Горе от ума (1822) | |||
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Горе от ума | Горе от ума | ||
ACTE PREMIER. | ACTE PREMIER. | ||
PERSONNAGES PAUL ATHANASIÉVITCHE FAMOUSOVE, fonctionnaire au service du trésor. SOPHIE PAVLOVNA, sa fille. LISE, servante. ALEXIS STÉPANOVITCHE MOLTCHALINE, secrétaire de Famousove et vivant dans sa maison. ALEXANDRE ANDRÉÉVITCHE TCHATZKII. LE COLONEL SKALOZOUBE, Serge Sergièvitche. NATALIE DMITRIEVNA GORITCHÉVA, jeune dame. PLATON MIKHAÏLOVITCHE GORITCHÈVE, son mari. LE PRINCE TOUGOOUKHOVSKII ET LA PRINCESSE, sa femme, avec leurs six filles. LA COMTESSE KHRIOUMINA, avec la comtesse sa petite-fille. ANTOINE ANTONOTITCHE ZAGORIETZKII. LA VIEILLE KHLESTOVA, belle-sœur de Famousove. MONSIEUR N. MONSIEUR D. RÉPÉTILOVE. Pierre et plusieurs autres domestiques. Quantité d’invités de toute espèce avec leurs laquais au moment du départ. Valets de chambre de Famousove. L’action se passe à Moscou, chez Famousove. Un salon avec une grande horloge. À droite une porte conduisant à la chambre de Sophie, où l’on entend un piano et une flûte, qui bientôt se taisent. Lise, au milieu de la chambre, dort, penchée hors d’un fauteuil. C’est le matin ; le jour ne fait que commencer à poindre. Scène I. LISE. (Elle se réveille en sursaut, se lève du fauteuil et regarde autour d’elle.) Il fait jour !... Ah ! comme la nuit a passé vite ! Hier j’ai demandé à aller dormir, — refus : « Nous attendons un ami ; il faudra avoir l’œil en éveil ! Ne t’endors pas, jusqu’à ce que tu glisses de ta chaise. » Et maintenant, à peine ai-je fait un petit somme, voilà qu’il est jour !... Il faut les avertir. (Elle frappe à la porte de Sophie.) Monsieur ! Mademoiselle ! Eh ! Sophie Pavlovna ! Gare à vous ! Votre entretien a duré plus que la nuit. Êtes-vous sourds ?... Alexis Stépanytche ! Maîtresse !... Il n’y a pas de peur pour eux ! (Elle s’éloigne de la porte.) Et monsieur qui peut arriver, comme un hôte qu’on n’a pas invité ! Servez donc, je vous le conseille, une demoiselle amoureuse ! (Retournant à la porte.) Allons ! séparez-vous ! Le matin est arrivé. — Eh bien ! qu’est-ce ? VOIX DE SOPHIE. Quelle heure est-il ? LISE. Tout le monde est levé dans la maison. SOPHIE (de sa chambre). Quelle heure est-il ? LISE. Sept heures, huit heures, neuf heures... SOPHIE (du même endroit). Ce n’est pas vrai. LISE (à distance de la porte). Ah ! maudit amour ! Ils entendent, et ne veulent pas comprendre. Ils n’auraient pourtant qu’à ouvrir les volets !... Ah ! je m’en vais avancer l’horloge. Tant pis, je sais bien qu’on me grondera, mais je vais la faire jouer[89]. (Elle grimpe sur une chaise et pousse l’aiguille. L’horloge sonne et se met à jouer.) Scène II. LISE, FAMOUSOVE. LISE. Ah ! Monsieur ! FAMOUSOVE. Oui-dà, monsieur ! (Il arrête la musique de l’horloge.) Voyez-moi cette coquine de fille ! Je ne pouvais pas m’imaginer quel malheur était arrivé. — Tantôt c’est une flûte qu’on entend, tantôt comme un piano. Pour Sophie, ç’aurait été trop tôt. LISE. Non, maître, je... C’est presque par hasard... FAMOUSOVE. Allons donc ! Par hasard ! Il faut avoir toujours l’œil sur vous. À coup sûr tu avais une intention. (Il s’approche tout près d’elle et se met à la lutiner.) Ah ! mauvaise herbe, polissonne ! LISE. C’est vous qui êtes un polisson ! Ces mines-là conviennent bien à la vôtre ! FAMOUSOVE. Tu fais la prude, mais tu n’as que des niches et des farces dans l’esprit. LISE. Laissez-moi... C’est vous-même qui êtes un farceur. Rappelez-vous que vous êtes vieux... FAMOUSOVE. Oh ! à peine. LISE. Voyons ! Si quelqu’un arrive, que deviendrons-nous tous deux ? FAMOUSOVE. Qui viendrait ici ? Pour sûr Sophie sommeille... LISE. Elle s’endort à l’instant. FAMOUSOVE. À l’instant ? Et la nuit ? LISE. Toute la nuit elle a lu. FAMOUSOVE. Voyez un peu quelles fantaisies lui prennent ! LISE. C’est toujours du français qu’elle lit, à haute voix, après s’être enfermée. FAMOUSOVE. Dis lui donc que ça ne sert à rien de s’abîmer les yeux et qu’à lire le profit n’est pas grand. Avec ses livres français, elle, elle perd le sommeil ; mais, moi, avec les russes, je dors profondément. LISE. Quand elle se lèvera, je ferai la commission. Allez-vous en maintenant, de grâce ; vous la réveillerez, j’en ai peur. FAMOUSOVE. Qui réveiller ? C’est toi-même qui fais marcher l’horloge, qui donnes un concert à tout le quartier. LISE (aussi haut que possible). Eh ! finissez, monsieur ! FAMOUSOVE (lui fermant la bouche). Mon Dieu ! comme tu cries ! Perds-tu l’esprit ? LISE. Je crains que de tout ceci il ne sorte... FAMOUSOVE. Quoi ? LISE. Il est temps, monsieur, que vous le sachiez... vous n’êtes plus un enfant. Chez les jeunes filles le sommeil du matin est si léger ! Il suffit qu’on fasse grincer une porte, qu’on chuchote, elles entendent tout... FAMOUSOVE. Tu ne fais que mentir ! VOIX DE SOPHIE. Eh ! Lise ! FAMOUSOVE. Tss ! (Il s’esquive hors de la chambre sur la pointe des pieds.) LISE (seule). Il est parti... Ah ! il faut se tenir à distance des maîtres. Auprès d’eux à chaque instant quelque malheur est prêt pour nous. Plus que toutes les afflictions, que la colère comme l’amour de ceux qui commandent nous soient épargnés ! Scène III. LISE, SOPHIE, avec une bougie, derrière elle MOLTCHALINE. SOPHIE. Que t’est-il donc arrivé, Lise ? Tu fais un bruit... LISE. Sans doute, il vous est dur de vous séparer ? On a beau s’enfermer jusqu’au jour, cela semble peu de chose. SOPHIE. Oui, en vérité, il fait jour ! (Elle souffle la bougie.) Le jour, c’est la peine... Comme les nuits passent rapidement ! LISE. Vous vous affligez toujours ; personne n’y peut rien. Votre père vient de venir ici. J’étais morte de peur. J’ai louvoyé devant lui ; je ne sais plus ce que j’ai conté ! Ah çà, pourquoi restez-vous plantés là ? Allons, monsieur, faites un profond salut et partez. Mon cœur défaille. Regardez à l’horloge, jetez un coup d’œil par la fenêtre : il y a longtemps que les gens se pressent dans la rue, et que dans la maison on fait du bruit, on va, on vient, on balaye, on range. SOPHIE. Les gens heureux ne regardent pas à l’horloge. LISE. N’y regardez pas, vous le pouvez ; mais le compte que vous aurez à régler, c’est moi, pour sûr, qui le paierai. SOPHIE (à Moltchaline). Partez ! Résignons-nous à nous ennuyer encore toute la journée. LISE. Dieu vous garde !... Retirez donc votre main ! (Elle les sépare. Moltchaline à la porte se heurte contre Famousove.) Scène IV. LES MÊMES, FAMOUSOVE. FAMOUSOVE. Que signifie ceci ? Moltchaline, toi, mon cher ? MOLTCHALINE. Moi-même, monsieur. FAMOUSOVE. Pourquoi es-tu ici ? Et à cette heure ? Et Sophie ? Bonjour, Sophie. Comment t’es-tu levée sitôt ? Hein ? Pour quel travail ? Et comment Dieu vous a-t-il réunis si mal à propos ? SOPHIE. Il ne fait qu’entrer. MOLTCHALINE. Je rentre à l’instant même de la promenade... FAMOUSOVE. Mon ami, tu peux bien aller chercher plus loin une petite rue pour te promener. Et toi, mademoiselle ! À peine as-tu sauté de ton lit... tu es avec un homme, et un jeune encore ! Belle occupation pour une jeune fille ! Durant la nuit entière tu lis des sornettes, et voilà le fruit de ces livres ! Tout cela, c’est la faute au pont des Maréchaux[90] et à ces sempiternels Français ! C’est de là que nous viennent les modes, les auteurs et les Muses, tout ce qui ruine nos bourses et nos cœurs. Quand le Créateur nous délivrera-t-il de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs épingles pour les cheveux, de leurs épingles pour les robes, de leurs boutiques de livres et de leurs boutiques de pâtisseries ! SOPHIE. Pardonnez-moi, mon père... La tête me tourne ! J’ai peine dans mon effroi à reprendre haleine. Il vous a plu d’entrer si brusquement ! Cela m’a fort troublée. FAMOUSOVE. Grand merci ! Je suis entré ici trop vite ! J’ai gêné, j’ai effrayé ! C’est moi-même, Sophie Pavlovna, qui suis dérangé ! Pendant la journée, pas de repos ; je me démène absolument comme un possédé ; toujours des soucis à propos de mon devoir, de mon service ; celui-ci m’obsède, puis un autre ; tous ont affaire à moi ! Mais pouvais-je m’attendre à de nouveaux tracas, à être trompé ? SOPHIE (toute en larmes). Par qui, mon cher papa ? FAMOUSOVE. Ah çà, vous verrez qu’ils me reprocheront de gronder sans motif ! Point de larmes : ce que je dis est sérieux. Est-ce que, depuis ton berceau, on n’a pas veillé sur ton éducation ? Ta mère mourut ; j’eus le bonheur de prendre à gages dans madame Rozier une seconde mère pour toi. C’était une vieille qui valait son pesant d’or ; je te confiai à sa surveillance. Elle était avisée, d’un caractère paisible, de principes rares... Une seule chose n’est pas à son avantage : pour cinq cents roubles de plus par an, elle s’est laissé embaucher par d’autres. Mais après tout il ne s’agit pas d’elle. Un second modèle n’est pas nécessaire, quand on a sous les yeux l’exemple de son père. Regarde-moi ; je ne fais pas parade de ma constitution, mais je suis vert et frais, quoique mes cheveux grisonnent, libre, veuf, maître de moi-même, connu pour ma conduite monastique... LISE. Je me permettrai, monsieur... FAMOUSOVE. Silence ! — Affreux siècle ! Tu ne sais qu’imaginer ! Tout le monde se croit une sagesse au-dessus de son âge, les filles surtout ! Ah ! fous que nous sommes ! En sommes-nous assommés de ces langues étrangères ! Nous prenons des vagabonds à domicile ou au cachet, afin de tout apprendre à nos filles, oui, tout, la danse, le chant, les tendresses, les soupirs, comme si nous les destinions à devenir des femmes de saltimbanques ! — Ah çà, toi, le visiteur ? Pourquoi te trouves-tu ici, mon beau monsieur ? Tu étais sans parents, et je t’ai réchauffé chez moi, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai donné le rang d’assesseur et je t’ai pris pour secrétaire ; c’est par mon entremise que tu as été transféré à Moscou. Sans moi, tu aurais moisi à Tvère. SOPHIE. Je ne m’explique pas du tout votre colère. Il demeure ici, dans la maison. Le grand malheur ! Il allait dans une chambre, il est tombé dans une autre ! FAMOUSOVE. Il est tombé ! Ou il a voulu tomber... Mais vous étiez ensemble ! Pourquoi ? Il n’est pas possible que ce soit par hasard. SOPHIE. Voici cependant à quoi se réduit toute l’histoire : lorsque, il y a un instant, vous étiez ici avec Lise, votre voix m’a effrayée d’une façon extraordinaire, et je suis accourue de toute la vitesse de mes pieds... FAMOUSOVE. Voyez un peu ! C’est sur moi qu’elle rejette tout ce vacarme. Ma voix leur a fait peur mal à propos. SOPHIE. Au milieu d’un rêve confus une bagatelle nous effraye. Voulez-vous que je vous le raconte, ce rêve ? Vous comprendrez alors... FAMOUSOVE. Qu’est-ce que cette histoire-là ? SOPHIE. Faut-il vous le raconter ? FAMOUSOVE. Eh bien ! soit. (Il s’assied.) SOPHIE. Permettez donc... Voyez-vous ?... Tout d’abord une prairie couverte de fleurs, et moi j’y cherchais une plante quelconque, je ne me souviens plus à présent, en plein jour. Tout à coup un aimable jeune homme, un de ceux qu’à première vue il semble qu’on connaisse depuis longtemps, apparut devant moi, séduisant et plein d’esprit, mais timide... Vous savez, quand on est pauvre de naissance... FAMOUSOVE. Ah ! ma chère, n’achève pas ! Quand on est pauvre, on ne fait pas la paire avec toi. SOPHIE. Ensuite tout s’abîme, la prairie et les cieux. Nous nous trouvâmes dans une chambre obscure... Pour compléter le prodige, le plancher s’entrouvrit, et vous en sortîtes, blanc comme la mort et les cheveux hérissés ! Alors les portes s’écartèrent avec le bruit du tonnerre, et je ne sais quels êtres, ni hommes ni bêtes, se jetèrent entre nous, et se mirent à tourmenter celui qui était assis avec moi..., qui m’aurait été plus cher que tous les trésors ! Je veux aller vers lui, vous m’entraînez avec vous ! Les gémissements, les hurlements, les ricanements, les sifflements des monstres nous accompagnent ! Il crie aussitôt. Je me réveille... Quelqu’un parle. C’était votre voix. — Pourquoi, me dis-je, de si bonne heure ? J’accours ici, et je vous trouve tous les deux. FAMOUSOVE. Oui, c’est un vilain rêve, quand j’y réfléchis. Il y a de tout là-dedans, si ce ne sont pas des mensonges : des diables, de l’amour, de l’effroi, des fleurs, Mais toi, mon beau monsieur ? MOLTCHALINE. J’ai entendu votre voix.... FAMOUSOVE. C’est plaisant ! Ils n’ont que ma voix dans la tête ! Comme c’est bien dans l’ordre que tout le monde l’entende et qu’elle fasse rassembler tout le monde avant l’aurore ! C’est au bruit de ma voix que tu t’es empressé de venir ! Pourquoi cela ? Parle. MOLTCHALINE. C’était avec ces papiers, monsieur... FAMOUSOVE. Ah ! il ne manquait plus que cela ! Comment, de grâce, ce beau zèle pour les écritures est-il survenu brusquement ? (Il se lève.) Pour toi, ma petite Sophie, je te donnerai du repos. Il y a des rêves étranges, mais, en plein jour, on voit des choses plus étranges encore. Tu cherchais une plante ; tu as mis moins de temps à rencontrer un ami. Chasse ces sornettes de ta tête ! Là où il y a miracle, il y a peu de place pour le bon sens. Va te remettre au lit, et dormir de nouveau. (À Moltchaline.) Allons examiner ces papiers. MOLTCHALINE. Je les ai apportés seulement pour en rendre compte, parce qu’on ne peut pas les laisser partir sans corrections ; il y en a qui contiennent des choses contradictoires, et beaucoup d’impraticables. FAMOUSOVE. La seule crainte mortelle que j’aie, c’est qu’il ne s’en entasse une multitude. Si on vous laissait faire à votre guise, tout resterait en plan. Pour moi, que le travail soit bien ou mal fait, voici mon principe : une fois signé, plus rien sur les épaules. (Il sort avec Moltchaline ; à la porte, il le fait passer devant.) Scène V. SOPHIE, LISE. LISE. Ah ! nous voici vraiment à la fête et voilà bien du plaisir pour vous ! Mais non, à présent il n’y a pas de quoi rire ! Tout est sombre pour les yeux et on a la mort dans l’âme. Péché n’est pas malheur, c’est ce qu’on en dit qui n’est pas bon. SOPHIE. Que m’importe à moi ce qu’on dit ? Que chacun juge comme il veut. Oui, mon père me donner à penser : il est grondeur, inquiet, brusque[1]. Il a toujours été ainsi, mais dorénavant... Tu peux juger. LISE. Ce n’est pas d’après ce qu’on raconte que je juge, mademoiselle. Il vous enfermera. Passe encore, si c’était avec moi ! Mais, Dieu me garde ! du même coup il nous mettra tous à la porte, Moltchaline et moi... SOPHIE. N’oublie pas comme le bonheur est capricieux ! Il arrive pis, et néanmoins les choses s’arrangent. Lorsqu’un rien venait affliger notre esprit, nous oubliions tout en faisant de la musique, et le temps s’écoulait si facilement ! Le destin semblait nous protéger. Pas d’inquiétude, pas de trouble... Mais le chagrin guette dans un coin ! LISE. Voilà ce que c’est, mademoiselle ! Vous ne daignez jamais faire cas de mon sot jugement ! Oui, voilà le malheur ! Pourquoi voulez-vous un meilleur prophète ? Je vous l’avais bien répété : de cet amour-là il ne sortira rien de bon pour vous, rien dans les siècles des siècles ! Votre père est comme tout le monde à Moscou. Il désirerait un gendre avec des étoiles sur la poitrine et de hautes dignités ; mais chez nous on peut avoir des étoiles sur la poitrine et n’avoir pas de fortune. Or, cela s’entend, il lui voudrait aussi de l’argent, afin de bien vivre, afin de pouvoir donner des bals. Tel est, par exemple, le colonel Skalozoube ; — un sac d’or, qui vise à devenir général. SOPHIE. Dieu ! qu’il est séduisant ! Et quel plaisir je goûte à l’entendre parler de ses manœuvres de front ou de file ! Il n’a pas dit un mot spirituel depuis sa naissance. Je ne saurais que choisir d’être à lui ou d’aller me jeter à l’eau ! LISE. Oui, on peut le dire, bien qu’il parle beaucoup, il n’est pas très malin. Mais, dans l’armée, ou dans l’administration, qui est aussi sensible, aussi gai, aussi piquant qu’Alexandre Andréitche Tchatzkii ? Ce n’est pas pour vous tourmenter... Il y a longtemps de cela, n’y revenons pas. Mais on peut se souvenir... SOPHIE. Se souvenir ? De quoi ? Il s’entend admirablement à se moquer de tout le monde, il bavarde, il plaisante, cela me distrait. Il est permis de partager l’hilarité générale. LISE. C’est là tout, croyez-vous ? Il versa des larmes, je me le rappelle, le malheureux, quand il se sépara de vous. « Quoi, vous pleurez, monsieur ? Vivez donc en riant. » Mais lui de répondre : « Ce n’est pas sans cause, Lise, que je pleure. Qui sait ce que je retrouverai quand je serai de retour et combien peut-être j’aurai perdu ? » L’infortuné ! C’est comme s’il avait su qu’en trois ans... SOPHIE. Ne prends pas, je te prie, trop de liberté. Il se peut que j’aie agi très légèrement, je le sais, je l’avoue ; mais en quoi ai-je trahi ? et qui ? de façon qu’on me reproche une infidélité. Oui, c’est vrai, Tchatzkii et moi nous avons été élevés, nous avons grandi côte à côte. L’habitude d’être chaque jour ensemble d’une manière continue nous lia d’une amitié enfantine ; mais ensuite il changea de demeure. Déjà il s’ennuyait chez nous et il fréquentait rarement notre maison. Puis il fit semblant d’être amoureux, devint exigeant, chagrin. Piquant, spirituel, beau parleur, particulièrement heureux en amis, il a pris une très haute idée de lui-même. L’envie de voyager l’a brusquement saisi... Ah ! quand on aime quelqu’un, pourquoi courir après l’esprit et s’en aller si loin ? LISE. Où erre-t-il ? Dans quelles contrées ? On dit qu’il est allé faire une cure aux eaux, pas pour une maladie, je gage ; par chagrin, plus sûrement. SOPHIE. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est heureux là où les gens sont le plus ridicules. Celui que j’aime, moi, n’est pas fait de la sorte. Moltchaline est prêt à s’oublier pour les autres. Ennemi de l’insolence, il agit toujours avec timidité, jamais en téméraire... Avec qui serait-il possible de passer ainsi une nuit tout entière ? Nous restons assis, et, dehors, depuis longtemps il fait déjà jour... Sais-tu de quoi nous nous occupons ? LISE. Dieu le sait, mademoiselle ! Est-ce que cela me regarde ? SOPHIE. Il me prend la main, la presse sur son cœur, soupire du plus profond de son âme ! Aucun mot trop libre ! Et la nuit tout entière passe ainsi, la main dans la main, sans qu’il détourne de moi ses yeux. (Lise rit.) Tu ris ? Se peut-il ? En quoi t’ai-je donné lieu d’éclater ainsi de rire ? LISE. À moi, mademoiselle ? Votre tante vient de me revenir à l’esprit, lorsque ce jeune Français s’est enfui de chez elle. La chère colombe ! Elle voulait enterrer son dépit, mais elle n’y parvint pas. Elle oublia de noircir ses cheveux, et en trois jours elle était devenue grise. (Elle continue à rire aux éclats.) SOPHIE (avec chagrin). Voilà comment plus tard on parlera de moi ! LISE. Pardonnez-moi ! Vrai comme Dieu est saint, je voulais seulement que ce fou-rire pût vous divertir un peu. Scène VI. SOPHIE, LISE, UN DOMESTIQUE. LE DOMESTIQUE. Alexandre Andréitche Tchatzkii vient vous voir. Scène VII. SOPHIE, LISE, TCHATZKII. TCHATZKII. Il fait à peine jour, je suis déjà sur mes pieds, — et aux vôtres ! (Il lui embrasse la main avec feu.) Eh bien ! Embrassez donc ! Vous ne m’attendiez pas ? Parlez. Ah çà ! Êtes-vous contente ? Non ? Regardez moi bien en face ? Vous êtes étonnée ? Rien de plus ? Voilà un accueil ! Comme s’il ne s’était pas écoulé une semaine, comme si hier nous nous étions ennuyés l’un l’autre à périr ! Pas un brin d’amour ! Que vous êtes bonne ! Et, pendant ce temps, oubliant tout, perdant haleine, en quarante-cinq heures, sans fermer l’œil un instant, j’ai franchi plus de sept cents verstes, malgré le vent, la tempête... Complètement perdu, je suis tombé plus d’une fois, et voilà la récompense de mes exploits ! SOPHIE. Oh ! Tchatzkii, je suis très contente de vous voir. TCHATZKII. Vous êtes contente ! À la bonne heure ! Seulement, franchement, qui montre ainsi sa joie ? Il me semble qu’au bout du compte en faisant geler gens et chevaux je n’ai fait plaisir qu’à moi-même. LISE. Eh bien ! monsieur, si vous aviez été derrière la porte, mon Dieu ! il n’y a pas cinq minutes, nous étions en train de parler de vous ! Mademoiselle, dites-le lui vous-même. SOPHIE. En tout temps, pas seulement à présent. Vous ne pouvez pas me faire de reproches. Dès que quelqu’un paraissait, ouvrait la porte, en passant, par hasard, venant de l’étranger, de loin, je lui demandais toujours, ne fût-ce qu’un marin, s’il ne vous avait pas rencontré quelque part en voiture de poste ? TCHATZKII. Admettons qu’il en soit ainsi ! Heureux qui a la foi ! Tout lui sourit dans le monde ! Ah ! mon Dieu, suis-je donc vraiment ici de nouveau ! À Moscou ! Chez vous ! Mais comment vous reconnaître ? Où est-il le vieux temps ? Où est-il, cet âge innocent, lorsque, pendant les longues soirées, tous les deux nous apparaissions, nous disparaissions ça et là, jouant bruyamment sur les chaises et sur les tables ? Alors votre père avec la gouvernante était à son piquet... Nous deux, dans un petit coin sombre..., il me semble que c’était dans celui-ci..., vous rappelez-vous ? Nous frissonnions, dès qu’une petite table, une porte faisait du bruit. SOPHIE. Enfantillage ! TCHATZKII. Oui, mais maintenant, à dix-sept ans, vous vous êtes épanouie d’une manière ravissante, incomparable, vous le savez, et, parce que vous êtes modeste, vous ne faites pas attention au monde. N’êtes-vous pas amoureuse de quelqu’un ? Je vous en prie, répondez-moi, sans réfléchir. C’est assez se troubler comme cela. SOPHIE. Eh ! n’importe qui serait troublé par des questions rapides et un regard curieux... TCHATZKII. Pardonnez ! Si on ne vous admire, qui admirera-t-on ? Qu’est-ce que Moscou va me montrer de nouveau ? Hier il y a eu un bal, et demain il y en aura deux. Un tel a fait une demande en mariage..., et a réussi ; mais celui-là a frappé à faux. Toujours les mêmes conversations et les mêmes vers dans les albums. SOPHIE. Des méchancetés sur Moscou ! Voilà ce que c’est que de voir le monde ! Où les choses sont-elles mieux ? TCHATZKII. Où nous ne sommes pas. Voyons, que devient votre père ? Est-il toujours ce vieux et fidèle membre du Club Anglais, fidèle jusqu’au tombeau ? Votre oncle a-t-il achevé sa carrière ? Et l’autre... Ah ! son nom ?... Est-il Turc, est-il Grec ? Le mauricaud, monté sur des jambes de grue... Je ne sais plus comment on l’appelle ? Partout où vous allez, il est toujours là, dans les salles à manger comme dans les salons ! Et ce trio qu’on rencontre sans cesse sur les boulevards, et qui se rajeunit depuis un demi-siècle ? Ils ont un million de parents, et avec le concours de leurs sœurs ils pourraient être apparentés avec l’Europe entière. Et notre cher petit soleil, notre trésor ? Il porte écrit sur son front : théâtre et bal masqué. Sa maison est peinte en vert, si bien qu’on dirait un petit bois. Lui-même, il est gros, mais ses artistes ne sont pas gras. À un bal, vous souvenez-vous ? à nous deux, nous découvrîmes, derrière des écrans, dans l’une des chambres les plus secrètes, quoi ! un homme caché qui imitait le rossignol, chantre de l’été pendant l’hiver. Et cet autre, le phthisique, votre cousin, l’ennemi des livres, qui s’est implanté dans le comité d’instruction, et a demandé à grands cris qu’on jurât que personne ne saurait ou n’apprendrait plus l’alphabet ?... Le destin me condamne à les revoir ! Vivre avec eux n’est pas gai, mais en qui ne trouve-t-on pas des taches ? Lorsqu’on a voyagé et qu’on rentre chez soi, la fumée même de la patrie nous est douce et agréable ! SOPHIE. Vraiment, il faudrait vous réunir avec ma tante, pour passer en revue toutes nos connaissances. TCHATZKII. Ah ! votre tante ! Est-elle toujours jeune fille, comme Minerve ? Toujours demoiselle d’honneur de Catherine Première ? Sa maison est-elle pleine de jeunes pupilles et de petits chiens ? Oui, passons à l’éducation. Est-ce qu’à présent on se donne autant de mal qu’autrefois pour recruter des régiments de précepteurs, d’autant plus nombreux qu’ils sont moins payés ? Ce n’est pas qu’ils soient bien avancés en fait de science : en Russie, sous des peines sévères, nous avons ordre de prendre le premier venu pour un historien ou pour un géographe ! Notre Mentor — vous souvenez-vous, comme son bonnet, sa robe de chambre, son index, tous ces attributs de l’enseignement troublaient nos timides esprits ! Comme, depuis notre plus jeune âge, nous étions habitués à croire que, pour nous, sans les étrangers, il n’y avait point de salut ! Et le Français Guillaumé, cette girouette ? N’est-il pas encore marié ? SOPHIE. À qui ? TCHATZKII. Mais à n’importe quelle princesse, à Pulchérie Andrevna, par exemple ? SOPHIE. Un maître à danser ? Allons donc ! TCHATZKII. Eh bien ! mais c’est aussi un homme du monde. À nous autres on demande d’avoir une terre et un rang. Mais Guillaumé... Est-ce encore la mode à présent ici ? Dans les grandes réunions comme dans les fêtes de paroisse, voit-on toujours régner le mélange des langues, celle de la France et celle de Nijni-Novgorode ? SOPHIE. Un mélange de langues ? TCHATZKII. Parbleu ! de ces deux-là. On ne peut s’en passer. LISE. Mais il serait difficile avec les deux d’en tailler une comme la vôtre. TCHATZKII. Du moins, la mienne n’est pas hautaine. C’est quelque chose de nouveau ! Je profite d’un instant, où le plaisir de vous revoir me ranime et me rend bavard. Mais est-ce qu’il n’y a pas des moments où je suis plus bête que Moltchaline ? Où est-il, à propos ? N’a-t-il pas encore rompu le cachet du silence ? Autrefois, dès qu’il apercevait un cahier de chansons nouvelles, il vous obsédait avec son : « Permettez-moi de les copier ! » Du reste il fera son chemin tout comme un autre. À présent on aime fort les muets[2]. SOPHIE (à part). Ce n’est pas un homme, c’est un serpent. (Haut et avec affectation.) J’ai quelque chose à vous demander : Est-il arrivé que, en riant, ou dans un moment de chagrin, par erreur, vous ayez dit du bien de quelqu’un ? Si ce n’est maintenant, du moins peut-être dans votre enfance... TCHATZKII. Lorsque tout était tendre, délicat, vert encore ? Mais pourquoi remonter si loin ? Voici quelque chose de bien que j’ai fait pour vous. À l’instant même, tout retentissant du bruit des grelots, jour et nuit à travers la solitude couverte de neige, j’accours vers vous, la tête brisée ! Et comment est-ce que je vous trouve ? Dans je ne sais quelle attitude sévère ! Voilà une demi-heure que j’endure votre froideur ! Un vrai visage de sainte femme en pèlerinage !... Et, malgré tout, je vous aime à en perdre la raison. (Un instant de silence). Voyons, se peut-il que toutes mes paroles soient des piqûres et tendent au malheur de quelqu’un ? S’il en est ainsi, c’est que mon esprit n’est pas d’accord avec mon cœur. Je me moque un instant de ce qu’il y a de plus excentrique chez les gens ou les choses qui le sont, et puis j’oublie tout. Mais commandez-moi de me jeter dans le feu, j’irai comme à dîner. SOPHIE. Soit, c’est bien ! Jetez-vous y donc, mais si vous ne brûlez pas... ? Scène VIII. SOPHIE, LISE, TCHATZKII, FAMOUSOVE. FAMOUSOVE. Bon ! Voilà l’autre ! SOPHIE. Ah ! cher père, le songe se réalise. (Elle sort). FAMOUSOVE (vers elle, à demi-voix). Maudit songe ! Scène IX. FAMOUSOVE, TCHATZKII (regardant la porte par laquelle Sophie est sortie). FAMOUSOVE. Ah çà, tu nous en as joué, un tour ! En trois ans tu n’as pas écrit deux mots, et tu nous tombes tout à coup comme des nuages. (Ils se pressent dans les bras l’un de l’autre.) Bonjour, l’ami ! Bonjour, mon cher, bonjour ! Raconte-moi. Pour sûr tu as toute prête une collection d’importantes nouvelles ? Assieds-toi là, parle au plus vite ! (Ils s’asseyent.) TCHATZKII (d’un air distrait). Comme Sophie Pavlovna a embelli chez vous ! FAMOUSOVE. Pour vous autres, jeunes gens, il n’y a point d’autre affaire que de remarquer la beauté des jeunes filles. Elle a dit quelque chose à la légère, et toi, je gage, tu t’es laissé aller aux espérances, tu es enchanté... TCHATZKII. Hélas ! non, je suis peu gâté en fait d’espérances. FAMOUSOVE. « Mon songe se réalise ! » a-t-elle eu soin de chuchoter. — Tu as donc le projet... TCHATZKII. Moi ? Je n’ai aucun projet. FAMOUSOVE. De qui a-t-elle rêvé ? Qu’est-ce que cela signifie ? TCHATZKII. Je ne devine pas les rêves. FAMOUSOVE. Ne la crois pas : ce ne sont que des sottises. TCHATZKII. J’en crois mes propres yeux. Jamais je n’ai rencontré, et j’en donnerai ma signature[3], rien qui lui ressemble, si peu que ce soit ! FAMOUSOVE. Il y revient toujours. Allons ! raconte-moi en détail où tu as été, où tu as vagabondé durant tant d’années ? D’où arrives-tu à présent ? TCHATZKII. C’est bien le moment pour moi ! Je voulais parcourir le monde tout entier, et je n’en ai pas parcouru la centième partie. (Il se lève précipitamment.) Je vous quitte ! Je me suis dépêché pour vous voir le plus vite possible, je n’ai pas mis pied à terre chez moi. Adieu ! Avant une heure je reviendrai et je n’oublierai pas les plus petits détails. Ce sera pour vous d’abord, ensuite vous le raconterez partout. (À la porte.) Qu’elle est charmante ! (Il sort.) Scène X. FAMOUSOVE (Seul). Lequel des deux ? — « Ah ! cher père ! mon songe se réalise ! » Et elle me dit cela tout haut ! Allons ! C’est ma faute ! Quelle bévue j’ai commise ! Moltchaline tantôt m’avait inspiré des soupçons. À présent... oui, du feu, c’est tomber dans la flamme. L’un est un mendiant, l’autre un ami, soit, mais un freluquet, bien connu comme dissipateur, comme cerveau-brûlé ! Quel métier, Seigneur, que d’être le père d’une grande fille ! (Il sort.)} [1] Certains éditeurs mettent cette dernière phrase dans la bouche de Lise avec cette variante : Oui, votre père. [2] Le nom de Moltchaline a pour racine le verbe moltchate qui signifie se taire. [3] D’après quelques éditeurs, il faudrait lire kliatvou au lieu de podpiskou, c’est-à-dire serment au lieu de signature. | PERSONNAGES PAUL ATHANASIÉVITCHE FAMOUSOVE, fonctionnaire au service du trésor. SOPHIE PAVLOVNA, sa fille. LISE, servante. ALEXIS STÉPANOVITCHE MOLTCHALINE, secrétaire de Famousove et vivant dans sa maison. ALEXANDRE ANDRÉÉVITCHE TCHATZKII. LE COLONEL SKALOZOUBE, Serge Sergièvitche. NATALIE DMITRIEVNA GORITCHÉVA, jeune dame. PLATON MIKHAÏLOVITCHE GORITCHÈVE, son mari. LE PRINCE TOUGOOUKHOVSKII ET LA PRINCESSE, sa femme, avec leurs six filles. LA COMTESSE KHRIOUMINA, avec la comtesse sa petite-fille. ANTOINE ANTONOTITCHE ZAGORIETZKII. LA VIEILLE KHLESTOVA, belle-sœur de Famousove. MONSIEUR N. MONSIEUR D. RÉPÉTILOVE. Pierre et plusieurs autres domestiques. Quantité d’invités de toute espèce avec leurs laquais au moment du départ. Valets de chambre de Famousove. L’action se passe à Moscou, chez Famousove. Un salon avec une grande horloge. À droite une porte conduisant à la chambre de Sophie, où l’on entend un piano et une flûte, qui bientôt se taisent. Lise, au milieu de la chambre, dort, penchée hors d’un fauteuil. C’est le matin ; le jour ne fait que commencer à poindre. Scène I. LISE. (Elle se réveille en sursaut, se lève du fauteuil et regarde autour d’elle.) Il fait jour !... Ah ! comme la nuit a passé vite ! Hier j’ai demandé à aller dormir, — refus : « Nous attendons un ami ; il faudra avoir l’œil en éveil ! Ne t’endors pas, jusqu’à ce que tu glisses de ta chaise. » Et maintenant, à peine ai-je fait un petit somme, voilà qu’il est jour !... Il faut les avertir. (Elle frappe à la porte de Sophie.) Monsieur ! Mademoiselle ! Eh ! Sophie Pavlovna ! Gare à vous ! Votre entretien a duré plus que la nuit. Êtes-vous sourds ?... Alexis Stépanytche ! Maîtresse !... Il n’y a pas de peur pour eux ! (Elle s’éloigne de la porte.) Et monsieur qui peut arriver, comme un hôte qu’on n’a pas invité ! Servez donc, je vous le conseille, une demoiselle amoureuse ! (Retournant à la porte.) Allons ! séparez-vous ! Le matin est arrivé. — Eh bien ! qu’est-ce ? VOIX DE SOPHIE. Quelle heure est-il ? LISE. Tout le monde est levé dans la maison. SOPHIE (de sa chambre). Quelle heure est-il ? LISE. Sept heures, huit heures, neuf heures... SOPHIE (du même endroit). Ce n’est pas vrai. LISE (à distance de la porte). Ah ! maudit amour ! Ils entendent, et ne veulent pas comprendre. Ils n’auraient pourtant qu’à ouvrir les volets !... Ah ! je m’en vais avancer l’horloge. Tant pis, je sais bien qu’on me grondera, mais je vais la faire jouer[89]. (Elle grimpe sur une chaise et pousse l’aiguille. L’horloge sonne et se met à jouer.) Scène II. LISE, FAMOUSOVE. LISE. Ah ! Monsieur ! FAMOUSOVE. Oui-dà, monsieur ! (Il arrête la musique de l’horloge.) Voyez-moi cette coquine de fille ! Je ne pouvais pas m’imaginer quel malheur était arrivé. — Tantôt c’est une flûte qu’on entend, tantôt comme un piano. Pour Sophie, ç’aurait été trop tôt. LISE. Non, maître, je... C’est presque par hasard... FAMOUSOVE. Allons donc ! Par hasard ! Il faut avoir toujours l’œil sur vous. À coup sûr tu avais une intention. (Il s’approche tout près d’elle et se met à la lutiner.) Ah ! mauvaise herbe, polissonne ! LISE. C’est vous qui êtes un polisson ! Ces mines-là conviennent bien à la vôtre ! FAMOUSOVE. Tu fais la prude, mais tu n’as que des niches et des farces dans l’esprit. LISE. Laissez-moi... C’est vous-même qui êtes un farceur. Rappelez-vous que vous êtes vieux... FAMOUSOVE. Oh ! à peine. LISE. Voyons ! Si quelqu’un arrive, que deviendrons-nous tous deux ? FAMOUSOVE. Qui viendrait ici ? Pour sûr Sophie sommeille... LISE. Elle s’endort à l’instant. FAMOUSOVE. À l’instant ? Et la nuit ? LISE. Toute la nuit elle a lu. FAMOUSOVE. Voyez un peu quelles fantaisies lui prennent ! LISE. C’est toujours du français qu’elle lit, à haute voix, après s’être enfermée. FAMOUSOVE. Dis lui donc que ça ne sert à rien de s’abîmer les yeux et qu’à lire le profit n’est pas grand. Avec ses livres français, elle, elle perd le sommeil ; mais, moi, avec les russes, je dors profondément. LISE. Quand elle se lèvera, je ferai la commission. Allez-vous en maintenant, de grâce ; vous la réveillerez, j’en ai peur. FAMOUSOVE. Qui réveiller ? C’est toi-même qui fais marcher l’horloge, qui donnes un concert à tout le quartier. LISE (aussi haut que possible). Eh ! finissez, monsieur ! FAMOUSOVE (lui fermant la bouche). Mon Dieu ! comme tu cries ! Perds-tu l’esprit ? LISE. Je crains que de tout ceci il ne sorte... FAMOUSOVE. Quoi ? LISE. Il est temps, monsieur, que vous le sachiez... vous n’êtes plus un enfant. Chez les jeunes filles le sommeil du matin est si léger ! Il suffit qu’on fasse grincer une porte, qu’on chuchote, elles entendent tout... FAMOUSOVE. Tu ne fais que mentir ! VOIX DE SOPHIE. Eh ! Lise ! FAMOUSOVE. Tss ! (Il s’esquive hors de la chambre sur la pointe des pieds.) LISE (seule). Il est parti... Ah ! il faut se tenir à distance des maîtres. Auprès d’eux à chaque instant quelque malheur est prêt pour nous. Plus que toutes les afflictions, que la colère comme l’amour de ceux qui commandent nous soient épargnés ! Scène III. LISE, SOPHIE, avec une bougie, derrière elle MOLTCHALINE. SOPHIE. Que t’est-il donc arrivé, Lise ? Tu fais un bruit... LISE. Sans doute, il vous est dur de vous séparer ? On a beau s’enfermer jusqu’au jour, cela semble peu de chose. SOPHIE. Oui, en vérité, il fait jour ! (Elle souffle la bougie.) Le jour, c’est la peine... Comme les nuits passent rapidement ! LISE. Vous vous affligez toujours ; personne n’y peut rien. Votre père vient de venir ici. J’étais morte de peur. J’ai louvoyé devant lui ; je ne sais plus ce que j’ai conté ! Ah çà, pourquoi restez-vous plantés là ? Allons, monsieur, faites un profond salut et partez. Mon cœur défaille. Regardez à l’horloge, jetez un coup d’œil par la fenêtre : il y a longtemps que les gens se pressent dans la rue, et que dans la maison on fait du bruit, on va, on vient, on balaye, on range. SOPHIE. Les gens heureux ne regardent pas à l’horloge. LISE. N’y regardez pas, vous le pouvez ; mais le compte que vous aurez à régler, c’est moi, pour sûr, qui le paierai. SOPHIE (à Moltchaline). Partez ! Résignons-nous à nous ennuyer encore toute la journée. LISE. Dieu vous garde !... Retirez donc votre main ! (Elle les sépare. Moltchaline à la porte se heurte contre Famousove.) Scène IV. LES MÊMES, FAMOUSOVE. FAMOUSOVE. Que signifie ceci ? Moltchaline, toi, mon cher ? MOLTCHALINE. Moi-même, monsieur. FAMOUSOVE. Pourquoi es-tu ici ? Et à cette heure ? Et Sophie ? Bonjour, Sophie. Comment t’es-tu levée sitôt ? Hein ? Pour quel travail ? Et comment Dieu vous a-t-il réunis si mal à propos ? SOPHIE. Il ne fait qu’entrer. MOLTCHALINE. Je rentre à l’instant même de la promenade... FAMOUSOVE. Mon ami, tu peux bien aller chercher plus loin une petite rue pour te promener. Et toi, mademoiselle ! À peine as-tu sauté de ton lit... tu es avec un homme, et un jeune encore ! Belle occupation pour une jeune fille ! Durant la nuit entière tu lis des sornettes, et voilà le fruit de ces livres ! Tout cela, c’est la faute au pont des Maréchaux[90] et à ces sempiternels Français ! C’est de là que nous viennent les modes, les auteurs et les Muses, tout ce qui ruine nos bourses et nos cœurs. Quand le Créateur nous délivrera-t-il de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs épingles pour les cheveux, de leurs épingles pour les robes, de leurs boutiques de livres et de leurs boutiques de pâtisseries ! SOPHIE. Pardonnez-moi, mon père... La tête me tourne ! J’ai peine dans mon effroi à reprendre haleine. Il vous a plu d’entrer si brusquement ! Cela m’a fort troublée. FAMOUSOVE. Grand merci ! Je suis entré ici trop vite ! J’ai gêné, j’ai effrayé ! C’est moi-même, Sophie Pavlovna, qui suis dérangé ! Pendant la journée, pas de repos ; je me démène absolument comme un possédé ; toujours des soucis à propos de mon devoir, de mon service ; celui-ci m’obsède, puis un autre ; tous ont affaire à moi ! Mais pouvais-je m’attendre à de nouveaux tracas, à être trompé ? SOPHIE (toute en larmes). Par qui, mon cher papa ? FAMOUSOVE. Ah çà, vous verrez qu’ils me reprocheront de gronder sans motif ! Point de larmes : ce que je dis est sérieux. Est-ce que, depuis ton berceau, on n’a pas veillé sur ton éducation ? Ta mère mourut ; j’eus le bonheur de prendre à gages dans madame Rozier une seconde mère pour toi. C’était une vieille qui valait son pesant d’or ; je te confiai à sa surveillance. Elle était avisée, d’un caractère paisible, de principes rares... Une seule chose n’est pas à son avantage : pour cinq cents roubles de plus par an, elle s’est laissé embaucher par d’autres. Mais après tout il ne s’agit pas d’elle. Un second modèle n’est pas nécessaire, quand on a sous les yeux l’exemple de son père. Regarde-moi ; je ne fais pas parade de ma constitution, mais je suis vert et frais, quoique mes cheveux grisonnent, libre, veuf, maître de moi-même, connu pour ma conduite monastique... LISE. Je me permettrai, monsieur... FAMOUSOVE. Silence ! — Affreux siècle ! Tu ne sais qu’imaginer ! Tout le monde se croit une sagesse au-dessus de son âge, les filles surtout ! Ah ! fous que nous sommes ! En sommes-nous assommés de ces langues étrangères ! Nous prenons des vagabonds à domicile ou au cachet, afin de tout apprendre à nos filles, oui, tout, la danse, le chant, les tendresses, les soupirs, comme si nous les destinions à devenir des femmes de saltimbanques ! — Ah çà, toi, le visiteur ? Pourquoi te trouves-tu ici, mon beau monsieur ? Tu étais sans parents, et je t’ai réchauffé chez moi, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai donné le rang d’assesseur et je t’ai pris pour secrétaire ; c’est par mon entremise que tu as été transféré à Moscou. Sans moi, tu aurais moisi à Tvère. SOPHIE. Je ne m’explique pas du tout votre colère. Il demeure ici, dans la maison. Le grand malheur ! Il allait dans une chambre, il est tombé dans une autre ! FAMOUSOVE. Il est tombé ! Ou il a voulu tomber... Mais vous étiez ensemble ! Pourquoi ? Il n’est pas possible que ce soit par hasard. SOPHIE. Voici cependant à quoi se réduit toute l’histoire : lorsque, il y a un instant, vous étiez ici avec Lise, votre voix m’a effrayée d’une façon extraordinaire, et je suis accourue de toute la vitesse de mes pieds... FAMOUSOVE. Voyez un peu ! C’est sur moi qu’elle rejette tout ce vacarme. Ma voix leur a fait peur mal à propos. SOPHIE. Au milieu d’un rêve confus une bagatelle nous effraye. Voulez-vous que je vous le raconte, ce rêve ? Vous comprendrez alors... FAMOUSOVE. Qu’est-ce que cette histoire-là ? SOPHIE. Faut-il vous le raconter ? FAMOUSOVE. Eh bien ! soit. (Il s’assied.) SOPHIE. Permettez donc... Voyez-vous ?... Tout d’abord une prairie couverte de fleurs, et moi j’y cherchais une plante quelconque, je ne me souviens plus à présent, en plein jour. Tout à coup un aimable jeune homme, un de ceux qu’à première vue il semble qu’on connaisse depuis longtemps, apparut devant moi, séduisant et plein d’esprit, mais timide... Vous savez, quand on est pauvre de naissance... FAMOUSOVE. Ah ! ma chère, n’achève pas ! Quand on est pauvre, on ne fait pas la paire avec toi. SOPHIE. Ensuite tout s’abîme, la prairie et les cieux. Nous nous trouvâmes dans une chambre obscure... Pour compléter le prodige, le plancher s’entrouvrit, et vous en sortîtes, blanc comme la mort et les cheveux hérissés ! Alors les portes s’écartèrent avec le bruit du tonnerre, et je ne sais quels êtres, ni hommes ni bêtes, se jetèrent entre nous, et se mirent à tourmenter celui qui était assis avec moi..., qui m’aurait été plus cher que tous les trésors ! Je veux aller vers lui, vous m’entraînez avec vous ! Les gémissements, les hurlements, les ricanements, les sifflements des monstres nous accompagnent ! Il crie aussitôt. Je me réveille... Quelqu’un parle. C’était votre voix. — Pourquoi, me dis-je, de si bonne heure ? J’accours ici, et je vous trouve tous les deux. FAMOUSOVE. Oui, c’est un vilain rêve, quand j’y réfléchis. Il y a de tout là-dedans, si ce ne sont pas des mensonges : des diables, de l’amour, de l’effroi, des fleurs, Mais toi, mon beau monsieur ? MOLTCHALINE. J’ai entendu votre voix.... FAMOUSOVE. C’est plaisant ! Ils n’ont que ma voix dans la tête ! Comme c’est bien dans l’ordre que tout le monde l’entende et qu’elle fasse rassembler tout le monde avant l’aurore ! C’est au bruit de ma voix que tu t’es empressé de venir ! Pourquoi cela ? Parle. MOLTCHALINE. C’était avec ces papiers, monsieur... FAMOUSOVE. Ah ! il ne manquait plus que cela ! Comment, de grâce, ce beau zèle pour les écritures est-il survenu brusquement ? (Il se lève.) Pour toi, ma petite Sophie, je te donnerai du repos. Il y a des rêves étranges, mais, en plein jour, on voit des choses plus étranges encore. Tu cherchais une plante ; tu as mis moins de temps à rencontrer un ami. Chasse ces sornettes de ta tête ! Là où il y a miracle, il y a peu de place pour le bon sens. Va te remettre au lit, et dormir de nouveau. (À Moltchaline.) Allons examiner ces papiers. MOLTCHALINE. Je les ai apportés seulement pour en rendre compte, parce qu’on ne peut pas les laisser partir sans corrections ; il y en a qui contiennent des choses contradictoires, et beaucoup d’impraticables. FAMOUSOVE. La seule crainte mortelle que j’aie, c’est qu’il ne s’en entasse une multitude. Si on vous laissait faire à votre guise, tout resterait en plan. Pour moi, que le travail soit bien ou mal fait, voici mon principe : une fois signé, plus rien sur les épaules. (Il sort avec Moltchaline ; à la porte, il le fait passer devant.) Scène V. SOPHIE, LISE. LISE. Ah ! nous voici vraiment à la fête et voilà bien du plaisir pour vous ! Mais non, à présent il n’y a pas de quoi rire ! Tout est sombre pour les yeux et on a la mort dans l’âme. Péché n’est pas malheur, c’est ce qu’on en dit qui n’est pas bon. SOPHIE. Que m’importe à moi ce qu’on dit ? Que chacun juge comme il veut. Oui, mon père me donner à penser : il est grondeur, inquiet, brusque[1]. Il a toujours été ainsi, mais dorénavant... Tu peux juger. LISE. Ce n’est pas d’après ce qu’on raconte que je juge, mademoiselle. Il vous enfermera. Passe encore, si c’était avec moi ! Mais, Dieu me garde ! du même coup il nous mettra tous à la porte, Moltchaline et moi... SOPHIE. N’oublie pas comme le bonheur est capricieux ! Il arrive pis, et néanmoins les choses s’arrangent. Lorsqu’un rien venait affliger notre esprit, nous oubliions tout en faisant de la musique, et le temps s’écoulait si facilement ! Le destin semblait nous protéger. Pas d’inquiétude, pas de trouble... Mais le chagrin guette dans un coin ! LISE. Voilà ce que c’est, mademoiselle ! Vous ne daignez jamais faire cas de mon sot jugement ! Oui, voilà le malheur ! Pourquoi voulez-vous un meilleur prophète ? Je vous l’avais bien répété : de cet amour-là il ne sortira rien de bon pour vous, rien dans les siècles des siècles ! Votre père est comme tout le monde à Moscou. Il désirerait un gendre avec des étoiles sur la poitrine et de hautes dignités ; mais chez nous on peut avoir des étoiles sur la poitrine et n’avoir pas de fortune. Or, cela s’entend, il lui voudrait aussi de l’argent, afin de bien vivre, afin de pouvoir donner des bals. Tel est, par exemple, le colonel Skalozoube ; — un sac d’or, qui vise à devenir général. SOPHIE. Dieu ! qu’il est séduisant ! Et quel plaisir je goûte à l’entendre parler de ses manœuvres de front ou de file ! Il n’a pas dit un mot spirituel depuis sa naissance. Je ne saurais que choisir d’être à lui ou d’aller me jeter à l’eau ! LISE. Oui, on peut le dire, bien qu’il parle beaucoup, il n’est pas très malin. Mais, dans l’armée, ou dans l’administration, qui est aussi sensible, aussi gai, aussi piquant qu’Alexandre Andréitche Tchatzkii ? Ce n’est pas pour vous tourmenter... Il y a longtemps de cela, n’y revenons pas. Mais on peut se souvenir... SOPHIE. Se souvenir ? De quoi ? Il s’entend admirablement à se moquer de tout le monde, il bavarde, il plaisante, cela me distrait. Il est permis de partager l’hilarité générale. LISE. C’est là tout, croyez-vous ? Il versa des larmes, je me le rappelle, le malheureux, quand il se sépara de vous. « Quoi, vous pleurez, monsieur ? Vivez donc en riant. » Mais lui de répondre : « Ce n’est pas sans cause, Lise, que je pleure. Qui sait ce que je retrouverai quand je serai de retour et combien peut-être j’aurai perdu ? » L’infortuné ! C’est comme s’il avait su qu’en trois ans... SOPHIE. Ne prends pas, je te prie, trop de liberté. Il se peut que j’aie agi très légèrement, je le sais, je l’avoue ; mais en quoi ai-je trahi ? et qui ? de façon qu’on me reproche une infidélité. Oui, c’est vrai, Tchatzkii et moi nous avons été élevés, nous avons grandi côte à côte. L’habitude d’être chaque jour ensemble d’une manière continue nous lia d’une amitié enfantine ; mais ensuite il changea de demeure. Déjà il s’ennuyait chez nous et il fréquentait rarement notre maison. Puis il fit semblant d’être amoureux, devint exigeant, chagrin. Piquant, spirituel, beau parleur, particulièrement heureux en amis, il a pris une très haute idée de lui-même. L’envie de voyager l’a brusquement saisi... Ah ! quand on aime quelqu’un, pourquoi courir après l’esprit et s’en aller si loin ? LISE. Où erre-t-il ? Dans quelles contrées ? On dit qu’il est allé faire une cure aux eaux, pas pour une maladie, je gage ; par chagrin, plus sûrement. SOPHIE. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est heureux là où les gens sont le plus ridicules. Celui que j’aime, moi, n’est pas fait de la sorte. Moltchaline est prêt à s’oublier pour les autres. Ennemi de l’insolence, il agit toujours avec timidité, jamais en téméraire... Avec qui serait-il possible de passer ainsi une nuit tout entière ? Nous restons assis, et, dehors, depuis longtemps il fait déjà jour... Sais-tu de quoi nous nous occupons ? LISE. Dieu le sait, mademoiselle ! Est-ce que cela me regarde ? SOPHIE. Il me prend la main, la presse sur son cœur, soupire du plus profond de son âme ! Aucun mot trop libre ! Et la nuit tout entière passe ainsi, la main dans la main, sans qu’il détourne de moi ses yeux. (Lise rit.) Tu ris ? Se peut-il ? En quoi t’ai-je donné lieu d’éclater ainsi de rire ? LISE. À moi, mademoiselle ? Votre tante vient de me revenir à l’esprit, lorsque ce jeune Français s’est enfui de chez elle. La chère colombe ! Elle voulait enterrer son dépit, mais elle n’y parvint pas. Elle oublia de noircir ses cheveux, et en trois jours elle était devenue grise. (Elle continue à rire aux éclats.) SOPHIE (avec chagrin). Voilà comment plus tard on parlera de moi ! LISE. Pardonnez-moi ! Vrai comme Dieu est saint, je voulais seulement que ce fou-rire pût vous divertir un peu. Scène VI. SOPHIE, LISE, UN DOMESTIQUE. LE DOMESTIQUE. Alexandre Andréitche Tchatzkii vient vous voir. Scène VII. SOPHIE, LISE, TCHATZKII. TCHATZKII. Il fait à peine jour, je suis déjà sur mes pieds, — et aux vôtres ! (Il lui embrasse la main avec feu.) Eh bien ! Embrassez donc ! Vous ne m’attendiez pas ? Parlez. Ah çà ! Êtes-vous contente ? Non ? Regardez moi bien en face ? Vous êtes étonnée ? Rien de plus ? Voilà un accueil ! Comme s’il ne s’était pas écoulé une semaine, comme si hier nous nous étions ennuyés l’un l’autre à périr ! Pas un brin d’amour ! Que vous êtes bonne ! Et, pendant ce temps, oubliant tout, perdant haleine, en quarante-cinq heures, sans fermer l’œil un instant, j’ai franchi plus de sept cents verstes, malgré le vent, la tempête... Complètement perdu, je suis tombé plus d’une fois, et voilà la récompense de mes exploits ! SOPHIE. Oh ! Tchatzkii, je suis très contente de vous voir. TCHATZKII. Vous êtes contente ! À la bonne heure ! Seulement, franchement, qui montre ainsi sa joie ? Il me semble qu’au bout du compte en faisant geler gens et chevaux je n’ai fait plaisir qu’à moi-même. LISE. Eh bien ! monsieur, si vous aviez été derrière la porte, mon Dieu ! il n’y a pas cinq minutes, nous étions en train de parler de vous ! Mademoiselle, dites-le lui vous-même. SOPHIE. En tout temps, pas seulement à présent. Vous ne pouvez pas me faire de reproches. Dès que quelqu’un paraissait, ouvrait la porte, en passant, par hasard, venant de l’étranger, de loin, je lui demandais toujours, ne fût-ce qu’un marin, s’il ne vous avait pas rencontré quelque part en voiture de poste ? TCHATZKII. Admettons qu’il en soit ainsi ! Heureux qui a la foi ! Tout lui sourit dans le monde ! Ah ! mon Dieu, suis-je donc vraiment ici de nouveau ! À Moscou ! Chez vous ! Mais comment vous reconnaître ? Où est-il le vieux temps ? Où est-il, cet âge innocent, lorsque, pendant les longues soirées, tous les deux nous apparaissions, nous disparaissions ça et là, jouant bruyamment sur les chaises et sur les tables ? Alors votre père avec la gouvernante était à son piquet... Nous deux, dans un petit coin sombre..., il me semble que c’était dans celui-ci..., vous rappelez-vous ? Nous frissonnions, dès qu’une petite table, une porte faisait du bruit. SOPHIE. Enfantillage ! TCHATZKII. Oui, mais maintenant, à dix-sept ans, vous vous êtes épanouie d’une manière ravissante, incomparable, vous le savez, et, parce que vous êtes modeste, vous ne faites pas attention au monde. N’êtes-vous pas amoureuse de quelqu’un ? Je vous en prie, répondez-moi, sans réfléchir. C’est assez se troubler comme cela. SOPHIE. Eh ! n’importe qui serait troublé par des questions rapides et un regard curieux... TCHATZKII. Pardonnez ! Si on ne vous admire, qui admirera-t-on ? Qu’est-ce que Moscou va me montrer de nouveau ? Hier il y a eu un bal, et demain il y en aura deux. Un tel a fait une demande en mariage..., et a réussi ; mais celui-là a frappé à faux. Toujours les mêmes conversations et les mêmes vers dans les albums. SOPHIE. Des méchancetés sur Moscou ! Voilà ce que c’est que de voir le monde ! Où les choses sont-elles mieux ? TCHATZKII. Où nous ne sommes pas. Voyons, que devient votre père ? Est-il toujours ce vieux et fidèle membre du Club Anglais, fidèle jusqu’au tombeau ? Votre oncle a-t-il achevé sa carrière ? Et l’autre... Ah ! son nom ?... Est-il Turc, est-il Grec ? Le mauricaud, monté sur des jambes de grue... Je ne sais plus comment on l’appelle ? Partout où vous allez, il est toujours là, dans les salles à manger comme dans les salons ! Et ce trio qu’on rencontre sans cesse sur les boulevards, et qui se rajeunit depuis un demi-siècle ? Ils ont un million de parents, et avec le concours de leurs sœurs ils pourraient être apparentés avec l’Europe entière. Et notre cher petit soleil, notre trésor ? Il porte écrit sur son front : théâtre et bal masqué. Sa maison est peinte en vert, si bien qu’on dirait un petit bois. Lui-même, il est gros, mais ses artistes ne sont pas gras. À un bal, vous souvenez-vous ? à nous deux, nous découvrîmes, derrière des écrans, dans l’une des chambres les plus secrètes, quoi ! un homme caché qui imitait le rossignol, chantre de l’été pendant l’hiver. Et cet autre, le phthisique, votre cousin, l’ennemi des livres, qui s’est implanté dans le comité d’instruction, et a demandé à grands cris qu’on jurât que personne ne saurait ou n’apprendrait plus l’alphabet ?... Le destin me condamne à les revoir ! Vivre avec eux n’est pas gai, mais en qui ne trouve-t-on pas des taches ? Lorsqu’on a voyagé et qu’on rentre chez soi, la fumée même de la patrie nous est douce et agréable ! SOPHIE. Vraiment, il faudrait vous réunir avec ma tante, pour passer en revue toutes nos connaissances. TCHATZKII. Ah ! votre tante ! Est-elle toujours jeune fille, comme Minerve ? Toujours demoiselle d’honneur de Catherine Première ? Sa maison est-elle pleine de jeunes pupilles et de petits chiens ? Oui, passons à l’éducation. Est-ce qu’à présent on se donne autant de mal qu’autrefois pour recruter des régiments de précepteurs, d’autant plus nombreux qu’ils sont moins payés ? Ce n’est pas qu’ils soient bien avancés en fait de science : en Russie, sous des peines sévères, nous avons ordre de prendre le premier venu pour un historien ou pour un géographe ! Notre Mentor — vous souvenez-vous, comme son bonnet, sa robe de chambre, son index, tous ces attributs de l’enseignement troublaient nos timides esprits ! Comme, depuis notre plus jeune âge, nous étions habitués à croire que, pour nous, sans les étrangers, il n’y avait point de salut ! Et le Français Guillaumé, cette girouette ? N’est-il pas encore marié ? SOPHIE. À qui ? TCHATZKII. Mais à n’importe quelle princesse, à Pulchérie Andrevna, par exemple ? SOPHIE. Un maître à danser ? Allons donc ! TCHATZKII. Eh bien ! mais c’est aussi un homme du monde. À nous autres on demande d’avoir une terre et un rang. Mais Guillaumé... Est-ce encore la mode à présent ici ? Dans les grandes réunions comme dans les fêtes de paroisse, voit-on toujours régner le mélange des langues, celle de la France et celle de Nijni-Novgorode ? SOPHIE. Un mélange de langues ? TCHATZKII. Parbleu ! de ces deux-là. On ne peut s’en passer. LISE. Mais il serait difficile avec les deux d’en tailler une comme la vôtre. TCHATZKII. Du moins, la mienne n’est pas hautaine. C’est quelque chose de nouveau ! Je profite d’un instant, où le plaisir de vous revoir me ranime et me rend bavard. Mais est-ce qu’il n’y a pas des moments où je suis plus bête que Moltchaline ? Où est-il, à propos ? N’a-t-il pas encore rompu le cachet du silence ? Autrefois, dès qu’il apercevait un cahier de chansons nouvelles, il vous obsédait avec son : « Permettez-moi de les copier ! » Du reste il fera son chemin tout comme un autre. À présent on aime fort les muets[2]. SOPHIE (à part). Ce n’est pas un homme, c’est un serpent. (Haut et avec affectation.) J’ai quelque chose à vous demander : Est-il arrivé que, en riant, ou dans un moment de chagrin, par erreur, vous ayez dit du bien de quelqu’un ? Si ce n’est maintenant, du moins peut-être dans votre enfance... TCHATZKII. Lorsque tout était tendre, délicat, vert encore ? Mais pourquoi remonter si loin ? Voici quelque chose de bien que j’ai fait pour vous. À l’instant même, tout retentissant du bruit des grelots, jour et nuit à travers la solitude couverte de neige, j’accours vers vous, la tête brisée ! Et comment est-ce que je vous trouve ? Dans je ne sais quelle attitude sévère ! Voilà une demi-heure que j’endure votre froideur ! Un vrai visage de sainte femme en pèlerinage !... Et, malgré tout, je vous aime à en perdre la raison. (Un instant de silence). Voyons, se peut-il que toutes mes paroles soient des piqûres et tendent au malheur de quelqu’un ? S’il en est ainsi, c’est que mon esprit n’est pas d’accord avec mon cœur. Je me moque un instant de ce qu’il y a de plus excentrique chez les gens ou les choses qui le sont, et puis j’oublie tout. Mais commandez-moi de me jeter dans le feu, j’irai comme à dîner. SOPHIE. Soit, c’est bien ! Jetez-vous y donc, mais si vous ne brûlez pas... ? Scène VIII. SOPHIE, LISE, TCHATZKII, FAMOUSOVE. FAMOUSOVE. Bon ! Voilà l’autre ! SOPHIE. Ah ! cher père, le songe se réalise. (Elle sort). FAMOUSOVE (vers elle, à demi-voix). Maudit songe ! Scène IX. FAMOUSOVE, TCHATZKII (regardant la porte par laquelle Sophie est sortie). FAMOUSOVE. Ah çà, tu nous en as joué, un tour ! En trois ans tu n’as pas écrit deux mots, et tu nous tombes tout à coup comme des nuages. (Ils se pressent dans les bras l’un de l’autre.) Bonjour, l’ami ! Bonjour, mon cher, bonjour ! Raconte-moi. Pour sûr tu as toute prête une collection d’importantes nouvelles ? Assieds-toi là, parle au plus vite ! (Ils s’asseyent.) TCHATZKII (d’un air distrait). Comme Sophie Pavlovna a embelli chez vous ! FAMOUSOVE. Pour vous autres, jeunes gens, il n’y a point d’autre affaire que de remarquer la beauté des jeunes filles. Elle a dit quelque chose à la légère, et toi, je gage, tu t’es laissé aller aux espérances, tu es enchanté... TCHATZKII. Hélas ! non, je suis peu gâté en fait d’espérances. FAMOUSOVE. « Mon songe se réalise ! » a-t-elle eu soin de chuchoter. — Tu as donc le projet... TCHATZKII. Moi ? Je n’ai aucun projet. FAMOUSOVE. De qui a-t-elle rêvé ? Qu’est-ce que cela signifie ? TCHATZKII. Je ne devine pas les rêves. FAMOUSOVE. Ne la crois pas : ce ne sont que des sottises. TCHATZKII. J’en crois mes propres yeux. Jamais je n’ai rencontré, et j’en donnerai ma signature[3], rien qui lui ressemble, si peu que ce soit ! FAMOUSOVE. Il y revient toujours. Allons ! raconte-moi en détail où tu as été, où tu as vagabondé durant tant d’années ? D’où arrives-tu à présent ? TCHATZKII. C’est bien le moment pour moi ! Je voulais parcourir le monde tout entier, et je n’en ai pas parcouru la centième partie. (Il se lève précipitamment.) Je vous quitte ! Je me suis dépêché pour vous voir le plus vite possible, je n’ai pas mis pied à terre chez moi. Adieu ! Avant une heure je reviendrai et je n’oublierai pas les plus petits détails. Ce sera pour vous d’abord, ensuite vous le raconterez partout. (À la porte.) Qu’elle est charmante ! (Il sort.) Scène X. FAMOUSOVE (Seul). Lequel des deux ? — « Ah ! cher père ! mon songe se réalise ! » Et elle me dit cela tout haut ! Allons ! C’est ma faute ! Quelle bévue j’ai commise ! Moltchaline tantôt m’avait inspiré des soupçons. À présent... oui, du feu, c’est tomber dans la flamme. L’un est un mendiant, l’autre un ami, soit, mais un freluquet, bien connu comme dissipateur, comme cerveau-brûlé ! Quel métier, Seigneur, que d’être le père d’une grande fille ! (Il sort.)} [1] Certains éditeurs mettent cette dernière phrase dans la bouche de Lise avec cette variante : Oui, votre père. [2] Le nom de Moltchaline a pour racine le verbe moltchate qui signifie se taire. [3] D’après quelques éditeurs, il faudrait lire kliatvou au lieu de podpiskou, c’est-à-dire serment au lieu de signature. | ||
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