent nécessairement qu'il mérite cet affront; qu'il n'est pas digne d'être cru, et qu'il a perdu cette considération qui seule pouvait lui permettre de vivre avec sécurité, avec confiance et avec plaisir dans la société de ses semblables.

L'homme qui serait assez malheureux pour imaginer que personne ne croit une seule des paroles qu'il prononce, se sentirait, par cela même, rejeté de la société, frémirait à la seule pensée d'y rentrer, de s'y montrer, et pourrait, ce me semble, mourir de désespoir. Il est probable qu'aucun homme n'a jamais eu un véritable motif de concevoir cette humiliante opinion de lui-même. Les plus effrontés menteurs disent, je crois, la vérité beaucoup plus souvent qu'ils ne mentent délibérément; et comme, dans les hommes même les plus méfiants, le besoin de croire l'emporte sur celui de douter et de soupçonner, de même, chez les hommes qui manquent le plus souvent à la vérité, la disposition naturelle à la dire prévaut presque toujours sur l'envie de tromper ou de déguiser.

Nous sommes fâchés de tromper, lors même que cela ne nous arrive que parce que nous avons été trompés. Alors, quoique l'erreur dans laquelle nous avons induit les autres, ne soit pas la preuve d'un manque de véracité, ni d'amour pour la vérité, elle est ordinairement la marque d'un certain défaut de jugement ou de mémoire, ou d'une grande crédulité et d'une précipitation imprudente; elle diminue toujours les moyens que nous avons de persuader les autres et de les conduire. Il y a cependant une différence évidente entre celui qui trompe volontairement et celui qui trompe sans le vouloir: on ne doit presque jamais croire l'un, et on peut en toute sûreté croire souvent l'autre.

La franchise inspire la confiance: nous sommes portés à nous confier à l'homme qui s'ouvre facilement à nous; nous voyons clairement la route par laquelle il veut nous conduire, et nous nous laissons guider par lui avec plaisir. La retenue et la réserve nous inspirent au contraire quelque défiance: nous craignons d'être influencés par celui qui ne nous montre pas où il veut nous mener. Le charme que l'on trouve dans la société naît aussi d'une certaine correspondance de sentiments et d'opinions, d'une certaine harmonie entre les cœurs qui s'accordent en quelque sorte entre eux comme des instruments de musique; mais cette heureuse harmonie ne peut s'établir sans une libre communication de pensées et de sentiments. C'est ce qui fait que nous aimons à savoir de quelle manière les autres sentent, à pénétrer dans leur cœur, et à observer les affections qui y règnent. L'homme qui répond à cette passion naturelle, qui nous laisse, pour ainsi dire, entrer dans son âme, qui nous l'ouvre lui-même, paraît exercer une sorte d'hospitalité plus aimable que toute autre. Un homme, même d'un mérite ordinaire, ne peut manquer de plaire, s'il est assez franc pour dire toujours ce qu'il pense, et pour découvrir toujours les motifs de ses pensées. C'est cette sincérité saus bornes qui rend le commerce des enfants si aimable. Quelles que soient les imperfections et les faiblesses qu'un homme nous laisse en trevoir en nous ouvrant son cœur, nous prenons plaisir à Ꭹ entrer, à nous rapprocher de sa manière de juger et de sentir, et à envisager les choses comme il paraît les avoir envisagées lui-même. Ce besoin de découvrir les sentiments des autres est naturellement si fort, qu'il dégénère souvent en une curiosité sans mesure de savoir les secrets qu'il est le plus raisonnable de tenir cachés; et il y a beaucoup d'occasions où la plus grande modération et le sentiment le plus éclairé de ce qui est convenable, ne sont pas moins nécessaires pour gouverner ce penchant que pour gouverner toutes les autres passions humaines, et pour les ramener à ce degré où elles ne peuvent déplaire à un spectateur impartial. Cependant il n'est pas moins désagréable, peut-être, de tromper cette curiosité dans les autres, lorsqu'elle n'a rien d'exagéré, et qu'elle porte sur des choses qu'il n'est pas raisonnable de cacher. Un homme qui élude les questions les plus naturelles, qui ne satisfait pas à celles qui sont sans inconvénient, et qui s'enveloppe dans une obscurité impénétrable, paraît environner son âme d'un mur inaccessible; tandis qu'une avide curiosité nous entraîne et nous porte à la pénétrer, nous nous sentons repoussés d'une manière dure et offensante.

Quoiqu'un homme d'une extrême réserve de caractère soit rarement aimable, il ne s'attire ordinairement, ni mépris, ni manque d'égards; comme il paraît froid pour les autres, il est peu loué et peu aimé, mais aussi il est peu haï et peu blamé: il est rare cependant qu'il ait lieu de se repentir de sa réserve, et ordinairement il est porté à s'en estimer lui-même davantage. Quoique sa conduite puisse être quelquefois coupable, et même nuisible, il est rarement disposé à la soumettre au jugement des casuistes, et à imaginer qu'il a besoin d'être absous ou approuvé par eux.

Il n'en est pas toujours de même de celui qui, par erreur, par inadvertance, par précipitation, par imprudence, a trompé les autres sans le vouloir: il en est ordinairement honteux, même lorsque le sujet est peu important, et il ne manque jamais l'occasion de l'avouer franchement. Si l'erreur dans laquelle il a induit les autres est très-légère, il en a un vif regret; et si elle a eu des effets funestes, il a peine à se la pardonner lui-même: quoiqu'il ne soit pas véritablement coupable, il se sent, selon l'expression des Anciens, sujet à expiation, et il court, autant qu'il est en lui, au-devant de toute espèce de réparation. Un homme dans cette situation est ordinairement disposé à soumettre sa faute au jugement des casuistes, qui ordinairement la voient avec indulgence, qui en condamnent l'imprudence, mais qui s'accordent toujours à absoudre celui qui l'a commise de l'ignominie attachée au mensonge.

Mais l'homme qui a le plus souvent occasion de consulter les casuistes, est celui qui par des restrictions, et, pour ainsi, par des équivoques mentales, veut tout à la fois tromper les autres, et pouvoir se flatter, dans un certain sens, d'avoir dit la vérité. Les casuistes ont beaucoup varié dans leurs décisions sur de pareils cas quand ils ont approuvé les motifs du mensonge, ils ont quelquefois absous du mensonge même, quoiqu'en général ils l'aient condamné.

Les principaux sujets des ouvrages des casuistes sont donc les égards scrupuleux qui sont dus aux règles de la justice, le degré de respect qu'il faut avoir pour la vie et pour la prospérité d'autrui; les lois de la restitution, de la véracité, de la fidélité au serment, aux contrats de toute espèce; enfin celles de la chasteté et de la modestie, dans la violation desquelles consistent, suivant leur langage, les péchés de concupiscence.

On peut dire, en général, de tous les ouvrages des casuistes, qu'ils cherchent en vain à y déterminer d'une manière précise ce qui ne peut l'être que par le sentiment. Comment est-il possible, en effet, de trouver des règles invariables qui fixent le point exact auquel, dans chaque cas particulier, le sentiment délicat de la justice n'est plus qu'un scrupule frivole ou vain; qui montrent l'instant précis où la réserve et la discrétion dégénèrent en dissimulation; qui apprennent jusqu'où l'on peut porter la raillerie, sans devenir coupable d'une méchanceté haïssable, et quel est le plus haut degré de franchise et de liberté auquel on puisse se livrer sans manquer aux convenances, et sans pouvoir être accusé d'une insouciance licencieuse? Pour toutes ces questions, ce qui est bien dans un cas ne l'est pas exactement dans un autre; et ce qui constitue l'heureuse convenance de la conduite, varie selon la variété même des circonstances de chaque situation. Les ouvrages des casuistes sont donc, en général, aussi inutiles qu'ennuyeux. Ils sont trèspeu utiles à ceux qui les consultent, même lorsque leurs décisions sont justes, parce que, malgré la multitude des exemples qui y sont réunis, c'est un hasard s'il s'en trouve un qui soit absolument conforme au cas particulier qu'on veut décider. L'homme véritablement jaloux de remplir ses devoirs est bien faible s'il croit pouvoir s'éclairer dans les ouvrages des casuistes; et l'homme qui néglige ses devoirs, ne sera pas ranimé et éclairé en lisant de pareils ouvrages. Aucun de ces ouvrages n'élève l'homme et ne le porte à ce qui est grand et noble; aucun d'eux n'imprime profondément dans les âmes la bienfaisance et l'humanité; la plupart, au contraire, nous apprennent à chicaner avec notre conscience: et les vaines subtilités qu'il renferme, autorisent une foule de subterfuges pour omettre ce qu'il y a de plus important dans nos devoirs. Cette exactitude frivole que les casuistes cherchent à introduire sur des objets qui n'en sont pas susceptibles, les jette nécessairement dans des erreurs dangereuses, rend leurs ouvrages secs et désagréables, et les remplit de distinctions abstraites et méta ́physiques qui ne peuvent exciter dans nos cœurs aucune de ces émotions que les ouvrages de morale cherchent à y faire naître.

Les deux parties les plus utiles de la philosophie morale sont donc la morale proprement dite, et la jurisprudence. Les ouvrages des casuistes doivent être rejetés entièrement; et les anciens moralistes ont eu des idées bien plus justes, lorsqu'en traitant les mêmes sujets, ils n'ont pas prétendu à une exactitude aussi rigoureuse, mais qu'ils se sont contentés de décrire, d'une manière générale, les sentiments sur lesquels la justice, la modestie, la véracité sont fondées, et à quelle conduite ces vertus nous portent ordinairement.

Plusieurs philosophes, cependant, paraissent s'être rapprochés de la doctrine des casuistes. Cicéron, dans le troisième livre de ses Offices, cherche comme eux à trouver des règles de conduite applicables à ces situations très-délicates pour lesquelles il est difficile de déterminer ce qui est précisément convenable. Il paraît aussi, par quelques passages du même livre, que plusieurs autres philosophes avaient tenté la même chose avant lui; cependant, ni lui, ni eux, n'ont cherché à donner un système complet sur cette matière: ils ont seulement voulu montrer dans combien de situations on pouvait douter s'il convenait de suivre les règles ordinaires du devoir, ou de s'en éloigner.

On peut regarder chaque système de loi positive comme un essai plus ou moins imparfait d'un système de jurisprudence naturelle, ou comme une collection des règles particulières de la justice. Les hommes ne se soumettant jamais, les uns à l'égard des autres, aux violations de la justice, le magistrat public est forcé d'employer le pouvoir que la république lui a confié, pour maintenir la pratique de cette vertu. Sans cela, la société ne serait qu'une scène de meurtres et de désordres, où chacun se vengerait des injures qu'il croirait avoir reçues. Pour prévenir la confusion qui résulterait de la justice que chaque homme se ferait à lui-même, les magistrats, dans tous les gouvernements qui ont acquis quelque force, cherchent à rendre la justice à tous, à écouter et à juger les plaintes de toutes les offenses. Dans tous les États bien policés, non-seulement il y a des magistrats chargés de prononcer sur toutes les querelles entre les particuliers, mais il y a aussi des règles établies pour diriger leurs jugements; et elles s'accordent assez généralement avec celles de la justice naturelle. Il est cependant des circonstances où cet accord n'existe pas: tantôt ce qu'on appelle la constitution d'un Etat (c'est-à-dire l'intérêt de son gouvernement), tantôt l'intérêt des ordres privilégiés qui tyrannisent le gouvernement lui-même, empêchent les lois positives d'un pays d'être conformes à ce que la justice naturelle exigerait. Dans quelques pays, l'ignorance et la barbarie des hommes ne permettent pas aux sentiments naturels de la justice d'atteindre à la pureté et à la rectitude qu'ils acquièrent facilement chez les nations plus civilisées. Les lois de ces pays sont grossières, comme les mœurs de ceux qui les habitent. Chez d'autres peuples, la mauvaise constitution des cours de judicature ne leur permet d'admettre aucun système complet de jurisprudence, quoique les mœurs parussent favoriser l'établissement de celui qui serait le plus parfait. Il n'existe point de pays où les décisions des lois positives coïncident dans tous les cas avec les règles que le sentiment naturel de la justice dicterait. Quoique les systèmes de ces lois méritent d'être respectés, comme étant les véritables monuments des opinions des hommes dans les différents âges et chez les différentes nations, il est cependant impossible de les regarder comme des systèmes exacts des règles de la justice naturelle.

On aurait pu croire que les raisonnements des légistes, les vices et sur le perfectionnement des lois des différents pays, les auraient conduits à rechercher quelles sont les règles naturelles de la justice, indépendamment de toute institution positive; on pouvait espérer que leurs raisonnements les conduiraient à former un système de jurisprudence naturelle, ou une théorie des principes généraux qui doivent servir de base aux lois de toutes les nations: mais, quoique les méditations des légistes aient produit quelque chose d'assez semblable à cette théorie, et quoique, parmi les auteurs qui ont écrit systématiquement sur les lois de chaque pays, il n'en est point dont les ouvrages ne fournissent quelques observations qui ́y soient relatives, c'est seulement dans ces derniers siècles qu'on a formé une théorie aussi générale, et qu'on s'est occupé de la philosophie des lois en elles-mêmes, sans faire attention aux institutions particulières des différentes nations. Aucun des moralistes anciens n'a cherché à faire une réunion particulière de toutes les règles de la justice. Cicéron, dans ses Offices, et Aristote dans ses OEuvres de Morale, ne parlent pas de la justice d'une manière plus précise et plus complète qu'ils ne parlent de toutes les autres vertus. Dans les lois de Cicéron et de Platon, où l'on devait s'attendre à trouver une énumération des règles de l'équité naturelle dont l'obligation doit être fortifiée par les lois positives de chaque pays, il n'en est nullement question. Leurs lois sont des lois de police et non de justice. Grotius paraît être le premier qui ait essayé de former une espèce de système des principes qui doivent se trouver dans les lois de toutes les nations, et leur servir de fondement. Son Traité du Droit de la paix et de la guerre, malgré toutes les imperfections qu'il renferme, est, jusqu'à ce jour, ce qu'il y a de plus complet sur cette matière. Je me propose d'établir, dans un autre ouvrage, les principes généraux des lois et du gouvernement, et des différentes révolutions qu'ils ont essuyées dans les différents âges de la société, soit relativement à la justice, soit à l'égard des finances, de la police, des armées, de tout ce qui peut être l'objet des lois [72]. Je n'entrerai donc ici dans aucun autre détail concernant l'histoire de la jurisprudence.


 

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1. Cette distinction et l'analyse à laquelle elle donne lieu sont très-fines et très-délicates. On voit tout de suite quel rôle prépondérant joue dans les préoccupations philosophiques et dans l'âme d'abord de Smith la bienveillance, cette passion et cette vertu du dix-huitième siècle.
2. Cette remarque, fort judicieuse, s'appliquerait aussi en partie à ce que nous ressentons pour les animaux dont nous sommes enclins à nous exagérer les souffrances, en leur attribuant, soit un degré de sensibilité physique qu'ils n'ont pas, soit des sentiments et des prévoyances qu'ils ne sauraient avoir. C'est cette sympathie par laquelle nous nous transportons pour ainsi dire nous-mêmes dans les autres êtres avec nos idées et nos passions, qui a créé toute cette partie de la mythologie qui animait à notre image les forces de la nature!
3. Ce sont des pages comme celles-ci, empreintes d'un doux éclat, qui, plus peut-être que son système, feront vivre Smith moraliste comme un peintre de nos sentiments dont la touche est aussi sûre qu'exquise.
4. Il est inutile d'insister sur ce qu'il y a d'ingénieux et de neuf dans ces observations. Rarement, peut-être jamais, une observation à ce point ténue et fine, un procédé de description aussi détaillée et aussi exacte n'avait été appliqué aux sentiments humains, malgré les beaux travaux d'Aristote et de Théophraste sur l'âme humaine. A défaut d'une certaine profondeur métaphysique qui manque à Smith, quelle vive pénétration morale!
5. Ici se manifeste l'erreur systématique de Smith, qui ramène tout à la sympathic. Bien loin que ce soit la sympathie qui fasse naitre le jugement, c'est le jugement, plus ou moins réfléchi d'ailleurs, qui amène à sa suite la sympathie. Ignoti nulla cupido. De même on n'éprouve pas de sympathie ou d'antipathie pour ce qu'on n'a pas, au moins confusément, jugé bon ou mauvais, beau ou laid. Nos jugements asservis à nos sympathies sout condamnés à être entièrement relatifs et personnels, en dépit des efforts que Smith fera plus tard pour leur donner un autre caractère.
6. Smith se sépare ici, et se séparerá plus profondément encore dans ce qui suit, de ces philosophes qui font de l'utilité la seule règle de nos jugements. Son système est une réaction aussi noble que fondée contre les théories égoïstes si fort à la mode de son temps et du nôtre.
7. Smith a déjà insisté sur cette puissance qu'a la modération d'aviver nos sympathies. Peut-être pourrait-on objecter que la remarque qu'il fait ici ne s'applique bien qu'aux âmes très-délicates. Le commun des hommes justifie beaucoup mieux le vers: Si vis me flere, dolendum est Primum ipsi tibi...
8. Voilà de la véritable observation sur l'homme et sur la société, observation qui n'est ni optimiste ni satirique, sévère parce qu'elle est pénétrante, et non pas chagrine et dure.
9. On m'a objecté que, puisque je fonde sur la sympathie le sentiment de l'approbation, qui est toujours un sentiment agréable, il est contradictoire à mon système d'admettre aucune sympathie désagréable. Je réponds à cela que, dans le sentiment de l'approbation, il faut remarquer deux choses: d'abord le sentiment sympathique du spectateur, et ensuite l'impression qui se forme dans son âme, en observant la parfaite coïncidence qui existe entre l'affection sympathique qu'il éprouve, et l'affection originelle de la personne intéressée. Cette impression, dans laquelle consiste proprement le sentiment de l'approbation, est toujours agréable; elle a même quelque chose de délicieux. Quant au sentiment sympathique, il peut être agréable ou désagréable, suivant la nature de l'affection originelle qui l'a fait naître, et dont il doit toujours, à quelques égards, conserver le caractère.
10. Ces observations, dans leur justesse, seraient ici bien près d'être amères avec une âme moins douce et moins bienveillante.
11. Il est inutile de faire remarquer combien il y a, dans toutes ces observations, d'originalité ingénieuse.
12. Ces remarques, si sensées, si pénétrantes, comme toutes celles qui précèdent, au surplus, ne s'appliquent pas avec moins d'exactitude à notre révolution française et à l'espèce d'attendrissement avec lequel les Bourbons furent accueillis en 1814. Pour combien n'y entrait pas la mort du malheureux Louis XVI!
13. Exemple curieux de la manière dont un même sentiment peut être à la fois la cause du plus grand bien et du plus grand mal.
14. Ici se manifeste plus clairement encore que dans ce qui précède le cercle vicieux reproché à Adam Smith, qui consiste à placer le sentiment avant le jugement, tandis que, en réalité, c'est un jugement plus ou moins confus qui précéde et détermine le sentiment. Souvent, il est vrai, le jugement est rapide comme l'éclair et passe presque inaperçu, tandis que le sentiment est très-profond ou très-violent. Il est naturel qu'on en soit frappé, à l'exclusion de tout le reste, et c'est ce qui explique l'erreur d'Adam Smith. )
15. Cette explication du principe de mérite et de démérite est fort insuffisante. Il n'entre pas, grâce au ciel, tant de personnalité dans nos jugements moraux, et nous nous désintéressons, plus que ne le suppose notre auteur, de nos sentiments de gratitude et de ressentiment dans les jugements que nous portons sur le bien et le mal. Smith était de son temps, en faisant de la morale une chose relative. Il approchait certainement plus de la vérité que le grossier système de la sensation alors en vigueur, et contre lequel il protestait. Il se trompait plus noblement qu'Helvétius, mais nous croyons qu'il se trompait.
16. C'est vrai; mais l'erreur du point de vue général donne à toute cette exposition un caractère de subtilité peu attrayante, et Smith laisse percer la contradiction. Du moment qu'il parle plus haut du spectateur impartial, du moment qu'ici exige que la conduite soit fondée en raison pour exciter en nous le sentiment de la sympathie, c'est cette raison, seul spectateur impartial ou qui puisse l'être, qu'il fallait invoquer comme juge suprême, et nou le sentiment.
17. Cette explication de la formation de nos idées morales me paraît s'éloigner ici même de la vraisemblance.
18. Beaucoup de gens trouveront peut-être qu'en attribuant le sentiment que nous avons du mérite de nos actions, à notre sympathie pour le ressentiment de la personne qui en souffre, nous dégradons ce sentiment.
19. Cette distinction des vertus qui doivent rester parfaitement libres, et de celles qu'on peut être tenu d'observer par la force, mise au service de la loi, est très-féconde et très-importante en matière de droit comme de politique et d'économie politique. C'est pour l'avoir méconnue que la plupart des écoles socialistes aboutissent à des systèmes de compression au nom de la charité. Smith maintient cette distinction avec la plus grande énergie dans son ouvrage d'économie politique. Selon lui, l'État ne doit aux citoyens que la justice. La charité est une œuvre spontanée et individuelle. L'auteur de la Richesse des nations fait cependant exception à l'inflexibilité de sa règle en faveur de l'instruction primaire, et impose à la communauté le devoir de l'éducation du peuple.
20. C'est sur ce principe que repose l'économie politique qui voit dans l'intérêt personnel la moins faillible de toutes les lumières et le plus sûr stimulant du progrès. Cette importance accordée à l'intérêt individuel n'a rien, d'ailleurs, qui exclue la justice et la charité.
21. Cette vue était en partie nouvelle, et Smith en a tiré le plus grand parti comme économiste. Les moralistes avaient souvent montré que l'intérêt sépare les hommes et les met aux prises on avait rarement dit, et surtout on n'avait pas démontré, ainsi que l'a fait A. Smith et que continue à le faire l'économienelles; ils ont tant de moyens et d'occasions de se faire souffrir les uns les autres, que si le principe de la justice ne veillait à leur conservation, et ne les frappait de respect par sa pureté et par son importance, ils seraient à tout moment prêts à l'oublier, comme les bêtes féroces, et un homme craindrait d'approcher des hommes rassemblés, comme il craint d'entrer dans une caverne de lions.
22. On voit, par cette discussion, dans quelle mesure Smith approuve, ét dans quelle mesure il rejette la doctrine de l'utilité générale comme servant de fondement à la peine.
23. La finesse et la nouveauté des aperçus forment le caractère de ces trois chapitres, qui rendent un compte si judicieux de tant d'inconséquences dont nous nous apercevons si peu en nous.
24. Il y a bien de l'arbitraire dans cette manière uniforme dont Smith nous fait aller ainsi des autres à nous dans les jugements que nous portons sur nos propres actions; mais cet arbitraire est la conséquence même du système de la sympathie, qui a son objet en dehors de nous.
25. L'idée de ce spectateur supposé, de ce témoin étranger qui nous regarderait, n'est qu'une invention destinée à pallier l'insuffisance du système de la sympathie. Par le fait, le témoin et l'acteur, le juge et le justiciable, ne se séparent point, même par l'imagination. Le spectateur impartial, le juge intègre est en nous-mêmes; c'est la raison dont les jugements déterminent notre sensibilité à éprouver des affections agréables ou sensibles en rapport avec l'estime ou le mépris que nous faisons de nous-mêmes.
26. Ce serait faire dépendre de l'opinion le jugement du bien et du mal. Assurément, le pouvoir de l'opinion est fort; mais il n'a pas cette portée, et il n'a d'autorité qu'autant que notre conscience le sanctionne.
27. Smith proteste ici noblement contre le pouvoir excessif attribué à l'opinion par son système; mais la logique proteste contre Smith lui-même. La sympathie est impuissante à expliquer ce désir de louange méritée, et cette fierté de l'homme de bien méconnu. La joie de faire ce qui est bien reste distincte de la joie de faire ce qui est approuvé; autrement, une parfaite hypocrisie suffirait pour procurer toutes les joies de la bonne conscience.
28. Cette description est-elle bien exacte, et est-ce bien là l'état moral du criminel qui se livre à la justice? Veut-il se réconcilier avec ses semblables? Est-il vraisemblable de supposer qu'il veuille se sentir pardonner, mème en imagination, alors que personne ne l'accuse et qu'il peut cacher son crime? L'idée pure de la nécessité de l'expiation, idée religieuse et morale naturelle à l'homme, ne donne-t-elle pas seule le secret de ces holocaustes volontaires de criminels courant d'eux-mêmes au supplice?
29. Il n'est que trop vrai que rien n'est plus variable que le degré de peine et de honte qui accompagne, pour différents individus, les mêmes fautes; et c'est un des motifs qui montrent l'insuffisance de toute morale appuyée exclusivement sur le sentiment.
30. C'est là même ce qui rend inutile le spectateur impartial.
31. Ces pages, de la plus noble éloquence, sont une énergique protestation contre le matérialisme du dix-huitième siècle.
32. Si Adam Smith s'en était tenu à cette idée que c'est la raison, espèce de divinité que nous portons en nous, comme il dit, qui est le siége suprême de nos actions, et non une impression formée par la sympathie, il se serait épargné bien des explications systématiques.
33. C'est ce qui condamne la morale fondée exclusivement sur l'utile.
34. Voyez Robertson, Histoire de Charles V, vol. II, p. 14 et 15 de la Are édition.
35. Voici la notion du bien et du mal fondée sur l'approbation et la désapprobation générale, qui, au contraire, la supposent. C'est toujours le même cercle vicieux.
36. Cette réflexion est vraie; mais, alors, pourquoi faire naitre des senti ments d'autrui nos propres sentiments, ce qui est le plus singulier des cercles vicieux, car les autres ne sont pas d'une autre nature que nous. C'est par sympathie pour le bien et non par sympathie pour autrui que nous approuvous une bonne action.
37. C'est pour cela même que la justice, envisagée comme principe rationnel, offre à la morale une base plus' utile et des règles plus précises que la sympathie.
38. Il est curieux d'entendre Smith fonder sur une illusion ce qui fait le but de l'industrie et la matière de l'économie politique.
39. Excellent morceau de morale économique, qui ne serait pas déplacé dans le traité de Smith sur la Richesse des nations.
40. C'est une vérité que Malthus devait mettre en lumière dans son grand ouvrage sur le Principe de population, et dont les publicistes contemporains de Smith, toujours prompts à accuser les défauts des gouvernements et à leur imputer les vices des hommes, auraient dû plus souvent se souvenir.
41. A. Smith montre à la fois dans ce chapitre comment certaines sciences et certaines vertus, tout en étant utiles, parfois, d'une manière assez éloignée, tirent néanmoins leur valeur d'un principe autre que l'utilité. Ici encore il paraît placé dans la grande voie du spiritualisme, et en opposition avec l'école purement utilitaire de Bentham, et de ceux qui ont précédé ou suivi en si grand nombre le célèbre publiciste dans la doctrine de l'utilité.
42. Sans nier la puissance qu'ont fréquemment les mobiles allégués par Smith, on peut expliquer, dans un assez grand nombre de cas, le dévouement de l'inférieur au supérieur, par un sentiment du devoir plus pur ou par une sympathie plus complétement désintéressée et moins dépendante de l'opinion.
43. Cette partie n'a qu'une section.
44. Ceci n'est pas aussi vrai de nos jours.
45. Smith n'exagère-t-il pas ici'l'empire de la mode? Il y a tel rhythme naturellement incompatible avec la gravité et la grandeur des inspirations et des images.
46. Ce passage rappelle tout à fait ce que Voltaire dit du Beau dans son Dictionnaire philosophique. (H.B.)
47. Toutes ces réflexions forment un excellent préambule moral à l'économie politique d'Adam Smith.
48. Cette science avait donné lieu, de la part de Smith, à un grand ouvrage malheureusement perdu.
49. La plus sage ne serait-elle pas celle qui les combine l'une et l'autre? IBLIO THE DE LA VILLE DE LYON
50. Combien ces remarques ne sont-elles pas plus fondées encore aujourd'hui、 et combien n'ont-elles pas toujours besoin d'être rappelées aux préjugés de deux nations!
51. Tout l'esprit politique de la Grande-Bretagne est contenu dans ces lignes de Smith les réformes concédées pour éviter, les révolutions, et, de la part de ceux qui demandent les réformes, un grand respect de la légalité.
52. On dirait qu'ici Smith peint l'esprit français au dix-huitième siècle comme il vient de peindre l'esprit anglais.
53. C'est encore un assez bon tableau de l'histoire de France. Nous comprenons mieux depuis un certain nombre d'années quelle en est la justesse.
54. Tout ce morceau, ainsi que le suivant, respire et exprime avec une éloquence simple et douce l'idée et l'amour du bien moral.
55. Toute cette partie du livre de Smith atteste la connaissance étendue et précise que notre philosophe avait de la philosophie morale chez les anciens et chez les modernes. Cette connaissance de l'antiquité, même à ne parler que des écrivains moralistes qu'elle a produits, et en passant sous silence ses grands métaphysiciens alors entièrement négligés, était assez rare au dix-huitième siècle.
56. La justice distributive d'Aristote diffère en quelque chose de celle-ci: elle consiste dans la juste distribution des récompenses prises sur les fonds d'une communauté. (Arist., Nic., liv. V, ch. 11.)
57. Cette opinion de Platon, partagée par plusieurs autres philosophes, et qui met uniquement le mal dans l'erreur, est combattue par le vers célèbre: Video meliora proboque Deteriora sequor.
58. Arrian., lib. II, c. v.
59. Voyez Cicéron. De finibus, lib. III, cap. xIII, édition d'Olivet.
60. Voyez Cicéron, De finibus, lib. I. Diogène-Laërce, liv. X.
61. Voyez les Considérations sur la vertu, d'Hutcheson, sect. I et II.
62. Nulle part mieux que dans ce chapitre on n'appréciera l'opportunité en même temps que la noblesse de la protestation morale d'A. Smith contre les systèmes sophistiques qui occupaient le devant de la scène philosophique, et tendaient partout à mettre dans les esprits et dans les âmes, à la place de la sévère morale du christianisme, le culte du plaisir.
63. Convoitise et luxure.
64. La fable des Abeilles.
65. Puffendorff et Mandeville.
66. Immutable morality, liv. I.
67. Ces critiques d'A. Smith sont, selon nous, sans force, et nous ne connaissons point d'alternative entre le système qu'il combat ici et qui fonde les principes du bien et du mal sur la raison s'élevant, à la simple vue d'un petit nombre d'actions, à des vérités universelles, et ces systèmes qui, faisant naître la morale du sentiment ou de la sensation, aboutissent à une morale purement relative et arbitraire. Il faudrait, avant tout, définir ce qu'on entend par la raison. Pour les uns, pour ceux-là même que Smith combat ici, la raison est une faculté première atteignant les idées de justice et de beauté morale, comme celles d'une cause nécessaire, d'un être infìni, etc. C'est la raison au sens de Platon, de Fénelon, qui la décrit en termes magnifiques dans son Traité de l'existence de Dieu, de Descartes, de Leibnitz et de Kant, de tous les grands spiritualistes. Pour les autres, la raison est une faculté seconde, dérivée, rien de plus que l'induction et la généralisation travaillant sur les données de l'expérience et s'en dégageant. Ainsi l'entend Locke et toute son école, dont Smith ne se sépare pas sur ce point fondamental. La grande objection contre cette théorie, c'est qu'on ne fera jamais sortir d'un nombre même très-grand d'instants l'idée de l'éternité, d'un nombre même très-grand de lieux l'idée de l'infini, d'un nombre même très-grand de faits l'idée de cause absolument nécessaire, d'un nombre même très-grand d'ac- ́ tions l'idée absolue et obligatoire du devoir. Multipliez par lui-même le relatif autant de fois que vous voudrez, vous n'arriverez jamais qu'au relatif. Or, il s'agit d'expliquer ce qui le dépasse. Smith n'a pas pris la peine de discuter cette théorie métaphysique, sur laquelle s'appuie, en fin de compte, toute théorie morale.
68. Examen de l'origine de nos idées sur la vertu.
69. Traité des passions.
70. Éclaircissements sur le sens moral, sect. I, p. 237 et suivantes. Troisième édition.
71. Saint Augustin, Laplacette.
72. C'est cette promesse que A. Smith a tenue en écrivant ses Recherches sur la richesse des nations. Il explique comment il ne l'a pas tenue entièrement et n'a point donné au public sa Théorie de la jurisprudence. (Voir son Avertissement en tête de ce volume.)